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Protestantisme alsacien et nazisme: une analyse manquée.

L'ouvrage de Michel Weckel qui a défrayé la chronique du tout petit monde protestant alsacien est difficile à comprendre et analyser. Non qu'il soit écrit dans un style difficile, trop scientifique ou trop érudit, c'est bien plutôt l'absence de style, de méthode scientifique et d'érudition qui en rendent l'abord difficile. 

Hésitant entre le genre de l'introspection, l'enquête ou le pamphlet, Michel Weckel nous raconte sa difficulté à être fils d'agriculteur d'Alsace du Nord et sa fascination pour les "yeux d'ambre" d'une guide polonaise à Auschwitz-Birkenau dont la chaleur lumineuse l'a réconcilié avec l'humanité et convaincu de la vérité existentielle de son propre dégout de soi. 

C'est beau mais qu'est-ce que cela a à voir avec son sujet, à savoir l'adhésion au nazisme de certains pasteurs et responsables de l'Église luthérienne durant la seconde guerre mondiale ? Rien et pourtant c'est le "style" de l'auteur que d'entremêler des considérations personnelles, des sentiments et des intuitions avec des affirmations liminaires et définitives. Comme si la vérité intime des unes, qui appartiennent à l'être propre de l'auteur, était garante des autres. 

Quant à la méthode scientifique, il est certes aimable d'utiliser des "mémoires" d'étudiante en terminale (!) et des entretiens avec des universitaires mais à force de vouloir donner la même légitimité à toutes les confidences faites par des pasteurs en retraite et à vouloir faire croire que "tout le monde savait", on finit par niveler la pertinence des propos des uns et des autres et le lecteur ne sait plus distinguer entre ce qui relève du fait ou de l'opinion. Quant à la manière de suggérer que jusqu'à aujourd'hui seul "un petit nombre de théologiens et d’ecclésiastiques, (…) quelques chercheurs et universitaires" savaient réellement en raison du "silence entretenu par les directions d'Église" (p.156), elle ressemble fort à celle des complotismes contemporains.

Pour ce qui est de l'érudition, heureusement que les encyclopédies en ligne existent pour permettre de combler certaines ignorances. On suit avec un intérêt tout relatif les échanges de courriels entre l'auteur et la directrice de la médiathèque protestante qui seraient caractéristiques de "l'euphémisation" de la position de Luther envers les Juifs (p.103-102). Comme les "découvertes" de l'auteur sont égrenées tout au long des 23 chapitres, le lecteur a l'occasion de se familiariser avec elles puisqu'elles sont répétées sans cesse.

L'inconvénient de ce genre d'ouvrages qui prétendent "ouvrir et alimenter le débat" (p. 182) est précisément de poser le débat dans des termes qui le rendent impossible. Puisque le "récit" raconte ce que les uns et les autres ont fait, sans jamais entrer dans les raisons qui ont pu pousser, par exemple, les autonomistes alsaciens des années 30 à saluer l'arrivée des troupes allemandes et que du récit au jugement, il n'y a qu'un pas, vite franchi, pourquoi aller plus loin et entrer dans la complexité historique ?

Fruit du complexe alsacien, tiraillé entre des "ambiguïtés, un entre-deux et des ambivalences" (p.137) dont il ne creuse justement pas les raisons historiques, l'auteur expose un sentiment de mal-aimé. Sentiment qu'on ne peut nier puisque c'est son intimité mais que l'on doit critiquer quand il tend, qu'il le veuille ou non, à généraliser à l'ensemble de l'institution, des pasteurs et du luthéranisme dont le principe même serait la soumission et l'obéissance à l'État. En reprenant à son compte la différence de mentalité entre les protestants français et les protestants luthériens, les premiers étant rebelles par définition car forgés par la résistance à l'ordre royal et les seconds n'ayant "pas tellement à s'occuper des affaires du monde" (chap. 13 Register), l'auteur confond surtout les causes historiques et théologiques. Pour le dire trop vite (mais c'est ainsi que le lecteur peut le comprendre) : les réformés français étaient évidemment de courageux "Justes parmi les Nations" alors que les luthériens alsaciens étaient cette "masse silencieuse, faisant profil bas" quand ils n'étaient pas des nazis convaincus.

