L'Heure Musicale Virtuelle du 20 mai 2023

  Samedi 20 mai 2023

Michel Ange 1475 – 1564

Le doigt de Dieu

L'intégralité du programme

« Le 15 avril 1829, ambassadeur à Rome, il [Chateaubriand] écoute, à côté de Pie VIII, qui va bientôt mourir, le Miserere. Nous sommes à la chapelle Sixtine : « Le jour s’affaiblissait ; les ombres envahissaient lentement les fresques de la chapelle et l’on n’apercevait plus que quelques grands traits du pinceau de Michel-Ange. Les cierges, tour à tour éteints laissaient échapper de leur lumière étouffée une légère fumée blanche, image assez naturelle de la vie que l’Écriture compare à une petite vapeur… »
Ainsi écrit-on en français, parfois de l’autre côté du monde. »
Philippe Sollers
La Guerre du Goût
in Génie de Chateaubriand (p. 479, édition Folio)

Rien n’indique que Michel-Ange ait eu le moindre goût pour la musique. À part les trompettes du Jugement dernier, il n’a mis aucun instrument aux mains de ses personnages. Ni David avec sa harpe, ni Apollon, ni Orphée avec leur lyre n’ont attiré son attention. Son contemporain Benedetto Varchi affirme qu’il chantait ses poèmes en s’accompagnant de la lyre, mais nous n’avons aucune confirmation de ce témoignage, pieuse affabulation sans doute, volonté hagiographique de présenter le Héros comme un artiste absolument complet, sans laisser l’avantage à son rival Léonard de Vinci, connu, lui, pour sa virtuosité au luth. En réalité, Michel-Ange s’intéressait si peu à la musique que, lorsqu’on lui envoyait un de ses poèmes sous forme de madrigal à chanter, il en prenait à peine connaissance et n’en manifestait nul plaisir.

Les grands compositeurs de son époque et des époques suivantes lui ont rendu la pareille. On est surpris de constater qu’aucun de ceux dont l’écriture fiévreuse, la déclamation intense se seraient accordées à la rhétorique enflammée du poète n’ont songé à en utiliser les textes Cyprien de Rore comme Gesualdo da Venosa, Monteverdi comme Roland de Lassus l’ont ignoré. Et même Emilio dei Cavalieri, dont l’oratorio Rappresentazione di Anima e Corpo, exécuté à Rome en 1600, marqua un tournant décisif dans l’histoire de la musique italienne, ne s’est pas souvenu (à moins qu’il n’ait tenu à occulter l’épisode) qu’autrefois pour son père, le beau Tommaso, le vieux Michel-Ange avait brûlé d’un tumultueux amour, à l’âge de quatre-vingts ans.

À la fin du XIXe siècle seulement, les compositeurs découvrent l’extraordinaire pouvoir expressif et la richesse émotive de cette poésie. En 1,886, Richard Strauss, dans les Fünf Lieder op. 15, inclut un madrigal de Michel-Ange. Dix ans plus tard, Hugo Wolf décide de consacrer un cycle entier à des textes de Michel-Ange. Il n’eut le temps que de publier, avant de sombrer dans la folie, les Drei Gedichte von Michelangelo, sa dernière œuvre, empreinte d’une mélancolie funèbre.

Les deux plus grands compositeurs du XXe siècle ont dédié chacun un cycle de lieder à des poèmes de Michel-Ange ; pour l’un et pour l’autre, ce cycle compte parmi leurs chefs-d’œuvre ; mais chacun a été fasciné par un aspect complètement différent de la personnalité du poète. Personne, à vrai dire, n’a jamais présenté deux visages aussi opposés. Le Michel-Ange le plus connu, celui qui est entré dans la légende, c’est l’athlète taillé en puissance, le démiurge intrépide, qui se mesure à l’éternité et conçoit la sculpture comme une furieuse empoignade avec la matière, le rebelle politique aussi, qui fulmine contre la corruption de l’Église et vitupère l’abaissement de Florence. Chostakovitch — comment s’en étonner ? — a choisi cet aspect. Conformément à.son propre tempérament de lutteur et de dissident, les onze poèmes qu’il a retenus, pour en faire une suite homogène, d’une hauteur et d’une rigueur ascétiques, expriment l’angoisse du combattant solitaire mais aussi une farouche volonté de résistance.Vérité, Courroux, Création (« Si mon rude marteau taille dans la pierre dure »), Nuit, Mort, Immortalité, les titres sont déjà éloquents. À travers ces poèmes, le compositeur revit les tortures et les défis qui ont scandé sa carrière sous la dictature stalinienne. Dante et À l’exilé évoquent l’altière figure de celui qui, victime d’une patrie ingrate, supporta fièrement l’injustice. Onze mélodies pour basse, la voix grave, profonde, pouvant seule rendre la dimension tragique de ce combat d’un homme seul contre la tyrannie du pouvoir. Onze professions de courage et de virilité. (Suite sur des poèmes de Michel-Ange, 1974, pour basse et piano op. 145, pour basse et orchestre op. 145a. La version orchestrée est plus belle, plus forte. Création de l’œuvre par Nestorenko. Excellent enregistrement par Sergei Leiferkus.) Changement complet avec les Seven Sonnets of Michelangelo, de Benjamin Britten (1942). Écrits pour ténor et piano, ils ont été créés par Peter Pears, le compagnon du compositeur double signe que celui-ci, délaissant l’image plus conventionnelle du titan, du surhomme, a débusqué la part secrète et féminine du poète, sa fragilité d’amant déchiré et blessé. 

Les sept sonnets choisis ont tous pour dédicataire Tommaso dei Cavalieri, le jeune et beau seigneur déjà cité, qui inspira au poète le jeu de mots scandaleux : « Resto prigionier d’un cavalier armato. » Si scandaleux que l’arrière-petit-neveu du poète, qui établit la première édition, posthume, de ses œuvres, édulcora ces mots en : « Resto prigionier d’un cuor di virtù armato. » Il a fallu attendre jusqu’à 1897 pour qu’un érudit allemand, ayant examiné les manuscrits, restituât la version originale. Il s’agissait bien de « vertu » ! Aucune hypocrisie, on s’en doute, chez Britten, qui utilise, dans le sonnet X.XXI, le vers provocant, et le charge d’une non équivoque ferveur. Rarement l’éros interdit, doublement interdit, par le sexe et par l’âge, n’a vibré d’une émotion aussi violente. Autant Chostakovitch reste russe et russifie Michelangelo, autant Britten s’italianise pour rendre à ces textes leur sensualité raffinée. Sonnet LV : « Tu sais que je sais, ô mon Seigneur, que tu sais que je suis venu ici pour jouir de toi de plus près. » Préciosité excessive ? Non, langage codé de la transgression. La musique épouse chaque nuance, chaque sursaut de ce pathos fébrile, et, dans le dernier tercet, « Le bien que j’apprends à désirer dans ton beau visage est mal compris par les esprits humains : pour le connaître, il faut d’abord mourir », le saut d’octave qui marque le bondissement du désir, avant l’alanguissement final sur le mot « mourir », rappelle les audaces de Gesualdo da Venosa. (Sublime enregistrement par Pears et Britten au piano.)

