L'Heure musicale virtuelle du 16 mars 2024

SEBASTIAN BRANT

1458 – 1521

Archétypes de la folie

 


Une heure en musique...

Issu d’une famille de moyenne bourgeoisie, Sebastian Brant, poète d’expression latine et allemande, polygraphe, professeur de droit et jurisconsulte, administrateur communal et conseiller impérial, naquit en 1457 à Strasbourg, vraisemblablement dans le vieux quartier « Finkwiller ». Son grand-père avait été sept fois membre du Conseil de la Ville. Quand son père qui tenait l’auberge du « Lion d’Or » (rue d’Or à Strasbourg) mourut en 1468, Sebastian avait à peine 11 ans. Doué et travailleur, sérieux et pieux, il se passionna précocement pour l’étude.

Comme il n’y avait pas encore d’université à Strasbourg en ce temps-là (le Gymnase protestant ne fut fondé qu’en 1538), sa mère décida de l’envoyer en 1475 à Bâle où il se consacra alors consciencieusement aux études juridiques. Reçu bachelier, puis licencié et enfin « docteur en les deux droits », civil et canonique (in beiden rechten doctor), en 1489, il fut nommé professeur à la Faculté même où il avait obtenu ses grades; il fut promu doyen en 1492.

En 1485, il avait épousé la fille d’un coutelier bâlois, dont il eut sept enfants : il ne semble pas que ce mariage ait eu une quelconque répercussion sur ses activités professionnelles ni sur ses inspirations créatrices. En enseignant, il élabora un « cours d’introduction à l’étude du droit » qu’il publia par la suite. Attiré par les lettres de l’Antiquité, ferré en latin et en grec, il consacra de plus en plus ses heures de loisir à la lecture des auteurs classiques connus à l’époque, nommément Virgile, son poète préféré. Finalement il instaura à l’Université de Bâle un cours de poétique, bien fréquenté, et se mit à composer en latin des poèmes, différentes pièces en vers de caractère anecdotique, politique, moral ou religieux, notamment Varia carmina (1498). Mais petit à petit il se détacha du latin, alors langue officielle de l’enseignement, pour écrire de plus en plus dans la langue maternelle, celle du peuple, l’allemand. En ceci il fut un vrai Alsacien, fier de son identité, fidèle aux traditions ancestrales, gardien vigilant du patrimoine linguistique et culturel de son pays d’origine. N’oublions pas qu’à cette époque-là l’Alsace faisait partie depuis mille ans déjà de la Germanie et était loyalement attachée au Saint Empire romain germanique.

Il traduisit en allemand les distiques de Caton, écrivit son Tugent Spyl (publié en 1554) et composa nombre de poèmes, Deutsche Gedichte, dont un choix fut édité en 1875, entre autres Von dem Donnerstein consacré à la chute du fameux météorite tombé du ciel le 7 novembre 1492 près d’Ensisheim et toujours conservé à la mairie de l’ancienne capitale de la Haute-Alsace.

En 1494, Sebastian Brant, de plus en plus versé dans l’art poétique allemand, publia à Bâle son fameux poème satirique Das Narrenschiff (« La Nef des fous »), suite originale de cent douze chapitres en vers octosyllabiques, plus exactement iambiques à quatre pieds, rédigés en une langue vigoureuse et pittoresque qui se situe entre le moyen-haut-allemand tardif (Spätmittelhochdeutsch) et le nouveau-haut-allemand précoce (Frühneu hochdeutsch) et qui est farcie de régionalismes alémaniques puisés dans le vieil alsacien d’alors. Unique en son genre, ce livre qui fit fureur lui assura la célébrité.

Pris par le mal du pays, cédant aux instances de ses nombreux amis et admirateurs strasbourgeois, il rentra au bercail en 1500. Sur la recommandation de Geiler von Kaysersberg, prédicateur à la cathédrale, ses concitoyens lui confièrent en 1503 les fonctions de syndic et de chancelier municipal (Stadtschreiber) qui firent de lui l’un des personnages les plus importants du Strasbourg d’alors, ville libre d’Empire (freie Reichsstadt). Vu son talent et sa science, il fut un excellent ambassadeur, s’acquittant toujours avec tact et habileté des missions souvent délicates dont le chargeait le magistrat de la ville. Appréciant ses qualités et capacités extraordinaires, l’empereur Maximilien 1er le choisit comme conseiller, le fit assesseur au tribunal aulique de Spire et lui décerna le titre de Cames Palatinus (« comte palatin »). Malgré tous les devoirs de ses charges officielles, Brant continua à cultiver les lettres et à s’occuper de la vie culturelle de la région dans le cadre des réunions de la Société scientifique rhénane. Sur le plan des querelles religieuses de l’époque, il était partagé, comme écartelé, entre des forces contraires et éprouvait de douloureux tiraillements : en effet, il fut un ardent adversaire des idées réformatrices bien qu’il eût fustigé, en courageux précurseur, les vices et abus de ceux qui incarnaient la foi orthodoxe. Voyant, vers la fin de sa vie, l’Église et l’Empire ébranlés par les doctrines des contestataires, il fut empli d’une profonde tristesse. Il mourut à Strasbourg le 10 mai 1521, inquiet et las, au retour d’un voyage à Gand en Belgique où il avait obtenu le renouvellement des privilèges de sa ville et prononcé l’éloge du nouvel empereur, Charles Quint (1520).