À force de raccourcis, qui évitent de se poser la question de savoir ce que l'on aurait fait si l'on avait été confronté à de tels évènements, en sautant allégrement d'une guerre mondiale à l'autre et du XIXe siècle à nos jours mais aussi en suscitant une forme de suspicion sur la connivence entre "grandes familles luthériennes", l'ouvrage assombrit plus qu'il n'éclaire le débat par son manque de rigueur méthodologique et sa complaisante analyse psychanalytique. Le dégout de soi, de la culture d'Alsace du Nord et du luthéranisme transpire trop à chaque page pour que le débat souhaité puisse s'installer sereinement. Il faudra sans doute attendre le colloque « Le protestantisme et les pasteurs alsaciens-mosellans entre 1940 et 1945 » qui aura lieu à Strasbourg les 16 et 17 novembre 2023 pour avoir de véritables références sur la question.

Roland Kauffmann, pasteur, Saint-Étienne Réunion, Mulhouse

Ces protestants alsaciens qui ont acclamé Hitler. Enquête sur les secrets de famille du réseau luthérien, Michel Weckel, La Nuée Bleue, 2022, 198 pp. 22€

 


Sauver l'humanité en sauvant les primates

Disons le de suite pour éviter tout reproche de conflit d'intérêt, Brice Lefaux est directeur du Parc Zoologique de Mulhouse et à ce titre l'un des partenaires de Saint-Étienne Réunion, notamment pour la protection du couple de faucons pèlerins qui niche sur la flèche du temple Saint-Étienne de Mulhouse. 

Mais l'intérêt de cet ouvrage magnifiquement illustré par Jean Wollenschneider est de nous faire prendre conscience de la nécessité de sauver les primates dont nous ne sommes pas les descendants mais bel et bien les cousins. 

Dans la tempête du Darwinisme, les religions de toutes confessions se sont dressées contre l'affirmation que l'homme descendrait du singe. Dans la compréhension religieuse, et judéo-chrétienne en particulier, l'homme ne peut être que le sommet de la création, chargé de l'administration, du contrôle et de la maîtrise de celle-ci. Ce serait déchoir que de se retrouver simplement inscrit dans l'arbre généalogique du monde animal et plus particulièrement dans celui des singes.

Et pourtant, il nous faut accepter que l'humanité est d'abord et avant tout Le Singe nu que décrivait Desmond Morris dès 1967 et Brice Lefaux d'enfoncer le clou en présentant le genre homo que nous sommes comme l'un des quatre genres de la famille des hominidés, avec les genres Pongo (Orangs-Outangs), Gorilla (Gorilles), Pan (Bonobos et Chimpanzés). N'en déplaise à notre narcissisme, nous sommes des primates et même pas forcément les plus évolués. N'en déplaise aux adeptes d'une lecture littérale de la Bible, "Adam et Ève" sont avant tout des héros de littérature; des symboles de l'éveil spirituel de ces primates hominidés des temps anciens, le récit mythologique d'un moment de l'évolution de ce qui allait devenir l'humanité telle que nous la connaissons.

De là une responsabilité particulière pour notre humanité qui, en tant que principal agent de modification des environnements et à ce titre ayant un impact sur l'ensemble du monde vivant, doit tout faire pour préserver les conditions d'existences des primates dans leur milieu naturel. Détruire leur milieu revient à détruire les conditions de survie de notre propre humanité. Et dans cette tâche essentielle, chacun d'entre nous est un acteur décisif par ses choix de consommation, ses choix politiques et sociaux. 

C'est la grande force de l'ouvrage de Brice Lefaux que de réussir à faire la part des choses entre les actions entreprises par les grandes associations de sauvegarde de la nature, le rôle des zoos dans la conservation et la réintroduction des espèces et la place de chacun d'entre nous dans cette prise de conscience qui est aussi politique que philosophique et morale. En refusant les trafics d'animaux, en stoppant la déforestation mais surtout en étant écocitoyens nous contribuons, non seulement à sauver les primates mais aussi à sauver notre propre humanité, sinon de sa destruction, au moins de sa déchéance. 