Hommes du Nord, Chostakovitch et Britten ont privilégié, chez Michel-Ange, l’un, l’énergie dans l’action, l’autre, l’intensité dans la passion. Seul un Italien, peut-être, pouvait entrer dans les contradictions du poète et traduire en musique des sentiments inconciliables. Ascèse torturée et sereine contemplation- de Dieu, extases mystiques et mortels désespoirs, tourments de la chair et rébellions de l’âme, on trouve tous ces aspects dans les Rime e Sonetti di Michelangelo du Sicilien Girolamo Arrigo. De 1956 à 1979, il a écrit une douzaine de pièces sur des poèmes ou fragments de poèmes les plus variés. Elles ont en commun d’être chantées par un chœur a cappella. Arrigo, selon son propre témoignage, a passé de nombreuses heures, pendant ses années de conservatoire à Palerme, à copier des œuvres de Palestrina et à s’initier à la polyphonie. Le concile de Trente, on le sait, prescrivait aux compositeurs de faire correspondre à chaque syllabe une note, afin que les textes sacrés fussent intelligibles, et Palestrina réforma la musique de son temps en appliquant cette méthode. Ce n’est pas mû par des convictions religieuses qu’Arrigo s’en est servi à son tour, mais pour
exprimer dans tous leurs détails les beautés poétiques du texte. Le madrigal Sol io ardendo, all’ombra mi rimango offre l’exemple le plus saisissant de cette identité entre livret et musique. « Solitaire, brûlant, je demeure dans l’ombre » : sol à l’unisson des cinq voix sur le so/ initial (par jeu de mots, bien dans l’esprit de Michel-Ange : sol en italien signifiant à la fois « solitaire » et la note sol). Dernier vers de ce quatrain : « Prostrato in terra, mi lamento e piango » : « Prostré à terre, je me lamente et pleure. » Le chœur chante la-men-to e pian-go, en détachant les syllabes et fractionnant les notes, comme un balbutiement exténué. Syncopes, silences, l’extrême soupir d’un cœur poussé à bout. (Enregistrement par l’ensemble Michel
Tranchant.)

D’après Nanie Bridgman, spécialiste de la musique de la Renaissance ou dérivée de la Renaissance, Michel-Ange aurait inspiré aussi Liszt (qui a placé en épigraphe à sa deuxième Ode funèbre pour orchestre le quatrain la None), l’Italien Ildebrando Pizzetti, le Suisse Othmar Schoek, le Russe Taneïev, élève de Tchaïkovski.

Dominique Fernandez, Dictionnaire amoureux de l’Italie, Paris, Plon, 2008, tome I, p.653-659.

 Pour aller plus loin :

https://www.youtube.com/watch?v=c88vHwwIoeE

https://www.youtube.com/watch?v=hNa378n3QwI

https://www.youtube.com/watch?v=PfehbPWr9Ds

https://www.youtube.com/watch?v=-rZiRsHJ9FI




L'Heure Musicale virtuelle du 6 mai 2023

 Samedi 6 mai 2023


Walt Whitman 1819 - 1892

Un démocrate en Amérique

L'intégralité du programme

On sait assez que Feuilles d’Herbe représente l’œuvre d’une vie. Cette œuvre, de 1855 à 1891, a connu de multiples métamorphoses, pour, finalement, s’imposer comme le chant de la conquête de soi, et une manière de mode d’emploi lyrique du Nouveau Monde : elle célèbre le corps vivant de l’individu-citoyen, la foi dans le progrès humain, par delà les épreuves subies par la nation en marche vers son destin. Elle construit à vrai dire ce que, sans doute, Walt Whitman considérait comme le monument littéraire destiné à prouver la grandeur de la tâche entreprise par son pays, au sortir de la Guerre Civile, et sous le patronage de la grande ombre du Président martyr qui avait su et libérer la partie asservie du corps social et réunifier les deux parties de l’empire en formation (ces travaux-là sont inséparables), au seuil de l’ère industrielle : l’œuvre poétique de Whitman vise à l’édification d’une nouvelle civilisation, apte à former une espèce neuve d’êtres et à donner au monde l’exemple d’une réussite enfin indiscutable, qui puisse servir de modèle à tous les peuples, l’enthousiasme dont cette civilisation serait porteuse constituant le meilleur des ferments pour l’avenir.

Le chant est une chose, et Whitman indiscutablement a créé, d’un même élan, une manière étonnante d’en concevoir et la modulation et le contenu, et la forme et les échos, et inauguré une lignée de poètes qui, prenant appui sur son œuvre, en ont poursuivi les intentions – dire la réalité de cette nouveauté-là – et bien sûr apporter à l’entreprise tous les correctifs, nécessaires sans aucun doute.

Ainsi, pour ne prendre qu’une seule formule tirée du Song of Myself, comment ne pas voir la filiation, ou la dérivation, et la déviation à la fois, du All truths wait in all things de Whitman au No ideas, but in things de Williams ? On passe d’une foi absolue en une sorte de pertinence accordée à l’ensemble du donné de la réalité, de cette conviction, cette ardente certitude, que les réalités sensibles du monde contiennent leurs vérités en puissance, que l’idéal demande à se réaliser dans les faits, à une exigence de réalisme tout autrement objectif, au sens le plus fort, et quasi-systématique – on parlera même d’« objectivisme ». Les « vérités » que Whitman voyait « en attente », en suspens dans les « choses » du monde – l’homme, et surtout l’aède whitmanien, étant là pour parfaire ces vérités des choses en les disant, Williams, lui, n’en considère plus que la face visible, en quelque sorte : les choses sont là, les faits existent ; en ces choses et ces faits il existe des « idées », nous dit-il, et par conséquent si le poète a une mission, mais disons plutôt un réel travail à accomplir (le messianisme whitmanien étant dès lors comme gommé), c’est d’aller tirer de cette considération des choses les idées qui s’y trouvent, parce qu’elles sont telles qu’elles sont, les choses. Plus loin encore dans le siècle suivant Whitman, George Oppen dira, dans Of Being Numerous, au tout début de sa méditation : There are things/We live among « and to see them/Is to know ourselves », « Il est des choses/Parmi lesquelles nous vivons “et les voir/ C’est nous connaître nous-mêmes” ». 

