L'intégralité du programme
On
sait assez que Feuilles
d’Herbe
représente l’œuvre d’une vie. Cette œuvre, de 1855 à 1891, a
connu de multiples métamorphoses, pour, finalement, s’imposer
comme le chant de la conquête de soi, et une manière de mode
d’emploi lyrique du Nouveau Monde : elle célèbre le corps
vivant de l’individu-citoyen, la foi dans le progrès humain, par
delà les épreuves subies par la nation en marche vers son destin.
Elle construit à vrai dire ce que, sans doute, Walt Whitman
considérait comme le monument littéraire destiné à prouver
la grandeur de la tâche entreprise par son pays, au sortir de la
Guerre Civile, et sous le patronage de la grande ombre du Président
martyr qui avait su et libérer la partie asservie du corps social
et réunifier les deux parties de l’empire en formation (ces
travaux-là
sont inséparables), au seuil de l’ère industrielle :
l’œuvre poétique de Whitman vise à l’édification d’une
nouvelle civilisation, apte à former une espèce neuve d’êtres
et à donner au monde l’exemple d’une réussite enfin
indiscutable, qui puisse servir de modèle à tous les peuples,
l’enthousiasme dont cette civilisation serait porteuse constituant
le meilleur des ferments pour l’avenir.
Le chant est une chose, et
Whitman indiscutablement a créé, d’un même élan, une manière
étonnante d’en concevoir et la modulation et le contenu, et la
forme et les échos, et inauguré une lignée de poètes qui,
prenant appui sur son œuvre, en ont poursuivi les intentions –
dire la réalité de cette nouveauté-là – et bien sûr apporter
à l’entreprise tous les correctifs, nécessaires sans aucun
doute.
Ainsi,
pour ne prendre qu’une seule formule tirée du Song
of Myself,
comment ne pas voir la filiation, ou la dérivation, et la déviation
à la fois, du All
truths wait in all things
de Whitman au No
ideas, but in things
de Williams ? On passe d’une foi absolue en une sorte de
pertinence accordée à l’ensemble du donné de la réalité, de
cette conviction, cette ardente certitude, que les réalités
sensibles du monde contiennent leurs vérités en puissance, que
l’idéal demande à se réaliser dans les faits, à une exigence
de réalisme tout autrement objectif, au sens le plus fort, et
quasi-systématique – on parlera même d’« objectivisme ».
Les « vérités » que Whitman voyait « en
attente », en suspens dans les « choses » du monde
– l’homme, et surtout l’aède whitmanien, étant là pour
parfaire ces vérités des choses en les disant, Williams, lui, n’en
considère plus que la face visible, en quelque sorte : les
choses sont là, les faits existent ; en ces choses et ces
faits il existe des « idées », nous dit-il, et par
conséquent si le poète a une mission, mais disons plutôt un réel
travail à accomplir (le messianisme whitmanien étant dès lors
comme gommé),
c’est d’aller tirer de cette considération des choses les idées
qui s’y trouvent, parce qu’elles sont telles qu’elles sont,
les choses. Plus loin encore dans le siècle suivant Whitman, George
Oppen dira, dans Of
Being Numerous,
au tout début de sa méditation : There
are things/We live among « and to see them/Is to know
ourselves »,
« Il est des choses/Parmi lesquelles nous vivons “et les
voir/ C’est nous connaître nous-mêmes” ».
Quelles choses ?
Pound,
à l’opposé d’Oppen, qui se tut pendant des décennies au
profit de l’action sociale au sein du parti communiste – Pound,
hanté, lui, de revenants florentins et de spectres confucéens, et
se situant encore sur le plan des principes autant que des faits,
parlait de « péjorocratie » ; le terme a été
repris par Olson, qui finit par désigner l’Empire et ses pompes
et ses œuvres comme junk,
« camelote ». Reznikoff, dans Testimony,
fait la recension des actes de justice dans lesquelles cette société
civile de l’Amérique des États-Unis se regarde obéir aux lois
nécessaires à son édification : désastre permanent !
Pound considérait le Père Whitman comme la « présence
incontournable qu’il faut obstruer ». Dans une mouvance
parallèle, Zukofsky a cette formule, dans son « A »-12 :
I
grow leave,
littéralement « Je pousse feuille ». Il ajoute (en
regardant, la nuit, de sa fenêtre, le Pégase de néon de la
compagnie Mobil Oil) : Thru
running manes of Leaves of Grass,
« Dans la crinière au vent des Feuilles d’herbe ».