En bref, un ouvrage indispensable et à recommander largement.

Roland Kauffmann

Sauvons les primates, Brice Lefaux, Jean Wollenschneider, Belin:, 2021, 29.90€

Disponible chez notre libraire partenaire: 



Jésus était juif

Et il l'est resté...
 
"Ramener Jésus dans le giron du judaïsme - non pour le "convertir", mais pour l'inscrire, (…) dans la pure tradition juive du débat, de la dispute, de la controverse, de la contradiction, du doute, de l'introspection et de nouvelles interprétations des textes anciens, toutes plus audacieuses et inventives les uns que les autres". 

Dans cet ultime conférence donnée à Berlin en 2017, Amos Oz revenait sur les intentions de son dernier roman, Judas (Gallimard, 2016) et la figure du traître par excellence que serait Judas, celui qui aurait vendu Jésus pour une bouchée de pain. 

L'écrivain israélien n'y hésitait pas, même si c'était "en tremblant", à faire de Judas "le premier, le dernier et le seul chrétien". Autrement dit le seul parmi les disciples à être vraiment convaincu de la nouveauté radicale du message de Jésus alors que les autres disciples auraient plutôt été convaincus que ce dernier s'inscrivait dans la longue lignée des prophètes. Judas aurait été le seul à être vraiment persuadé que Dieu allait vraiment intervenir pour sauver Jésus et empêcher sa mort sur la croix, un grand "coup de publicité" finalement et dont l'échec aurait entraîné la honte de Judas et sa pendaison.
 
Ce faisant, Amos Oz présente Judas, non plus comme un "traître" mais comme un de ces "fanatiques religieux et idéologiques (qui) aspirait à la rédemption accélérée du monde, ici et maintenant: une rédemption universelle, finale, totale" (p.46). Et c'est l'avertissement salutaire de ce petit ouvrage stimulant que de nous inviter à une réflexion sur la durée et la nécessaire miséricorde qui doit nous empêcher les jugements lapidaires, les condamnations hâtives et le risque permanent du fanatisme, même dans nos traditions chrétiennes. Sans oublier de nous souvenir que, chrétiens, nous sommes indissolublement liés au peuple juif dont nous sommes les rejetons, ou les "sarments" pour reprendre le langage des évangiles. 
 
Un rappel indispensable en ces temps de résurgence de l'antisémitisme le plus misérable.

Jésus et Judas, Amos Oz, trad. Sylvie Cohen, préface de Delphine Horvilleur, Grasset, collection En lettres d'ancre, collection Littérature étrangère, (mars 2021), 57p., 8€

Va où ton coeur te mène

Original et alerte, ce petit livre se lit d’une traite et mène, par des détours inattendus, à dépasser radicalement la représentation de Dieu qui a prédominé et qui prévaut encore dans la tradition judéo-chrétienne. La glorieuse puissance du Très-Haut s’efface pour laisser se révéler une divinité humble et miséricordieuse dans le secret des cœurs. Reprenant la rocambolesque saga des prophètes Élie et Élisée, Gabriel Ringlet fascine par ses intuitions théologiques marquées du sceau de l’Évangile, et touche le lecteur par sa délicate et profonde sensibilité aux gens et aux choses. Sa créativité poétique survole d’instinct les doutes et réserves qui peuvent surgir ici ou là au fil des pages. Pour entendre le subtil message spirituel mis en musique par l’auteur, le lecteur est invité à s’ouvrir à un ailleurs indicible échappant à toute saisie – « De l’âme du violon, oseriez-vous relever  les empreintes digitales ? » (Gilles Baudry, cité en exergue)…

