« Qu’avez-vous fait de Jésus
? »
Christine Pedotti, Albin Michel, 2019,
172 p.
« Le cléricalisme
est une maladie contagieuse,
transmissible par
imposition des mains » (op. cit., p. 71)
Un dévoiement systémique
C’est bien d’une « sainte
colère » qu’il s’agit, inspirée par le souvenir de Jésus
de Nazareth. Une indignation à la mesure de la passion évangélique
qui habite Christine Pedotti, mais que même le simple bon sens des
gens honnêtes suffit en grande partie à justifier. Écrivaine,
journaliste et éditrice connue pour son attachement à l’Église
catholique ainsi que pour ses compétences théologiques et son
discernement dans les affaires humaines, l’auteure interpelle sans
ménagement la hiérarchie ecclésiastique sur les dessous cachés du
scandale de la pédophilie des clercs. Une première au sein de
l’Église de France : ce sont les instances épiscopales en
tant que corps constitué qui sont directement mises sur la sellette.
L’épiscopat est désigné comme principal responsable de la
calamiteuse situation actuelle du catholicisme, et ce quelles que
soient les qualités personnelles de ses membres… Après de
multiples alertes restées sans suite, les accusations énoncées à
l’endroit de « Messieurs les responsables de l’Église
catholique » sont à dessein d’une certaine violence pour
être entendues.
Les dérives sexuelles des prêtres
pédophiles sont dénoncées comme particulièrement graves parce que
commises par des personnes investies d’une autorité religieuse, et
parce qu’elles brisent à jamais l’avenir d’enfants sans
défense dont, selon l’Évangile, l’innocente simplicité
préfigure les valeurs du « royaume des cieux ».
Pareillement condamnable, pour les mêmes raisons et quelques autres
en plus, est la dissimulation de ces crimes par la hiérarchie
ecclésiastique qui, au mépris de la souffrance des victimes et des
exigences de la justice, a pris l’habitude de se montrer avant tout
obsédée par l’honorabilité et la stabilité des institutions
qu’elle préside, et par sa propre image mondaine. La
pédocriminalité n’a été prise en considération que dans ses
aspects honteux et peccamineux. Mais Christine Pedotti ne s’en
tient pas à ces dénonciations. Avec autant de courage que de
clairvoyance, elle dévoile l’idéologie et les modes de
fonctionnement du système ecclésiastique qui, en amont des
responsabilités individuelles et sous couvert de la doctrine
promulguant l’essence surnaturelle de l’Église, sont
sous-jacents aux comportements incriminés.
Le mal ne se limite pas aux fautes
commises par des clercs délinquants ou pervers et par des prélats
négligents, pleutres, ou peu scrupuleux. Systémique, ce mal
corrompt en profondeur l’Église à la suite d’un dévoiement
théologique qui débouche sur une funeste disparité et une
redoutable omerta. Le sacerdoce est proclamé prédominant et de
compétence quasi universelle, instaurant la suprématie des clercs
sur les laïcs. L’autorité hiérarchique, abusant de la symbolique
familiale et féodale sous le signe du « père » et du
« seigneur », s’est autosacralisée et se reproduit
hors de tout contrôle extérieur dans un entre-soi ambigu et
surplombant. La sexualité des fidèles fait l’objet d’une
minutieuse supervision polarisée sur la reproduction et foncièrement
répressive, exercée par un clergé masculin et célibataire. En
résulte un système autoritaire de type pyramidal, couramment
machiste et gérontocratique. Priorité est donnée aux doctrines et
aux normes édictées par le magistère pour conforter un ordre
social à sa convenance. Le droit canon l’emporte sur le droit
commun, le Vatican l’emporte sur la République, la liberté et la
sécularisation restent vilipendées en dépit des progrès réalisés
par rapport aux contraintes en usage dans les siècles passés. Alors
que Jésus était d’abord attentif aux personnes, et notamment aux
souffrances et aux aspirations des plus vulnérables, les dignitaires
qui se prétendent ses successeurs attitrés privilégient le règne
des idées et des prescriptions qui fondent et perpétuent leurs
pouvoirs.
Vaines sont par conséquent, à défaut
de lucidité et de sérieuses réformes, les pénitences et les
prières adressées à Dieu pour sauver le catholicisme du naufrage
en cours. Inutiles sont les cultes visant à obtenir du ciel des
vocations sacerdotales pour assurer la survie, en l’état, des
institutions religieuses héritées de la chrétienté. Et pas plus
que les dévotions, les remèdes préconisés par le management
pastoral et la « com » ne sauraient être efficaces. Il
s’avère en effet de plus en plus évident que, face au risque de
se transformer en secte intégriste sous l’influence d’un courant
réactionnaire en constante progression, l’Église catholique doit
procéder à de profondes révisions théologiques et réformes
organisationnelles si elle veut vraiment annoncer de façon crédible
l’Évangile au monde contemporain. Le catholicisme aura certes
toujours besoin de responsables dévoués et compétents, d’évêques
et de prêtres notamment, mais ils devront concevoir leurs fonctions
autrement et les pratiquer autrement. Pour ébaucher les lignes de
force des changements nécessaires, Christine Pedotti se réfère à
la vision du pape François qui demande solennellement et fermement
à l’ensemble des fidèles – sans tenir compte des prérogatives
coutumières de la hiérarchie – d’éradiquer le cléricalisme
sous tous ses aspects.