Zukofsky avait en mémoire le Whitman journaliste, et parle du
« souffle de ses éditoriaux » venus de Brooklyn, le
quartier excentré de la Ville reine de l’empire alors en
construction.
De quelle chose parlent-ils
tous, ces poètes attelés à la tâche de dire ce monde-là ?
La chose a nom :
démocratie.
C’est un nom, et une
interrogation.
Un problème à résoudre,
autant, et plus même, qu’une foi à parfaire.
Whitman s’est attelé le
premier en tant que poète à chanter les êtres qui doivent
constituer le peuple où la chose trouverait à exister, et à
penser la chose telle qu’en attente de soi.
Il
a rédigé un long essai, étonnant car à la fois débordant de cet
enthousiasme qu’on lui connaît et plein d’une sorte d’amertume
devant les obstacles qui freinent l’ampleur de la tâche à
accomplir et que ses contemporains ne soupçonnent pas, occupés
qu’ils sont à copier l’Ancien Monde dans ses travers les plus
ridicules au lieu de se mettre à inventer ce qui doit être inventé
pour que le Nouveau Monde soit la terre de l’avenir advenu, et cet
essai, il l’intitule Democratic
Vistas.
Ces
Perspectives
démocratiques
ont été conçues par Walt Whitman comme un texte destiné à
évoluer en s’étendant dans le temps d’une vie. Il s’agissait
de traiter du présent et du futur des États-Unis sous leurs
aspects religieux, social, politique et artistique. Whitman voyait
le texte se développer selon le principe d’une « accumulation
successive ». Le projet n’ayant jamais été réalisé sous
cette forme idéale, la version finale du texte a été publiée en
1876 et il est la juxtaposition, arrangée, mise en forme, de
plusieurs articles successifs publiés dans des journaux.
Le
titre de l’essai est devenu célèbre, tel un lieu commun, au
point de servir de signe de ralliement pour nombre d’ouvrages
visant à mettre en valeur la perpétuation d’une sorte de
sentiment national unanimement partagé. Ainsi le New
York Times,
récemment, l’utilisait pour fêter l’élection de Barack Obama.
Les États-Unis (les idéologues du pays) regardent aisément
l’avenir comme l’horizon vers lequel chacun des citoyens doit
porter son regard. Il est d’ailleurs remarquable de constater que
ce titre est utilisé pour l’accession d’un Africain-Américain
(autre expression maintenant consacrée) au poste de vigie
présidentiel, alors que Whitman évite, précisément, lui,
d’aborder de front le problème de l’égalité raciale, malgré
l’adoption alors des Quatorzième et Quinzième Amendements qui
garantissent cette égalité (« Toute personne née ou
naturalisée aux États-Unis, et soumise à leur juridiction, est
citoyen des États-Unis et de l’État dans lequel elle réside »
dit l’un, en 1868 ; et « Le droit de vote des citoyens
des États-Unis ne sera refusé ou limité par les États-Unis, ou
par aucun État, pour des raisons de race, couleur, ou de condition
antérieure de servitude. », dit l’autre, en 1870). Whitman
se garde de s’appuyer jamais sur ces textes constitutionnels, et
s’en tient à quelques fortes obsessions personnelles, qui font
l’originalité de son essai…
L’American
Dictionary of the English Language
de Noah Webster, à l’époque de Whitman, définit la démocratie
comme « une forme de gouvernement dans lequel le pouvoir
suprême est mis entre les mains du peuple collectivement, ou dans
lequel le peuple exerce le pouvoir législatif ». Webster cite
évidemment en exemple le gouvernement de l’Athènes antique, et
ne fait aucune référence à la démocratie américaine. Whitman
fait exactement l’inverse, et considère que c’est le processus
démocratique lui-même qui importe : le futur est son point de
mire, et les antécédents ne sont pas cités. « Nous avons
fréquemment imprimé ici le mot Démocratie. Cependant je ne peux
trop souvent répéter que c’est un mot dont l’essentiel de la
réalité dort encore, qui n’est pas sorti de son sommeil… »,
dit le texte des Vistas.
On retrouve là le principe de ces vérités qui vivent en sommeil
dans les choses. Définition parfaitement négative, donc, car la
réalité démocratique, si l’on écoute parler Whitman, n’a pas
encore d’histoire effectivement réalisée. Plus, même : les
États-Unis, en son temps, sont encore manifestement sous le coup de
lois, de coutumes et d’institutions qui n’ont rien à voir avec
l’idéal qu’il entend prôner, et cet idéal en est encore selon
lui à l’état d’« embryon », c’est le terme qu’il
emploie.