Il va sans dire que nous ne pouvons plus croire que les histoires rappelées dans ce livre se sont réellement passées comme relatées dans la Bible – le miraculeux approvisionnement en farine et huile chez la veuve de Sarepta (à l’instar de la manne), la résurrection du fils de cette femme par Élie, la foudroyante issue de la compétition sacrificielle entre les prêtres de Baal et le prophète de Yahvé, l’horrible carnage qui s’en est suivi pour imposer la domination du Dieu d'Israël, la traversée à pied sec du Jourdain (calquée sur le franchissement de la Mer Rouge par les Hébreux), l’irruption d’un char de feu pour emporter Élie, entre autres prodiges… Et l’exigence critique ne s’arrête pas là : nous ne pouvons plus adhérer – qu’il s’agisse de l’Ancien ou du Nouveau Testament – à la sacralisation plus ou moins fondamentaliste des Écritures quand, proclamées « Parole de Dieu », elles sont considérées comme l’unique, complète et ultime Révélation divine. Ceci étant, comment résoudre les multiples ambiguïtés et contradictions de ces textes pour discerner la Parole qui, en amont des mots, est véhiculée à travers la relativité des langages empruntés par ces récits ? De la Création de l’univers à la Nativité et à la Résurrection de Jésus, tout est à réinterroger sans céder aux interprétations qui arrangent – comme la transmutation de la toute-puissance providentielle en sublime impuissance par exemple, etc.  L’Ascension de Jésus qui parachève sa résurrection n’est aujourd’hui pas plus crédible en tant que phénomène physique que l’enlèvement au ciel du prophète Élie ou, d’après le Coran, le voyage céleste du prophète Mahomet sur la jument al-Borak.

Pourtant, c’est un enrichissant voyage spirituel et théologique que Gabriel Ringlet nous offre dans ce livre en méditant les incroyables événements des récits bibliques concernant le prophète Élie et son disciple Élisée. Un voyage qui transcende l’enracinement culturel de ces narrations vieilles de près de trois mille ans, et qui ouvre des horizons à même d'éclairer nos questionnements actuels. Pour ce faire, l’auteur recourt avec sa coutumière maîtrise dans ce domaine au registre de la littérature et de la transfiguration poétique, estimant que les émotions, notamment esthétiques et religieuses, peuvent avantageusement contribuer à dévoiler la portée intrinsèque des Écritures au double niveau symbolique et existentiel, par-delà les déconstructions et reconstructions critiques. Que cette relecture de la vie d’Élie soit ou non conforme à ce qui a été effectivement vécu par ce prophète importe moins, dans cette perspective, que la fécondité des réflexions que l’auteur propose en privilégiant les éléments qui expriment le mieux, selon lui, les enjeux spirituels majeurs des récits plus ou moins mythiques de la Bible. Dieu ne se réduit jamais à ce qui en est dit et l’homme ne peut, en tout état de cause, accéder qu’aux vérités fragmentaires qu’il découvre progressivement en élucidant les croyances du passé et en s’ouvrant aux rencontres et aux connaissances nouvelles. Pourquoi, dès lors, les anges qu’affectionne Gabriel Ringlet ne pourraient-ils pas, qu’ils soient ailés ou simples poètes, parler à leur façon des cieux aux femmes et aux hommes désireux de faire luire un peu de ciel sur notre terre ?

Il s’avère de fait crucial pour l’avenir de la foi de passer, comme ce livre le propose, de la figure archaïque d’un Dieu jaloux et violent à une divinité d’une tendre et universelle compassion. « Dieu, au-delà de Dieu » suggère Gabriel Ringlet : une quête déjà ancienne, mais qui se renouvelle dans l'environnement culturel et scientifique contemporain. « Dieu, après Dieu ? » s’interroge le post-théisme…  Alors que plus de la moitié des Français déclarent ne plus croire en Dieu et que les « pratiquants » ne constituent plus que 2 % de la population, comment les Églises peuvent-elles continuer à répéter leurs sermons et leurs rites sans s’interroger sérieusement sur le désamour ou le rejet dont elles font l’objet. Le cléricalisme systémique et les multiples abus qui en ont découlé ont assurément hâté le naufrage du catholicisme, mais l’indifférence aux questions religieuses a des racines plus profondes. Qui peut encore croire en un Dieu tout-puissant qu’il faut, sous la conduite d’une caste sacerdotale sacralisée, glorifier et supplier selon des modalités analogues à celles autrefois exigées à leur profit par les puissants de ce monde ? Pour retrouver sa ferveur et sa force originelles, le christianisme devra renaître selon l'Évangile en acceptant de mourir dans sa forme actuelle. Le prophétisme biblique porte à sortir du conservatisme et des enfermements religieux, et Jésus a assumé cette vocation jusque sur la croix. Avant de s’abandonner à Dieu en ces termes : « Entre tes mains, Seigneur, je remets ma vie », il a traversé la pire déréliction devant l’issue du projet qu’il avait prêté à Dieu en rapport avec les croyances de son temps : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »

Dans le sillage de l’expérience religieuse vécue par le prophète Élie, Gabriel Ringlet termine son livre par une évocation très personnelle de l’intime et féconde proximité de Dieu au cœur de la perpétuelle fragilité de l’homme et de notre monde. Les confidences qu’il livre sur ses échanges avec un petit enfant nommé Élie, le dernier-né de ses filleuls, en parlent en termes émouvants. Qu’advienne, au diapason du « Souffle ténu » qui chante les Béatitudes après son silencieux dévoilement sur le mont Horeb, un monde nouveau dans lequel chacun pourra se réaliser pleinement en toute liberté – « libre, vraiment, y compris libre de Dieu » !  Alors, loin des pulsions individualistes que le consumérisme à la mode présente fallacieusement comme génératrices de bien-être et de développement personnel, nous pourrons entendre et suivre l’exigeante exhortation prophétique qui – empruntée à Qohélet et faisant écho à la fameuse maxime « Ama et fac quod vis ! » de saint Augustin – a été choisie comme titre pour ce livre : « Va où ton cœur te mène ».

Jean-Marie Kohler

Va où ton cœur te mène, Gabriel Ringlet, Éditions Albin Michel, Paris, 2021,153 p.

 

Même les pierres le crieront

Même les pierres le crieront. Les inscriptions murales du temple Saint-Paul de Mulhouse, Philippe Aubert, paroisse Saint-Paul, 2021

La paroisse Saint-Paul est enracinée. Si elle est composée d'une communauté d'hommes et de femmes engagés dans tous les enjeux de la vie contemporaine et si elle s'attache à constamment interpréter le message de l'évangile pour notre monde moderne, elle tire néanmoins sa force de n'avoir pas oublié ce qui devrait être commun à tous les protestants, à savoir la généalogie de la pensée protestante.

C'est précisément cette filiation intellectuelle et spirituelle, car ici l'intelligence et la spiritualité sont les deux faces d'une même réalité, qui est l'objet de ce fascicule consacré aux inscriptions réalisées en 2012 par le graveur David Vincent sur les colonnes même du temple. C'est à un itinéraire théologique allant de saint Augustin à Gabriel Vahanian, en passant par saint Anselme, Martin Luther, Jean Calvin, Rudolf Bultmann, Karl Barth et Paul Tillich sans oublier les dates marquantes pour le protestantisme français et européen que sont la Saint-Barthélémy et 1685 avec le double événement de la Révocation de l'Édit de Nantes et la naissance de Jean-Sébastien Bach que nous sommes conviés. Enfin, la célèbre inscription de Marie Durand «Register» (c.-à-d. « résister ») gravée sur une margelle de la Tour de Constance tisse le lien de mémoire entre le temple d'aujourd'hui et les persécutés d'hier, sonnant comme une devise pour une communauté déterminée à résister et rester fidèle à son héritage.