Quelles choses ?

Pound, à l’opposé d’Oppen, qui se tut pendant des décennies au profit de l’action sociale au sein du parti communiste – Pound, hanté, lui, de revenants florentins et de spectres confucéens, et se situant encore sur le plan des principes autant que des faits, parlait de « péjorocratie » ; le terme a été repris par Olson, qui finit par désigner l’Empire et ses pompes et ses œuvres comme junk, « camelote ». Reznikoff, dans Testimony, fait la recension des actes de justice dans lesquelles cette société civile de l’Amérique des États-Unis se regarde obéir aux lois nécessaires à son édification : désastre permanent ! Pound considérait le Père Whitman comme la « présence incontournable qu’il faut obstruer ». Dans une mouvance parallèle, Zukofsky a cette formule, dans son « A »-12 : I grow leave, littéralement « Je pousse feuille ». Il ajoute (en regardant, la nuit, de sa fenêtre, le Pégase de néon de la compagnie Mobil Oil) : Thru running manes of Leaves of Grass, « Dans la crinière au vent des Feuilles d’herbe ». Zukofsky avait en mémoire le Whitman journaliste, et parle du « souffle de ses éditoriaux » venus de Brooklyn, le quartier excentré de la Ville reine de l’empire alors en construction.

De quelle chose parlent-ils tous, ces poètes attelés à la tâche de dire ce monde-là ?

La chose a nom : démocratie.

C’est un nom, et une interrogation.

Un problème à résoudre, autant, et plus même, qu’une foi à parfaire.

Whitman s’est attelé le premier en tant que poète à chanter les êtres qui doivent constituer le peuple où la chose trouverait à exister, et à penser la chose telle qu’en attente de soi.

Il a rédigé un long essai, étonnant car à la fois débordant de cet enthousiasme qu’on lui connaît et plein d’une sorte d’amertume devant les obstacles qui freinent l’ampleur de la tâche à accomplir et que ses contemporains ne soupçonnent pas, occupés qu’ils sont à copier l’Ancien Monde dans ses travers les plus ridicules au lieu de se mettre à inventer ce qui doit être inventé pour que le Nouveau Monde soit la terre de l’avenir advenu, et cet essai, il l’intitule Democratic Vistas.

Ces Perspectives démocratiques ont été conçues par Walt Whitman comme un texte destiné à évoluer en s’étendant dans le temps d’une vie. Il s’agissait de traiter du présent et du futur des États-Unis sous leurs aspects religieux, social, politique et artistique. Whitman voyait le texte se développer selon le principe d’une « accumulation successive ». Le projet n’ayant jamais été réalisé sous cette forme idéale, la version finale du texte a été publiée en 1876 et il est la juxtaposition, arrangée, mise en forme, de plusieurs articles successifs publiés dans des journaux.

Le titre de l’essai est devenu célèbre, tel un lieu commun, au point de servir de signe de ralliement pour nombre d’ouvrages visant à mettre en valeur la perpétuation d’une sorte de sentiment national unanimement partagé. Ainsi le New York Times, récemment, l’utilisait pour fêter l’élection de Barack Obama. Les États-Unis (les idéologues du pays) regardent aisément l’avenir comme l’horizon vers lequel chacun des citoyens doit porter son regard. Il est d’ailleurs remarquable de constater que ce titre est utilisé pour l’accession d’un Africain-Américain (autre expression maintenant consacrée) au poste de vigie présidentiel, alors que Whitman évite, précisément, lui, d’aborder de front le problème de l’égalité raciale, malgré l’adoption alors des Quatorzième et Quinzième Amendements qui garantissent cette égalité (« Toute personne née ou naturalisée aux États-Unis, et soumise à leur juridiction, est citoyen des États-Unis et de l’État dans lequel elle réside » dit l’un, en 1868 ; et « Le droit de vote des citoyens des États-Unis ne sera refusé ou limité par les États-Unis, ou par aucun État, pour des raisons de race, couleur, ou de condition antérieure de servitude. », dit l’autre, en 1870). Whitman se garde de s’appuyer jamais sur ces textes constitutionnels, et s’en tient à quelques fortes obsessions personnelles, qui font l’originalité de son essai…

L’American Dictionary of the English Language de Noah Webster, à l’époque de Whitman, définit la démocratie comme « une forme de gouvernement dans lequel le pouvoir suprême est mis entre les mains du peuple collectivement, ou dans lequel le peuple exerce le pouvoir législatif ». Webster cite évidemment en exemple le gouvernement de l’Athènes antique, et ne fait aucune référence à la démocratie américaine. Whitman fait exactement l’inverse, et considère que c’est le processus démocratique lui-même qui importe : le futur est son point de mire, et les antécédents ne sont pas cités. « Nous avons fréquemment imprimé ici le mot Démocratie. Cependant je ne peux trop souvent répéter que c’est un mot dont l’essentiel de la réalité dort encore, qui n’est pas sorti de son sommeil… », dit le texte des Vistas. On retrouve là le principe de ces vérités qui vivent en sommeil dans les choses. Définition parfaitement négative, donc, car la réalité démocratique, si l’on écoute parler Whitman, n’a pas encore d’histoire effectivement réalisée. Plus, même : les États-Unis, en son temps, sont encore manifestement sous le coup de lois, de coutumes et d’institutions qui n’ont rien à voir avec l’idéal qu’il entend prôner, et cet idéal en est encore selon lui à l’état d’« embryon », c’est le terme qu’il emploie.

Second aspect majeur du texte : c’est la formation d’une « littérature démocratique » qui constitue le point focal terminal de son discours. Il s’agit de se débarrasser des modèles « féodaux » (voire « orientaux » !), où le roman, essentiellement, conserve la discrimination hiérarchique, pour aboutir, au nom de l’égalitarisme démocratique idéal, à une classe de « lettrés » dont la tâche serait d’assumer la fonction pédagogique dans la nation. Direction à suivre, selon cette perspective : un échange entre auteur et lecteur (Whitman transpose, en quelque sorte, au domaine littéraire la maxime politique de Lincoln, selon laquelle la démocratie est « le gouvernement du peuple par le peuple pour le peuple », et la nécessité de voir émerger la figure du Poète qui donnera à la démocratie son « épopée » – une histoire nouvelle, idéalisée – qui réduirait l’histoire ancienne à l’état de « naine ».