Second aspect majeur du texte :
c’est la formation d’une « littérature démocratique »
qui constitue le point focal terminal de son discours. Il s’agit
de se débarrasser des modèles « féodaux » (voire
« orientaux » !), où le roman, essentiellement,
conserve la discrimination hiérarchique, pour aboutir, au nom de
l’égalitarisme démocratique idéal, à une classe de « lettrés »
dont la tâche serait d’assumer la fonction pédagogique dans la
nation. Direction à suivre, selon cette perspective : un
échange entre auteur et lecteur (Whitman transpose, en quelque
sorte, au domaine littéraire la maxime politique de Lincoln, selon
laquelle la démocratie est « le gouvernement du peuple par le
peuple pour le peuple », et la nécessité de voir émerger la
figure du Poète qui donnera à la démocratie son « épopée »
– une histoire nouvelle, idéalisée – qui réduirait l’histoire
ancienne à l’état de « naine ».
Bref, le poète-lettré
apprendrait à lire à son multiple concitoyen, lequel deviendrait
ainsi un lecteur « athlétique », un adepte de la
lecture active conçue comme une lutte de gymnaste, le texte offert
par l’aède nouveau étant en quelque sorte le soutien, actif lui
aussi, de l’exercice. Ainsi le lecteur, comme l’auteur du poème,
écrirait l’à-venir de l’idéal démocratique.
C’est que, pour Whitman, et on
ne saurait le taxer de naïveté sur ce point, même si par ailleurs
on peut lui trouver quelque candeur, le spectacle des États-Unis de
son temps est affligeant. Hypocrisie, partout, par exemple, et
vulgarité. Cependant, là n’est pas l’essentiel. Le problème
central se pose autrement pour le poète-idéologue, et reste celui
du rapport de la personne avec la communauté : comment
concilier la nécessité de la liberté de chacun et la tout aussi
nécessaire cohésion sociale – l’« individu
démocratique » et la « nationalité » ?
Solution whitmanienne : ce qu’il nomme « personnalisme »
– un équilibre entre impératif de la réalisation individuelle
et partage dans la camaraderie. Le tout dans la ferveur de l’idéal.
Whitman
écrit son essai à la fin des années 1860 (en plusieurs étapes,
donc : en en publiant, et avec difficulté, les trois parties
successives dans des journaux du temps, et d’ailleurs en se
faisant voler la vedette, une fois, par un article vantant des vues
opposées aux siennes, et en recourant pour l’édition finale au
compte d’auteur), au moment où la nation se réunifie, tout en
réglant peu à peu le problème des droits civiques des esclaves
libérés : cette affaire est même au centre de la réalité
civique, car la libération des Noirs a provoqué un problème de
gestion des flux de migration depuis le Sud vers les cités du nord,
et d’abord vers la capitale (qui reste, de nos jours, une ville où
la population noire est majoritaire). Il date ainsi son essai,
volontairement de « Washington, DC, 1871 », où il
réside un temps, au plus près des acteurs de la reconstruction, au
ministère de la Justice, alors que l’entreprise des Feuilles
d’herbe
est, elle, née en 1855 à Brooklyn. La réflexion politique est
ainsi clairement distincte de l’élaboration du poème, et elle la
suit, chronologiquement.
Un
des principes sur lesquels s’appuie Whitman pour soutenir son
idéal est la déclaration de principe de Lincoln. Whitman n’a que
peu croisé Lincoln (quelques saluts de la tête entre eux, lors des
déplacements du Président entre la Maison Blanche et sa résidence
d’été), mais il a eu des relations de fait plus suivies avec
l’administration du successeur de celui-ci, Andrew Jackson. Le
poète a fait pendant le conflit qui a mis le pays en péril
l’expérience des hôpitaux militaires et il travaille désormais
au service du département de la Justice, de 1865 à 1869. La scène
politique était alors assez agitée. Le Président a eu à lutter
contre le Congrès : c’est Jackson qui a permis la
ratification du Treizième Amendement, abolissant l’esclavage sur
tout le territoire des États, et qui, donc a rendu la Proclamation
d’Émancipation de Lincoln permanente. Les réels problèmes
allaient dès lors commencer. Lincoln, comme Harriet Beecher Stowe
par exemple (la romancière de La
Case de l’Oncle Tom),
avait été partisan, avant la Guerre Civile, de renvoyer les
esclaves libérés en Afrique ou dans les Caraïbes, afin que leur
présence ne perturbe pas le développement de la nation blanche. La
guerre avait changé les données, puisque Lincoln avait finalement,
avec l’Émancipation, permis aux esclaves libérés de s’engager
dans l’armée du Nord.