Sous la plume du pasteur actuel de la paroisse, Philippe Aubert, Même les pierres le crieront, est une adresse aux fidèles de demain, à ceux qui viendront avec leurs préoccupations de leur époque, les représentations de leur temps, mais qui trouveront sur les murs même du temple, une inspiration constante. S'il leur arrivait d'oublier d'où ils viennent et quel est le sel particulier du message protestant dans le grand concert du monde, alors ces pierres seront comme une interpellation à toujours revenir à la source. Avec les tableaux d’Évelyne Widmaier représentant Albert Schweitzer, Jean Calvin et l'orgue, le temple, en tant qu'espace proprement dit, participe à la cohérence du message et devient le medium qui donne leur tonalité à la prédication et au recueillement de la communauté, rendue ainsi plus apte à aller dans le monde pour le transformer. Même les pierres le crieront sera rapidement indispensable pour tous ceux, bien au-delà de la seule paroisse Saint-Paul, qui veulent retrouver la saveur d'un protestantisme exigeant et engageant.

Roland Kauffmann

Vendu au prix de 10€, intégralement au profit de la paroisse, lors des cultes dominicaux. Textes : Philippe Aubert, illustrations : Georges Cogordan, maquette : Joël Eisenegger.

« Qu’avez-vous fait de Jésus ? »

« Qu’avez-vous fait de Jésus ? »
Christine Pedotti, Albin Michel, 2019, 172 p.

« Le cléricalisme est une maladie contagieuse,
transmissible par imposition des mains » (op. cit., p. 71)

Un dévoiement systémique

C’est bien d’une « sainte colère » qu’il s’agit, inspirée par le souvenir de Jésus de Nazareth. Une indignation à la mesure de la passion évangélique qui habite Christine Pedotti, mais que même le simple bon sens des gens honnêtes suffit en grande partie à justifier. Écrivaine, journaliste et éditrice connue pour son attachement à l’Église catholique ainsi que pour ses compétences théologiques et son discernement dans les affaires humaines, l’auteure interpelle sans ménagement la hiérarchie ecclésiastique sur les dessous cachés du scandale de la pédophilie des clercs. Une première au sein de l’Église de France : ce sont les instances épiscopales en tant que corps constitué qui sont directement mises sur la sellette. L’épiscopat est désigné comme principal responsable de la calamiteuse situation actuelle du catholicisme, et ce quelles que soient les qualités personnelles de ses membres… Après de multiples alertes restées sans suite, les accusations énoncées à l’endroit de « Messieurs les responsables de l’Église catholique » sont à dessein d’une certaine violence pour être entendues.

Les dérives sexuelles des prêtres pédophiles sont dénoncées comme particulièrement graves parce que commises par des personnes investies d’une autorité religieuse, et parce qu’elles brisent à jamais l’avenir d’enfants sans défense dont, selon l’Évangile, l’innocente simplicité préfigure les valeurs du « royaume des cieux ». Pareillement condamnable, pour les mêmes raisons et quelques autres en plus, est la dissimulation de ces crimes par la hiérarchie ecclésiastique qui, au mépris de la souffrance des victimes et des exigences de la justice, a pris l’habitude de se montrer avant tout obsédée par l’honorabilité et la stabilité des institutions qu’elle préside, et par sa propre image mondaine. La pédocriminalité n’a été prise en considération que dans ses aspects honteux et peccamineux. Mais Christine Pedotti ne s’en tient pas à ces dénonciations. Avec autant de courage que de clairvoyance, elle dévoile l’idéologie et les modes de fonctionnement du système ecclésiastique qui, en amont des responsabilités individuelles et sous couvert de la doctrine promulguant l’essence surnaturelle de l’Église, sont sous-jacents aux comportements incriminés.