Bref, le poète-lettré apprendrait à lire à son multiple concitoyen, lequel deviendrait ainsi un lecteur « athlétique », un adepte de la lecture active conçue comme une lutte de gymnaste, le texte offert par l’aède nouveau étant en quelque sorte le soutien, actif lui aussi, de l’exercice. Ainsi le lecteur, comme l’auteur du poème, écrirait l’à-venir de l’idéal démocratique.

C’est que, pour Whitman, et on ne saurait le taxer de naïveté sur ce point, même si par ailleurs on peut lui trouver quelque candeur, le spectacle des États-Unis de son temps est affligeant. Hypocrisie, partout, par exemple, et vulgarité. Cependant, là n’est pas l’essentiel. Le problème central se pose autrement pour le poète-idéologue, et reste celui du rapport de la personne avec la communauté : comment concilier la nécessité de la liberté de chacun et la tout aussi nécessaire cohésion sociale – l’« individu démocratique » et la « nationalité » ? Solution whitmanienne : ce qu’il nomme « personnalisme » – un équilibre entre impératif de la réalisation individuelle et partage dans la camaraderie. Le tout dans la ferveur de l’idéal.

Whitman écrit son essai à la fin des années 1860 (en plusieurs étapes, donc : en en publiant, et avec difficulté, les trois parties successives dans des journaux du temps, et d’ailleurs en se faisant voler la vedette, une fois, par un article vantant des vues opposées aux siennes, et en recourant pour l’édition finale au compte d’auteur), au moment où la nation se réunifie, tout en réglant peu à peu le problème des droits civiques des esclaves libérés : cette affaire est même au centre de la réalité civique, car la libération des Noirs a provoqué un problème de gestion des flux de migration depuis le Sud vers les cités du nord, et d’abord vers la capitale (qui reste, de nos jours, une ville où la population noire est majoritaire). Il date ainsi son essai, volontairement de « Washington, DC, 1871 », où il réside un temps, au plus près des acteurs de la reconstruction, au ministère de la Justice, alors que l’entreprise des Feuilles d’herbe est, elle, née en 1855 à Brooklyn. La réflexion politique est ainsi clairement distincte de l’élaboration du poème, et elle la suit, chronologiquement.

Un des principes sur lesquels s’appuie Whitman pour soutenir son idéal est la déclaration de principe de Lincoln. Whitman n’a que peu croisé Lincoln (quelques saluts de la tête entre eux, lors des déplacements du Président entre la Maison Blanche et sa résidence d’été), mais il a eu des relations de fait plus suivies avec l’administration du successeur de celui-ci, Andrew Jackson. Le poète a fait pendant le conflit qui a mis le pays en péril l’expérience des hôpitaux militaires et il travaille désormais au service du département de la Justice, de 1865 à 1869. La scène politique était alors assez agitée. Le Président a eu à lutter contre le Congrès : c’est Jackson qui a permis la ratification du Treizième Amendement, abolissant l’esclavage sur tout le territoire des États, et qui, donc a rendu la Proclamation d’Émancipation de Lincoln permanente. Les réels problèmes allaient dès lors commencer. Lincoln, comme Harriet Beecher Stowe par exemple (la romancière de La Case de l’Oncle Tom), avait été partisan, avant la Guerre Civile, de renvoyer les esclaves libérés en Afrique ou dans les Caraïbes, afin que leur présence ne perturbe pas le développement de la nation blanche. La guerre avait changé les données, puisque Lincoln avait finalement, avec l’Émancipation, permis aux esclaves libérés de s’engager dans l’armée du Nord.

C’est Washington qui devint le lieu de formation d’une société multiraciale dès avril 1862, lorsque les propriétaires d’esclaves furent payés pour la libération de leurs esclaves : la nouvelle donne sociale allait trouver là son terrain d’expérimentation, et d’organisation. D’autant que les esclaves d’autres régions affluèrent, étant certains de voir là leurs droits reconnus. En 1865, le droit de vote y fut étendu à cette population, par un referendum. Le même processus se reproduisit à Georgetown, en raison de l’arrivée des noirs du Maryland et de la Virginie.

Whitman a assisté à des défilés de noirs émancipés dans la capitale fédérale. Et ses réactions ne sont pas exactement celles qu’on attendrait du chantre de la camaraderie universelle au sein de la nation. Une lettre à sa mère, en 1866, décrit la procession pour la fête de l’Émancipation, comme « impressionnante » et les nouveaux citoyens comme un défilé de « noirauds » (darkeys) et de « bonniches » (wenches). En juin 1868, il décrit également le défilé des citoyens noirs – « en l’honneur de leur victoire dans l’élection du Maire, Mr. Bowen » – comme quelque chose d’assez répulsif : « il y en avait un chapelet qui suivait le trottoir en file avec des gourdins & des bâtons, en hurlant et en gesticulant comme des fous – c’était assez comique, mais particulièrement dégoûtant & inquiétant. Ils étaient très insolents, & c’était assez curieux à voir – on aurait dit des brutes sauvages déchaînées – des milliers d’esclaves des plantations du Sud s’étaient rassemblés – beaucoup avec l’appui du Gouvernement ». Si Whitman, trois ans avant, avait admiré le passage des troupes noires en uniforme et arme à l’épaule, en marche vers le Capitole, le ton avait changé : il doutait déjà d’une intégration réussie. La remarque sur « leur victoire » est caractéristique : les noirs, dans l’élection de Bowen à la mairie de Washington, ont fait bloc, et ne se sont pas conduits en individus selon ses vues idéales. Des années plus tard, Whitman déclarera à Horace Traubel (l’auteur de With Walt Whitman in Camden) qu’il en savait suffisamment pour se dire « convaincu que s’il avait vécu dans le Sud il aurait été du côté des Blancs ». Comme Traubel lui demandait s’il n’y avait pas là quelque contradiction avec son idéal démocratique, Whitman répondit : « Je me verrais forcé de ne pas donner d’explication ; j’éviterais le sujet. » D’où, en effet, l’effacement du problème dans les Vistas.