Das Narrenschiff (« La Nef des Fous »)

Le chef-d’œuvre satirico-moralisant de Sebastian Brant, alias « Sebastianus Titio » (forme latinisée du prénom et du patronyme), fut un best-seller de la fin du XVe siècle : truffé de citations classiques et bibliques, illustré en partie par le jeune Albrecht Dürer, encore à Bâle en 1494, écrit en une langue familière, truculente, il revalorisa un genre littéraire, – un genre littéraire qui culmina dans « l’Éloge de la Folie » d’Érasme de Rotterdam (1509).

Dans chacun des cent douze chapitres du livre, orné chacun d’une gravure illustrant le vice dénoncé et comportant ensemble quelque 7 000 vers, l’auteur dénonce et ridiculise un certain aspect de la « folie humaine », y caricature des types de « fous » – entendez de pécheurs – qui défilent, amusent ou attristent le lecteur et se trouvent finalement regroupés dans une nef qui fait voile vers la « Narragonie », l’île de la folie. Dans le prologue, la longue Vorred, il évoque la nef symbolique qu’il arme pour embarquer tous les « fous » qui s’agitent autour de lui ; il dit qu’il faudra recourir à toutes sortes d’embarcations pour les contenir tous. Son admirable ouvrage est l’amalgame de toutes ses connaissances et convictions mélangées dans le creuset de sa remarquable personnalité ; il a fondu ensemble nombre d’éléments divers empruntés à la mythologie, à la Bible, aux auteurs anciens et à la réalité quotidienne pour créer une variété de personnages fortement typés : les « fous de son temps ». Ce sont des êtres affligés de vices, des insensés voués à la perdition parce que leur comportement est « contraire à la loi divine et à l’ordre social ». Brant veut leur faire comprendre qu’il ne faut pas succomber aux tentations, aux faiblesses, aux péchés qui, selon lui, engendrent les malheurs de l’humanité. Il fustige impitoyablement aussi bien les égarements « véniels » que les aveuglements « mortels » : la passion des jeux et des livres, la manie de la mode et des voyages, l’abus des médicaments ou de l’alcool, la mendicité, l’ingratitude, l’orgueil, la jalousie, la médisance, l’avarice, la fraude, l’usure, l’adultère, le concubinage, l’impulsivité, la grossièreté, la brutalité, le blasphème, etc.

S’il condamne avec rigueur et vigueur tous les défauts des hommes, c’est dans l’espoir de pouvoir les aider à se corriger. Il veut que sa galerie de fous soit un « miroir » dans lequel tout un chacun pourra en partie se reconnaître et, dès lors, s’amender, se redresser. Le Narrenschiff présente un réel intérêt documentaire parce que Brant y a consigné nombre d’observations et de réflexions ayant trait à son temps et à son milieu. À travers les vices, il y décrit son entourage, notamment le monde universitaire et carnavalesque du Bâle de l’époque. N’oublions pas qu’il a publié son livre à bon escient à l’occasion du carnaval bâlois de l’an 1494 (uff die Vasenaht 1494). La « folie » au sens de l’insanité, de l’extravagance, de la passion, de l’aveuglement ou de l’inconscience n ‘a pas été inventée comme thème littéraire par Brant, certes, mais c’est lui qui a su donner à ce sujet une nouvelle dimension, un retentissement insoupçonné, extraordinaire ; par là même il a de nouveau donné du relief à l’ancienne allégorie de la nef qui a beaucoup contribué au retentissement inouï de sa satire. Cet ouvrage marquant fut, après la Bible, le livre le plus lu au XVIe siècle, non seulement en Allemagne, mais dans l’Europe tout entière, même au temps de la Réforme puisque son caractère critique et moralisant, fondé sur nombre de citations bibliques, cadrait bien avec l’orientation de la foi purifiée. Comme sa diffusion ne se heurtait à aucune frontière nationale ni religieuse, les contemporains louaient en chœur son auteur : ils glorifiaient sa performance, exaltaient ses mérites, soutenaient son action. Geiler von Kaysersberg, le grand prédicateur de la cathédrale de Strasbourg, exploita surtout l’action thérapeutique du Narrenschiff sur les âmes en peine ou en perdition : à ses yeux c’était « le miroir du salut » (der spiegel des heils), tout comme pour Onofrius Brant, le fils du poète, c’était « la nef du salut » (das schiff des heils). Une année durant, du mercredi des Cendres 1498 jusqu’au jour de Pâques 1499, le « Bossuet alsacien » fit du haut de sa magnifique chaire des sermons inspirés par certains vers ou chapitres du Narrenschiff, car il estimait que les caricatures originales brossées par son ami avaient un effet plus salutaire sur les pécheurs concernés que les versets et lieux communs des Saintes Écritures, sans cesse ressassés et rebattus dans la langue sacrée. Wimpheling, le chef de file des humanistes alsaciens, proposa d’introduire la version latine du chef-d’œuvre comme livre de lecture dans le cycle des études secondaires. N’oublions pas qu’à l’époque où la langue des savants et lettrés était le latin, Brant, en écrivant son poème en allemand, a considérablement réhabilité la langue du peuple. 

Matthieu Denni

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