Le mal ne se limite pas aux fautes commises par des clercs délinquants ou pervers et par des prélats négligents, pleutres, ou peu scrupuleux. Systémique, ce mal corrompt en profondeur l’Église à la suite d’un dévoiement théologique qui débouche sur une funeste disparité et une redoutable omerta. Le sacerdoce est proclamé prédominant et de compétence quasi universelle, instaurant la suprématie des clercs sur les laïcs. L’autorité hiérarchique, abusant de la symbolique familiale et féodale sous le signe du « père » et du « seigneur », s’est autosacralisée et se reproduit hors de tout contrôle extérieur dans un entre-soi ambigu et surplombant. La sexualité des fidèles fait l’objet d’une minutieuse supervision polarisée sur la reproduction et foncièrement répressive, exercée par un clergé masculin et célibataire. En résulte un système autoritaire de type pyramidal, couramment machiste et gérontocratique. Priorité est donnée aux doctrines et aux normes édictées par le magistère pour conforter un ordre social à sa convenance. Le droit canon l’emporte sur le droit commun, le Vatican l’emporte sur la République, la liberté et la sécularisation restent vilipendées en dépit des progrès réalisés par rapport aux contraintes en usage dans les siècles passés. Alors que Jésus était d’abord attentif aux personnes, et notamment aux souffrances et aux aspirations des plus vulnérables, les dignitaires qui se prétendent ses successeurs attitrés privilégient le règne des idées et des prescriptions qui fondent et perpétuent leurs pouvoirs.

Vaines sont par conséquent, à défaut de lucidité et de sérieuses réformes, les pénitences et les prières adressées à Dieu pour sauver le catholicisme du naufrage en cours. Inutiles sont les cultes visant à obtenir du ciel des vocations sacerdotales pour assurer la survie, en l’état, des institutions religieuses héritées de la chrétienté. Et pas plus que les dévotions, les remèdes préconisés par le management pastoral et la « com » ne sauraient être efficaces. Il s’avère en effet de plus en plus évident que, face au risque de se transformer en secte intégriste sous l’influence d’un courant réactionnaire en constante progression, l’Église catholique doit procéder à de profondes révisions théologiques et réformes organisationnelles si elle veut vraiment annoncer de façon crédible l’Évangile au monde contemporain. Le catholicisme aura certes toujours besoin de responsables dévoués et compétents, d’évêques et de prêtres notamment, mais ils devront concevoir leurs fonctions autrement et les pratiquer autrement. Pour ébaucher les lignes de force des changements nécessaires, Christine Pedotti se réfère à la vision du pape François qui demande solennellement et fermement à l’ensemble des fidèles – sans tenir compte des prérogatives coutumières de la hiérarchie – d’éradiquer le cléricalisme sous tous ses aspects.

Mais le catholicisme peut-il changer compte tenu du poids de son héritage bimillénaire ? Saura-t-il se repenser et se réorganiser en fonction de sa vocation évangélique plutôt que des déterminations de son passé ? Dans l’immédiat, le croyant de base peut parfois s’avancer plus loin dans les propositions et les pratiques que le pape chargé de sauvegarder l’unité institutionnelle censée protéger la communion ecclésiale… De telles initiatives peuvent même constituer un devoir, et ce n’est pas le moindre mérite de Christine Pedotti d’esquisser diverses perspectives d’avenir prometteuses. Pour que l’Église soit audible aujourd’hui, il est urgent qu’elle quitte les divagations ontologiques de l’obsolète théologie qui professe une religion exclusive dominée par une prêtrise sacralisée. Quand le sacerdoce des chrétiens sera conçu et mis en œuvre comme un humble service, et non plus comme un pouvoir magico-religieux accordé par Dieu pour l’éternité à des élus formant une sorte de caste, l’Évangile pourra refleurir dans l’Église. Restera à préciser, sous cet angle, les appréciations de nature apologétique formulées par l’auteure sur les sacrements, la messe et la liturgie.

Entre résistances et créativité

Qu’en est-il de la prise de conscience que devait déclencher la publication, en janvier 2019, du pamphlet incontestablement prophétique de Christine Pedotti ? Bien qu’il provienne de la plume d’une laïque et, qui plus est, d’une femme…, chaque évêque aurait dû avoir à cœur de méditer les questions soulevées par cet écrit, et de pousser le corps épiscopal à prendre la mesure des réformes à entreprendre. Mais, à de rares exceptions près, « Nos Seigneurs », les « Excellences » et « Très Révérends Pères », n’ont guère été bouleversés par la pertinente vigueur de cette interpellation que beaucoup ont jugée impertinente… Ils n’ont même pas daigné faire un premier petit pas symbolique dans la direction souhaitable en renonçant par exemple, collectivement et publiquement, à leurs titres qui font injure à l’Évangile et sont aujourd’hui plus dérisoires que jamais… Quand donc se lèvera l’évêque qui osera réveiller et entraîner ses pairs à se mobiliser réellement, en simples frères au service des hommes et de Dieu, dans le sillage de Jésus venu annoncer leur libération aux humbles et aux opprimés, au grand dam des puissants et des prêtres ? Combien d’évêques suivront, dans un jour proche, ceux de leurs prédécesseurs qui, au lendemain du concile Vatican II, ont signé le « Pacte des catacombes » avec Helder Camara ?