La réflexion whitmanienne, à vrai dire, trouve son origine, en grande partie, dans une réaction à un essai du penseur écossais Thomas Carlyle, intitulé Shooting Niagara, and after ?, dans lequel il voit l’expression typique d’un point de vue « féodal ». Carlyle développe une « théorie » politique en un sens très large, mais Whitman y voit une attaque à son endroit en tant qu’Américain. Il est vrai que Carlyle entend mettre en garde envers la démocratie, assimilée à une entreprise dont l’issue est périlleuse.

Carlyle pose tout d’abord trois principes qui découlent, selon lui, de la simple observation des faits – 1/ que la Démocratie, pour se réaliser pleinement, doit avoir des institutions (Parlement, Haute Cour…), épaulées par une Presse à bon marché (des Penny Newspapers, des journaux à un sou) qui garantissent la liberté de tous, afin que chacun « suive son propre chemin (Carlyle dit follow his own nose, soit : « renifle sa piste », tel un chien en quelque sorte) grâce à des poteaux indicateurs dans un monde compliqué » ; 2/ qu’« en l’espace de 50 ans, l’Église, toutes les Églises et soi-disant religions, dont la Chrétienne, sont tombées en déliquescence, dans la Liberté de Conscience, le Progrès de l’Opinion, le Progrès de l’Intelligence, le Mouvement Philanthropique, et autres résidus aqueux, parfumés d’une eau de boudin insipide », qui va, en tombant sur le sol, « s’évaporer à loisir » ; 3/ qu’à la place, va s’instaurer le Libre Échange, « sans limite », qui va donner libre cours, « à toute vitesse, à la carrière du Cheap and Nasty, du bon marché et du mauvais goût », qui va s’étendre à la sphère matérielle comme la spirituelle, par le moyen du droit de vote universel, dont les lumières ont besoin d’être assurées… En tant que sujet britannique, Carlyle s’interroge sur la nécessité d’en arriver là, à ce règne de l’Opinion, dont le peuple risque de tenir les arrêts pour des axiomes indiscutables. Il fait allusion à Bismarck, entre autres, cite (en grec) en contrepartie la réflexion d’Antonin le Pieux (« Qui pourra faire changer d’opinion à ces gens ? »)… Il fait une longue variation, qui a dû en effet beaucoup irriter Whitman, sur ce qu’il nomme la Schwarmerey, équivalent germain, dit-il, de ce que les Grecs nommaient « enthousiasme », et qu’il rend en anglais par Swarmery, soit pour en donner un équivalent français, l’« essaimage », au sens péjoratif, la prolifération de la doxa, ou du dogma visé par l’empereur Antonin. En particulier, quand il considère les États-Unis, il tient la « Question Nègre » (Carlyle écrira un autre essai spécifiquement consacré à cette question) pour le résultat de cette swarmery, et « une des moins importantes » que la démocratie ait eu à résoudre. Il voit ironiquement le Diable en emancipated gentleman, et considère que le monde est ainsi poussé, à lâcher la bride à ces libertés proliférantes, vers les rapides, et va irrésistiblement être amené à faire le saut de la cataracte, avec les dangers que l’exercice comporte. D’où le titre de son essai… Faire le saut du Niagara, et après ? C’est à ces formules que Whitman répond en en reprenant les termes.

Il n’a pu en effet que se trouver hérissé par le style ampoulé de l’Écossais, malgré l’admiration qu’il pouvait éprouver pour lui (Carlyle et Emerson ont eu une correspondance très importante et Whitman la connaissait), sans compter même telle déclaration d’une pertinence douteuse (« Le Tout-Puissant a fait le Nègre pour être un Serviteur. ») ; mais il a dû considérer comme insultante l’opinion à l’emporte-pièce selon laquelle la Guerre Civile (la Guerre dite de Sécession) n’avait pas été faite « pour des idéaux valables, mais par stupidité ». Autre sujet de colère : la Guerre avait été menée pour affranchir « trois millions d’absurdes Noirs », en tuant un certain nombre d’« excellents hommes Blancs », affirmait Carlyle, alors que pour Whitman, elle avait été entreprise avant tout afin de préserver l’Union, et pas expressément en vue de la libération des esclaves. Whitman, en fait, pensait que Carlyle se mêlait là de quelque chose qu’il était inapte à comprendre, et que sa diatribe, son comic painful hullabaloo, ce « raffut tragi-comique » était pire que les cris primitifs de ceux qui venaient de se voir octroyer le droit de vote.

Les Perspectives démocratiques sont nées de cette nécessité de plaider pour la réalisation de l’idéal dont le Nouveau Monde était porteur, sans en être encore pleinement conscient. C’était donc une idée en sommeil dans les choses, et sa vérité demandait à être dite, ainsi le concevait Whitman. De même il considérait qu’il était de son devoir de donner à ce plaidoyer une voix, celle du Lettré du futur dont il brosse le portrait idéal : un composé de Shakespeare, des bardes sacrés des Juifs, d’Eschyle, de Juvénal, dit-il, mais « pour les desseins futurs et démocratiques, des poètes (oserai-je le dire ?) d’un ordre plus élevé que chacun de ceux-là », une « classe de bardes qui fassent concorder, maintenant et pour toujours, l’être physique rationnel de l’homme avec les ensembles de l’espace et du temps, et avec ce vaste et multiforme spectacle de Nature, qui l’environne », et dont, à l’évidence, le poète des Feuilles d’Herbe est le pendant réel, et, lui, convaincant dans la forme originale qu’il a donnée à son œuvre.

Pour aller plus loin :

Philip Glass - Violin Concerto No. 1 (w/ score) (1987) : https://www.youtube.com/watch?v=Vov9SAItc9A

WALT WHITMAN (1819-1892) – Une vie, une œuvre [2006] :https://www.youtube.com/watch?v=iRJ-kX_qBYI

Whitman, Walt – Voici ce que tu feras. :https://www.youtube.com/watch?v=ro4yJdX0JXI

Oh Captain! My Captain! - Walt Whitman (Powerful Life Poetry) : https://www.youtube.com/watch?v=wMuZ50QMG-w

Glass: Glassworks (w. Full Score) : https://www.youtube.com/watch?v=2QA8OZ4j8i4




L'Heure Musicale virtuelle du 22 avril 2023

 Samedi 22 avril 2023

Fernando Pessoa 1888 – 1935

L'intranquille

L'intégralité du programme

Lisbonne, 30 novembre 1935. Un homme de 47 ans meurt d’une insuffisance hépatique, seul, prématurément vieilli par l’alcool. A son enterrement, peu de personnes, quelques amis, des curieux. Et pourtant, il fait également la une des journaux. Est retrouvée chez lui une grande malle noire contenant plus de 27 000 documents, écrits divers tous signés de noms différents, inachevés, remodelés, prêts à être édités. Cet homme est Fernando Pessoa, poète portugais n’ayant publié qu’un seul ouvrage, Message, en 1934 et quelques poèmes disséminés dans les journaux. Comment Fernando Pessoa est-il devenu un poète pluriel ? Cet orfèvre des mots est tout d’abord un homme fracturé et ordinaire qui deviendra plusieurs auteurs en un seul corps.