Mais le catholicisme peut-il changer
compte tenu du poids de son héritage bimillénaire ? Saura-t-il se
repenser et se réorganiser en fonction de sa vocation évangélique
plutôt que des déterminations de son passé ? Dans l’immédiat,
le croyant de base peut parfois s’avancer plus loin dans les
propositions et les pratiques que le pape chargé de sauvegarder
l’unité institutionnelle censée protéger la communion
ecclésiale… De telles initiatives peuvent même constituer un
devoir, et ce n’est pas le moindre mérite de Christine Pedotti
d’esquisser diverses perspectives d’avenir prometteuses. Pour que
l’Église soit audible aujourd’hui, il est urgent qu’elle
quitte les divagations ontologiques de l’obsolète théologie qui
professe une religion exclusive dominée par une prêtrise
sacralisée. Quand le sacerdoce des chrétiens sera conçu et mis en
œuvre comme un humble service, et non plus comme un pouvoir
magico-religieux accordé par Dieu pour l’éternité à des élus
formant une sorte de caste, l’Évangile pourra refleurir dans
l’Église. Restera à préciser, sous cet angle, les appréciations
de nature apologétique formulées par l’auteure sur les
sacrements, la messe et la liturgie.
Entre résistances et créativité
Qu’en est-il de la prise de
conscience que devait déclencher la publication, en janvier 2019, du
pamphlet incontestablement prophétique de Christine Pedotti ?
Bien qu’il provienne de la plume d’une laïque et, qui plus est,
d’une femme…, chaque évêque aurait dû avoir à cœur de
méditer les questions soulevées par cet écrit, et de pousser le
corps épiscopal à prendre la mesure des réformes à entreprendre.
Mais, à de rares exceptions près, « Nos Seigneurs »,
les « Excellences » et « Très Révérends Pères »,
n’ont guère été bouleversés par la pertinente vigueur de cette
interpellation que beaucoup ont jugée impertinente… Ils n’ont
même pas daigné faire un premier petit pas symbolique dans la
direction souhaitable en renonçant par exemple, collectivement et
publiquement, à leurs titres qui font injure à l’Évangile et
sont aujourd’hui plus dérisoires que jamais… Quand donc se
lèvera l’évêque qui osera réveiller et entraîner ses pairs à
se mobiliser réellement, en simples frères au service des hommes et
de Dieu, dans le sillage de Jésus venu annoncer leur libération aux
humbles et aux opprimés, au grand dam des puissants et des prêtres ?
Combien d’évêques suivront, dans un jour proche, ceux de leurs
prédécesseurs qui, au lendemain du concile Vatican II, ont signé
le « Pacte des catacombes » avec Helder Camara ?
« Il y a dans le christianisme une
puissance de subversion de l’ordre établi et une préférence pour
les faibles et les pauvres, que les rois, les princes et les tyrans…
et même les papes, n’ont jamais réussi à étouffer. » (op.cit.,
p. 125)
Christine Pedotti
rappelle que l’Église de Jésus-Christ ne se réduit pas aux
institutions qui l’incarnent dans l’histoire, trop souvent
coupables de trahir les idéaux dont elles se réclament. Dans ces
institutions comme dans toutes les communautés humaines, la
médiocrité ordinaire ballotée par les contingences et les
opportunismes prédomine entre le meilleur et le pire. D’où la
nécessité de confronter sans cesse la foi aux réalités du monde
et à leur évolution : recherches et combats sans fin, et bien
des nuits et des morts à traverser pour entrevoir les aubes
pascales... À la source des dérives cléricales analysées par
l’auteure se trouve, entre autres, le fait que le destin de Jésus
a très tôt été interprété selon l’antique idéologie
sacrificielle des traditions sacerdotales, puis selon les schémas
politico-religieux régissant les souverainetés royales. Mais, par
delà ces sédiments archaïques, un nouveau christianisme se cherche
et se construit aujourd’hui dans les Églises et hors d’elles, en
s’ancrant en priorité et de manière résolument pragmatique sur
l’Évangile. Loin d’être passéiste, la fidélité ne se réalise
que dans la créativité. Un immense défi qui impose de revisiter la
théologie, et en particulier la christologie et l’ecclésiologie,
pour accompagner les engagements concrets qui, en dépit des
résistances, font advenir Dieu dans le monde à travers les œuvres
de justice, de fraternité et de paix, dans le respect de toutes les
créatures.
Jean-Marie Kohler
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