C’est Washington qui devint le
lieu de formation d’une société multiraciale dès avril 1862,
lorsque les propriétaires d’esclaves furent payés pour la
libération de leurs esclaves : la nouvelle donne sociale
allait trouver là son terrain d’expérimentation, et
d’organisation. D’autant que les esclaves d’autres régions
affluèrent, étant certains de voir là leurs droits reconnus. En
1865, le droit de vote y fut étendu à cette population, par un
referendum. Le même processus se reproduisit à Georgetown, en
raison de l’arrivée des noirs du Maryland et de la Virginie.
Whitman
a assisté à des défilés de noirs émancipés dans la capitale
fédérale. Et ses réactions ne sont pas exactement celles qu’on
attendrait du chantre de la camaraderie universelle au sein de la
nation. Une lettre à sa mère, en 1866, décrit la procession pour
la fête de l’Émancipation, comme « impressionnante »
et les nouveaux citoyens comme un défilé de « noirauds »
(darkeys)
et de « bonniches » (wenches).
En juin 1868, il décrit également le défilé des citoyens noirs –
« en l’honneur de leur
victoire dans l’élection du Maire, Mr. Bowen » – comme
quelque chose d’assez répulsif : « il y en avait un
chapelet qui suivait le trottoir en file avec des gourdins & des
bâtons, en hurlant et en gesticulant comme des fous – c’était
assez comique, mais particulièrement dégoûtant & inquiétant.
Ils étaient très insolents, & c’était assez curieux à voir
– on aurait dit des brutes sauvages déchaînées – des milliers
d’esclaves des plantations du Sud s’étaient rassemblés –
beaucoup avec l’appui du Gouvernement ». Si Whitman, trois
ans avant, avait admiré le passage des troupes noires en uniforme
et arme à l’épaule, en marche vers le Capitole, le ton avait
changé : il doutait déjà d’une intégration réussie. La
remarque sur « leur
victoire » est caractéristique : les noirs, dans
l’élection de Bowen à la mairie de Washington, ont fait bloc, et
ne se sont pas conduits en individus selon ses vues idéales. Des
années plus tard, Whitman déclarera à Horace Traubel (l’auteur
de With
Walt Whitman in Camden)
qu’il en savait suffisamment pour se dire « convaincu que
s’il avait vécu dans le Sud il aurait été du côté des
Blancs ». Comme Traubel lui demandait s’il n’y avait pas
là quelque contradiction avec son idéal démocratique, Whitman
répondit : « Je me verrais forcé de ne pas donner
d’explication ; j’éviterais le sujet. » D’où, en
effet, l’effacement du problème dans les Vistas.
La
réflexion whitmanienne, à vrai dire, trouve son origine, en grande
partie, dans une réaction à un essai du penseur écossais Thomas
Carlyle, intitulé Shooting
Niagara, and after ?,
dans lequel il voit l’expression typique d’un point de vue
« féodal ». Carlyle développe une « théorie »
politique en un sens très large, mais Whitman y voit une attaque à
son endroit en tant qu’Américain. Il est vrai que Carlyle entend
mettre en garde envers la démocratie, assimilée à une entreprise
dont l’issue est périlleuse.
Carlyle
pose tout d’abord trois principes qui découlent, selon lui, de la
simple observation des faits – 1/ que la Démocratie, pour se
réaliser pleinement, doit avoir des institutions (Parlement, Haute
Cour…), épaulées par une Presse à bon marché (des Penny
Newspapers,
des journaux à un sou) qui garantissent la liberté de tous, afin
que chacun « suive son propre chemin (Carlyle dit follow
his own nose,
soit : « renifle sa piste », tel un chien en
quelque sorte) grâce à des poteaux indicateurs dans un monde
compliqué » ; 2/ qu’« en l’espace de 50 ans,
l’Église, toutes les Églises et soi-disant religions, dont la
Chrétienne, sont tombées en déliquescence, dans la Liberté de
Conscience, le Progrès de l’Opinion, le Progrès de
l’Intelligence, le Mouvement Philanthropique, et autres résidus
aqueux, parfumés d’une eau de boudin insipide », qui va, en
tombant sur le sol, « s’évaporer à loisir » ;
3/ qu’à la place, va s’instaurer le Libre Échange, « sans
limite », qui va donner libre cours, « à toute vitesse,
à la carrière du Cheap
and Nasty,
du bon marché et du mauvais goût », qui va s’étendre à
la sphère matérielle comme la spirituelle, par le moyen du droit
de vote universel, dont les lumières ont besoin d’être assurées…
En tant que sujet britannique, Carlyle s’interroge sur la
nécessité d’en arriver là, à ce règne de l’Opinion, dont le
peuple risque de tenir les arrêts pour des axiomes indiscutables.