Fernando Pessoa est né à Lisbonne le 13 juin 1888. Son nom a pour signification « personne». Cela ne traduit pas l’absence de quelqu’un – qui en portugais se dit ninguém – mais une personne en tant qu’individu. D’ailleurs, persona, depuis l’Antiquité, désigne le masque à travers lequel sonne la voix d’un acteur. Curieusement, chaque hétéronyme de Pessoa, finalement, est un masque à travers lequel sonne la voix du poète.


Orphelin de père à cinq ans, il fait l’expérience du vide pour la première fois. Il commence alors à créer des personnages imaginaires, dont le chevalier de Pas avec qui il converse et qui lui raconte des histoires. Ce sera son premier « hétéronyme», sa première dissociation de lui-même. Fernando Pessoa a très peu voyagé tout au long de sa vie mais, à l’âge de huit ans, il suit sa mère et part vivre en Afrique du Sud, à Durban. Après y avoir suivi de brillantes études, il décide, à l’âge de dix-sept ans, de revenir à Lisbonne où il souhaite devenir un poète de langue anglaise de style shakespearien. Après ce voyage ainsi qu’un autre aux Açores, il ne quittera plus jamais Lisbonne et ne se dédiera plus qu’à son art et à ses aventures intérieures.

« Voyager ? Pour voyager il suffit d’exister. Je vais d’un jour à l’autre comme d’une gare à l’autre, dans le train de mon corps ou de ma destinée, penché sur les rues et les places, sur les visages et les gestes, toujours semblables toujours différents, comme, du reste, le sont les paysages. Si j’imagine, je vois. Que fais je de plus en voyageant ? Seule une extrême faiblesse de l’imagination peut justifier que l’on ait à se déplacer pour sentir. »

De retour au Portugal, Fernando Pessoa se lie d’amitié avec Mário de Sã Carneiro avec qui il crée la revue Orpheu en 1915. Dans les années 1910, il décide d’arrêter ses études de lettres et fuit la vie universitaire. Ses débuts littéraires sont très remarqués par les intellectuels de son époque car dès 1912, il publie une série de trois articles sur la nouvelle poésie portugaise et est connu pour être un virulent critique. Il ose même se présenter comme un supra-Camões (considéré comme le plus grand écrivain portugais, auteur du poème épique Les Lusiades sur les Grandes découvertes portugaises publié en 1572), évoquant le passé glorieux de son pays et se désignant comme le nouvel écrivain majeur du début du XXème siècle.

« Ô mer salée, combien dans ton sel tu contiens De larmes versées par le Portugal ! Pour t’avoir sillonnée, combien avons-nous fait pleurer de mères, Combien d’enfants avons-nous fait prier en vain ! Combien de fiancées sans époux sont restées Pour que tu fusses nôtre, ô mer salée !« 

Pourtant, cet homme est bien ordinaire. Il travaille toute sa vie dans un emploi à temps partiel au sein d’une entreprise d’import-export dans laquelle il rédige le courrier en anglais ou le traduit pour les clients afin de subvenir à ses besoins. Il est un homme interchangeable, en costume noir, portant un chapeau mou, la totalité de son visage couverte par ses lunettes et sa moustache, le regard vide, fuyant. Sur toutes ses photographies, il est sans expression, sans sourire, fantomatique. Sa vie est morne, simple et taciturne et tranche avec la complexité de son œuvre.

« Mon destin est peut-être, de toute éternité, d’être comptable, et la poésie ou la littérature ne sont peut-être qu’un papillon venant se poser sur mon front, et qui me rend d’autant plus ridicule que sa beauté est plus éclatante.« 

Avec une vie aussi morne et mélancolique, comment Fernando Pessoa est-il devenu pluriel ? Il a créé diverses esthétiques et personnages : des hétéronymes qui ont chacun un nom, une biographie, une œuvre et des ambitions littéraires qui leur sont propres. Pessoa a narré leur genèse dans une lettre au poète Adolfo Casais Monteiro le 13 janvier 1935 : « Un jour, je m’approchai d’une haute commode et, prenant une feuille de papier, je me mis à écrire, debout, comme je le fais chaque fois que je le peux. Et j’ai écrit trente et quelques poèmes d’affilée, dans une sorte d’extase dont je ne saurais définir la nature. Ce fut le jour triomphal de ma vie et je ne pourrai en connaitre d’autres comme celui-là. » Alors qu’il écrit Le Gardeur de troupeaux, explique-t-il, Pessoa sent une autre personne croître dans son corps et il lui donne le nom d’Alberto Caeiro.

C’est l’apparition des hétéronymes de Fernando Pessoa. Alors que l’usage des pseudonymes permet de cacher une identité, les hétéronymes sont autres que le poète, tout en lui étant endogènes. Ils sont autonomes, ont un nom, une biographie, une adresse, écrivent les uns sur les autres, se contredisent, débattent ensemble. Tous les lecteurs de presse savent qu’ils ne sont tous que Pessoa lui-même puisque la photo du poète leur est associée dans les journaux. Il est donc plusieurs écrivains en même temps.

Aujourd’hui, on dénombre plus de 70 hétéronymes dont le maître est Alberto Caeiro. Celui-ci décide de faire table rase des traditions poétiques symboliques et romantiques et plaide pour un retour vers la tradition antique. Ses plus célèbres disciples sont Alvaro de Campos, qui prône une poésie moderne, ancrée au XXème siècle, Ricardo Reis ainsi que Pessoa lui-même qui ose aller à son encontre et le critiquer.