« Il y a dans le christianisme une puissance de subversion de l’ordre établi et une préférence pour les faibles et les pauvres, que les rois, les princes et les tyrans… et même les papes, n’ont jamais réussi à étouffer. » (op.cit., p. 125)

Christine Pedotti rappelle que l’Église de Jésus-Christ ne se réduit pas aux institutions qui l’incarnent dans l’histoire, trop souvent coupables de trahir les idéaux dont elles se réclament. Dans ces institutions comme dans toutes les communautés humaines, la médiocrité ordinaire ballotée par les contingences et les opportunismes prédomine entre le meilleur et le pire. D’où la nécessité de confronter sans cesse la foi aux réalités du monde et à leur évolution : recherches et combats sans fin, et bien des nuits et des morts à traverser pour entrevoir les aubes pascales... À la source des dérives cléricales analysées par l’auteure se trouve, entre autres, le fait que le destin de Jésus a très tôt été interprété selon l’antique idéologie sacrificielle des traditions sacerdotales, puis selon les schémas politico-religieux régissant les souverainetés royales. Mais, par delà ces sédiments archaïques, un nouveau christianisme se cherche et se construit aujourd’hui dans les Églises et hors d’elles, en s’ancrant en priorité et de manière résolument pragmatique sur l’Évangile. Loin d’être passéiste, la fidélité ne se réalise que dans la créativité. Un immense défi qui impose de revisiter la théologie, et en particulier la christologie et l’ecclésiologie, pour accompagner les engagements concrets qui, en dépit des résistances, font advenir Dieu dans le monde à travers les œuvres de justice, de fraternité et de paix, dans le respect de toutes les créatures.

Jean-Marie Kohler

La théologie subversive de Gabriel Vahanian d’après Philippe Aubert

Une recension de Jean-Marie Kohler

Gabriel Vahanian, Penseur de l’utopie chrétienne, collection Figures protestantes, Éditions Olivétan, Lyon 2016, 110 p.
 
Gabriel Vahanian (1927-2012) a laissé une œuvre théologique originale et considérable qui est aussi méconnue en France que renommée outre-Atlantique. Ses écrits peuvent, il est vrai, sembler quasi hermétiques pour qui n’est pas à l’aise avec son imaginaire et son style, et certains d’entre eux sont particulièrement ardus par leur densité et leur abstraction, il reste que leur manque de notoriété en France est regrettable. D’où l’intérêt du livre que Philippe Aubert vient de consacrer à ce théologien : Gabriel Vahanian, Penseur de l’utopie chrétienne, collection Figures protestantes, Éditions Olivétan, Lyon 2016, 110 p.i


Après avoir suivi l’enseignement de Vahanian à la Faculté de théologie protestante de Strasbourg, Aubert a été de ses amis et se présente comme un de ses disciples. L’admiration qu’il a vouée à son maître a nourri la sympathie requise pour décrypter la multiple et poétique utopie de ce théologien atypique, et l’ouvrage né de cette proximité offre au lecteur des perspectives fulgurantes. Mais si la ferveur peut déplacer les montagnes, vulgariser en une centaine de pages l’étendue et la complexité des écrits de Vahanian – en lien, qui plus est, avec la culture et la théologie de son époqueii – relevait d’un redoutable défi. C’est la parole qui donne sens à la réalité, certes, « c’est par le langage que le monde existe » dit Aubertiii, mais la magie du verbe suffit-elle pour éclairer les humbles et refaçonner le monde ?