Il fait allusion à Bismarck, entre autres, cite (en grec) en
contrepartie la réflexion d’Antonin le Pieux (« Qui pourra
faire changer d’opinion à ces gens ? »)… Il fait une
longue variation, qui a dû en effet beaucoup irriter Whitman, sur
ce qu’il nomme la Schwarmerey,
équivalent germain, dit-il, de ce que les Grecs nommaient
« enthousiasme », et qu’il rend en anglais par
Swarmery,
soit pour en donner un équivalent français, l’« essaimage »,
au sens péjoratif, la prolifération de la doxa,
ou du dogma
visé par l’empereur Antonin. En particulier, quand il considère
les États-Unis, il tient la « Question Nègre »
(Carlyle écrira un autre essai spécifiquement consacré à cette
question) pour le résultat de cette swarmery,
et « une des moins importantes » que la démocratie ait
eu à résoudre. Il voit ironiquement le Diable en emancipated
gentleman,
et considère que le monde est ainsi poussé, à lâcher la bride à
ces libertés proliférantes, vers les rapides, et va
irrésistiblement être amené à faire le saut de la cataracte,
avec les dangers que l’exercice comporte. D’où le titre de son
essai… Faire
le saut du Niagara, et après ?
C’est à ces formules que Whitman répond en en reprenant les
termes.
Il
n’a pu en effet que se trouver hérissé par le style ampoulé de
l’Écossais, malgré l’admiration qu’il pouvait éprouver pour
lui (Carlyle et Emerson ont eu une correspondance très importante
et Whitman la connaissait), sans compter même telle déclaration
d’une pertinence douteuse (« Le Tout-Puissant a fait le
Nègre pour être un Serviteur. ») ; mais il a dû
considérer comme insultante l’opinion à l’emporte-pièce selon
laquelle la Guerre Civile (la Guerre dite de Sécession) n’avait
pas été faite « pour des idéaux valables, mais par
stupidité ». Autre sujet de colère : la Guerre avait
été menée pour affranchir « trois millions d’absurdes
Noirs », en tuant un certain nombre d’« excellents
hommes Blancs », affirmait Carlyle, alors que pour Whitman,
elle avait été entreprise avant tout afin de préserver l’Union,
et pas expressément en vue de la libération des esclaves. Whitman,
en fait, pensait que Carlyle se mêlait là de quelque chose qu’il
était inapte à comprendre, et que sa diatribe, son comic
painful hullabaloo,
ce « raffut tragi-comique » était pire que les cris
primitifs de ceux qui venaient de se voir octroyer le droit de vote.
Les
Perspectives
démocratiques
sont nées de cette nécessité de plaider pour la réalisation de
l’idéal dont le Nouveau Monde était porteur, sans en être
encore pleinement conscient. C’était donc une idée en sommeil
dans les choses, et sa vérité demandait à être dite, ainsi le
concevait Whitman. De même il considérait qu’il était de son
devoir de donner à ce plaidoyer une voix, celle du Lettré du futur
dont il brosse le portrait idéal : un composé de Shakespeare,
des bardes sacrés des Juifs, d’Eschyle, de Juvénal, dit-il, mais
« pour les desseins futurs et démocratiques, des poètes
(oserai-je le dire ?) d’un ordre plus élevé que chacun de
ceux-là », une « classe de bardes qui fassent
concorder, maintenant et pour toujours, l’être physique rationnel
de l’homme avec les ensembles de l’espace et du temps, et avec
ce vaste et multiforme spectacle de Nature, qui l’environne »,
et dont, à l’évidence, le poète des Feuilles
d’Herbe
est le pendant réel, et, lui, convaincant dans la forme originale
qu’il a donnée à son œuvre.