Autre particularité nous permettant de constater que Pessoa est un poète multiple et original est qu’il a aussi créé la catégorie du demi-hétéronyme, qui comprend Bernardo Soares. A son sujet, Pessoa explique qu’il n’a pas réussi à se dédoubler et à le faire totalement autre que lui. La vie de l’auteur et celle de son hétéronyme se ressemblent considérablement et l’écriture en prose, plus intimiste, l’empêche d’en faire un nouveau poète à part entière. C’est d’ailleurs cet hétéronyme qui écrit le Livre de l’intranquillité ou Livro do desassossego commencé en 1913 et rédigé jusqu’en 1920 puis repris en 1929 et publié en 1982. Etant l’une des œuvres les plus connues de Pessoa, elle est celle qui reflète le mieux son agitation nerveuse, son inquiétude et son désarroi. Le desassossego est ce mot qui désigne à la fois une intranquillité nerveuse et une véritable agitation physique. Il est souvent utilisé lorsque l’on demande à une personne de se tenir tranquille, sage – l’inquiétude en portugais étant elle traduite par preocupação.

« Le monde est à celui qui nait pour le conquérir Et non à celui qui rêve de pouvoir le conquérir, même s’il a raison. J’ai rêvé plus que Napoléon n’a conquis. J’ai serré sur mon cœur hypothétique plus d’humanités que le Christ. J’ai conçu en secret des philosophies qu’aucun Kant n’a écrites. Mais je suis, et resterai peut-être toujours, celui de la mansarde. »

Pessoa est donc un poète pluriel. Il veut être le monde, le sentir, être le plus poreux possible à l’univers qui l’entoure. Il est un trou noir, un puits sans fonds qui absorbe tout ce qui l’environne. En n’étant rien, en n’ayant aucune ambition, aucune construction intérieure, il analyse ses sensations, dévore ce qui l’entoure et veut pouvoir tout être, tout sentir, tout savoir, tout exprimer, tout imaginer. Il s’est auto-divisé pour enrichir ses dialogues intérieurs, pour entrer en contradiction avec lui-même. Son objectif est d’organiser les différentes querelles entre ses nombreux hétéronymes afin de leur donner une cohérence et qu’elles lui permettent d’avoir accès à toutes les esthétiques possibles, à tous les courants et tendances poétiques présents.

Pessoa est l’incarnation de l’homme pluriel qui se défini à travers chacun de ses mots. Il voulait pouvoir vivre tous les contraires, se créer, avoir accès à toutes ses sensations et être l’intelligence de tout en étant rien. Il l’affirme dans un de ses plus célèbres poèmes :

« Je ne suis rien
Jamais je ne serai rien.
Je ne puis vouloir être rien.
Cela dit, je porte en moi tous les rêves du monde. »

Pour aller plus loin :

Amália Rodrigues - Queen Of Fado ( Full Album) https://www.youtube.com/watch?v=W-TKWhqEtJw

Un moment de poésie avec Fernando Pessoa au bord du Tage https://www.youtube.com/watch?v=Qiu7p12e7nA

Lisboa, sur les pas de Fernando Pessoa: https://www.youtube.com/watch?v=_JR2kBZmf3U

Fernando PESSOA – Une Vie, une Œuvre : 1888-1935 (France Culture, 2018): https://www.youtube.com/watch?v=QQwbYTQps2A 



L'Heure Musicale virtuelle de Pâques 2023

 Dimanche de Pâques 9 avril 2023


Dante Alighieri 1265 – 1321

In Paradisum

L'intégralité du programme 

La gloria di Colui che tutto move
per l’universo penetra, e risplende
in una parte più e meno altrove.

La gloire de Celui qui meut toutes choses
Pénètre l’univers, et resplendit
Davantage en un point et moins ailleurs.

(Paradis I, 1-3)

Dès le premier vers du Paradis, Dante nous plonge dans ce qui sera la matière de son chant : « La gloria di Colui che tutto move », la gloire de Dieu. Après l’Enfer et le Purgatoire, Dante arrive à la dernière étape de son voyage dans l’au-delà, le Paradis. Il atteint l’objet de sa quête, de la quête de toute âme humaine : la vision de Dieu. C’est pourquoi ce troisième cantique de la Divine Comédie est également le plus important.

Une lecture moderne de Dante, héritée du Romantisme du XIX° siècle, néglige souvent le cantique du Paradis, le jugeant moins intéressant que l’Enfer, et trop ardu. Etudier la Divine Comédie se réduit ainsi à lire beaucoup l’Enfer, un peu du Purgatoire, et quasiment rien du Paradis, ce qui fut l’expérience de beaucoup dans les écoles italiennes par exemple. Cette interprétation constitue en réalité un contresens par rapport au projet de Dante. Jacqueline Risset, qui a publié récemment une très bonne traduction de la Divine Comédie en français, souligne dans son Introduction : « le long poème que nous appelons Divine Comédie a été conçu en fonction non pas de l’Enfer, comme le XIX° siècle a tenté de nous le faire croire, mais en fonction du Paradis » [1] .

Il est vrai que le Paradis peut dérouter le lecteur contemporain en raison de sa densité poétique et de sa profondeur théologique. Mais qui fait l’effort de s’y plonger découvrira la richesse éblouissante de la vision et de la langue de Dante. Le poète était d’ailleurs lui-même conscient de la difficulté de ce troisième cantique, et en avertit le lecteur au début du deuxième chant :

Oh vous qui êtes dans si petite barque
désireux d’écouter, et suivez
mon vaisseau qui va chantant,

retournez revoir vos rivages :
ne gagnez pas la haute mer, car peut-être,
me perdant de vue, vous resteriez égaré.

L’eau que je prends n’a jamais été courue ;
Minerve y souffle, et Apollon me conduit,
et neuf Muses me montrent l’Ourse.

Vous, peu nombreux, qui de bonne heure
avez dressé le col au pain des anges, dont
on vit ici-bas mais qui jamais ne rassasie,

vous pouvez mettre en haute mer
votre navire, en gardant mon sillage
avant que l’eau ne redevienne étale.

(Paradis II, 1-15)

Le poète compare son poème du Paradis à un voyage intrépide en haute mer : que celui qui a peur de se perdre retourne au port, mais à celui qui a l’audace de suivre le poète dans sa route exigeante, est promis le « pain des anges », c’est-à-dire Dieu lui-même.

« L’eau que je prends n’a jamais été courue » : Dante met en valeur le défi poétique inouï dans lequel il se lance : chanter le Paradis, c’est-à-dire essayer de décrire par des paroles humaines, limitées, la beauté de la réalité divine, infinie. Il reconnaît sa disproportion face à cette tentative surhumaine, et redit régulièrement, au cours des 33 chants du Paradis, l’impuissance de ses vers à égaler la réalité contemplée.

Cependant le poète ne renonce pas à son entreprise. Il fait appel aux divinités antiques liées à la poésie : « Minerve y souffle, et Apollon me conduit, / et neuf Muses me montrent l’Ourse ». Une telle invocation à des dieux païens peut surprendre le lecteur moderne. Il s’agit en fait d’une tournure poétique habituelle pour le Moyen Age chrétien. Les poètes recourent à la mythologie antique, qui fait partie de la culture médiévale, non parce qu’ils croiraient à l’existence de ces divinités, mais pour leur richesse symbolique. Ainsi invoquer Apollon, dieu de la poésie, est une image pour évoquer l’origine divine de l’inspiration poétique : pour chanter le Paradis, art et talent humains sont insuffisants, le poète a besoin de l’aide de la grâce divine. Selon la vision du Moyen-Age, dans laquelle Dante s’inscrit, le grand poète est aussi prophète, son inspiration est un don de Dieu.

Le premier chant du Paradis est à lire dans la continuité du Purgatoire. Dante, après avoir passé la dernière épreuve de la confession, se trouve en compagnie de Béatrice au sommet de la montagne du Purgatoire. Maintenant qu’il est « puro e dispuesto a salire a le stelle » [2] , il va pouvoir monter au premier ciel du Paradis.

Comment exprimer cette ascension, qui signifie passer de l’ordre naturel à l’ordre surnaturel ? En effet, la montagne du Purgatoire était encore une réalité terrestre : dans son imaginaire poétique, Dante la situe dans l’hémisphère sud du globe terrestre, encore inconnu à l’époque médiévale. En revanche le Paradis, que Dante représente d’abord comme une succession de plusieurs ciels, est une réalité surnaturelle, qui sort du cadre humain spatio-temporel.

Pour évoquer ce changement d’ordre, le poète invente un verbe, « trasumanar », qui pourrait se traduire par « outrepasser l’humain » : « Trasumanar significar per verba / non si poria » (« outrepasser l’humain ne peut se signifier par des mots », [3] . Dante souligne encore le caractère ineffable de son expérience, que le langage est insuffisant à dire. Le poète outrepasse donc les limites de la langue et emploie un mot nouveau pour transmettre quelque chose de sa vision. A expérience nouvelle et unique, langage nouveau et unique. La création de mots, les néologismes, est une caractéristique de la poésie de Dante dans le Paradis. Son génie poétique se manifeste dans ces inventions verbales intraduisibles, mais riches de sens dans leur contexte.

Pour évoquer cette expérience indicible de monter au Paradis, Dante recourt aussi à l’image de la lumière. Il décrit son ascension de la terre aux sphères divines comme une explosion de lumière, phénomène qui se renouvellera à chaque passage d’un ciel à un autre : le poète ne sent pas physiquement la montée, car il est hors du cadre spatio-temporel. Il remarque simplement une intensification de la lumière, et voit Béatrice devenir à chaque fois plus belle et plus lumineuse. Cette lumière est le reflet de la gloire divine, de laquelle s’approche le poète. Dante décrit la force de cette lumière à travers de riches images poétiques, comme celle du jour et du soleil :

« Et soudain il me sembla que s’ajoutait
jour au jour, comme si le Tout-Puissant
avait paré le ciel d’un autre soleil.

Béatrice était toute aux éternelles sphères
qu’elle fixait de ses yeux ; et moi en elle
je fixais mes regards, détachés de plus haut. »

(Paradis I, 61-67)

L’ascension de Dante au Paradis est rendue possible grâce à Béatrice. Après avoir suivi Virgile en Enfer et au Purgatoire, c’est maintenant sous la conduite de Béatrice que chemine le poète. L’enchaînement des regards dans les vers précédents souligne son rôle de médiatrice : Dante ne peut pas encore regarder directement le soleil, mais il fixe Béatrice, qui, elle, fixe le soleil, symbole de Dieu. Béatrice en effet vit déjà dans la vision de Dieu au Paradis, parmi les bienheureux, et peut à son tour y introduire le poète.

C’est par son amour pour Béatrice, amour maintenant pur et fidèle, que Dante accède au Paradis, à la sphère de l’Amour divin. Dante confère ainsi à l’amour humain une dignité audacieuse pour son temps : il en fait la porte d’entrée qui mène à l’Amour divin, l’instrument de la grâce pour approcher l’homme de Dieu. Béatrice, la femme aimée, se convertit en guide, à la fois souriante et ferme, mère attentive et sage théologienne qui fait entrer Dante dans les mystères divins.

« Alors celle, qui voyait en moi tout comme moi,
pour apaiser mon âme troublée,
avant que je demande, ouvrit la bouche,
et commença :
« (…) Tu n’es pas sur terre, comme tu le crois ;
et la foudre, fuyant son séjour,
ne court pas plus vite que toi tu le fais (…)
Ne t’étonne plus, si je m’imagine bien,
de ton ascension, non plus que d’une rivière
descendant de la haute montagne au fond la vallée.»

(Paradis I, 85-88, 91-93, 136-138)

 Dante n’a pas compris qu’il est entré au Paradis et s’interroge sur l’origine de l’intense lumière qui lui apparaît. Béatrice, qui « voit en lui comme lui-même », devance sa question pour lui répondre. Comme tous les bienheureux qui vivent en Dieu, elle peut lire dans l’âme de Dante, et lui explique cette mystérieuse ascension, rapide comme l’éclair. Comme la rivière qui descend naturellement la montagne, l’âme humaine retourne naturellement à Dieu, quand elle se trouve lavée du péché. Elle peut alors suivre librement son désir naturel qui est de voir Dieu. Dante qui s’est lui-même purifié de ses péchés au Purgatoire, suit le même chemin et monte ainsi « naturellement », sans s’en rendre compte, au Paradis.

Pour aller plus loin :

Monteverdi : Les Vêpres de la Vierge (Leonardo Garcia Alarcon, Mariana Flores...)

https://www.youtube.com/watch?v=zIl_ia-VWuc

DANTE ALIGHIERI (1265-1321) : Dante parmi nous – Une vie, une œuvre [2004]

https://www.youtube.com/watch?v=YQgFXR1gN70

Gassman legge Dante - Paradiso, Canto XXXIII

https://www.youtube.com/watch?v=BkVmum5l_3k

Il Cammino di Dante

https://www.youtube.com/watch?v=pd3si72wda4