Un vitrail par jour 55

1er mars 2021 - À deux c'est mieux !

Les deux espions rapportent de Canaan une énorme grappe de raisin suspendue à une longue perche: DUO PORTANT BOTRUM DE TERRA SCT (SANCTA)

Nombres 13, 17-27

Moïse envoya [douze hommes] pour explorer le pays de Canaan. Il leur dit : […] Vous verrez le pays, ce qu’il est, et le peuple qui l’habite, s’il est fort ou faible, s’il est en petit ou en grand nombre ; […] Ayez bon courage, et prenez des fruits du pays. C’était le temps des premiers raisins. 21 Ils montèrent, et ils explorèrent le pays, […] 23 Ils arrivèrent jusqu’à la vallée d’Eschcol, où ils coupèrent une branche de vigne avec une grappe de raisin, qu’ils portèrent à deux au moyen d’une perche ; ils prirent aussi des grenades et des figues. […] 25 Ils furent de retour de l’exploration du pays au bout de quarante jours. 26 À leur arrivée, ils se rendirent auprès de Moïse et d’Aaron, et de toute l’assemblée des enfants d’Israël, à Kadès dans le désert de Paran. Ils leur firent un rapport, ainsi qu’à toute l’assemblée, et ils leur montrèrent les fruits du pays. 27 Voici ce qu’ils racontèrent à Moïse : Nous sommes allés dans le pays où tu nous as envoyés. À la vérité, c’est un pays où coulent le lait et le miel, et en voici les fruits.

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Nous avons déjà croisé la vigne à de nombreuses reprises dans notre exploration des vitraux du temple Saint-Étienne. C'est une feuille de vigne qui couvre la nudité d'Adam lorsqu'il est chassé du jardin avec Ève (vitrail n°4) ; c'est un cep de vigne qui sort de la poitrine de Mandane (vitrail n°7) annonçant la naissance de Cyrus, roi des Perses, futur libérateur du peuple d'Israël et lui-même préfiguration du Messie ; un autre cep de vigne est le rameau sortant de la poitrine de Jessé (vitrail n°11), père du futur roi David et annonciateur de la naissance du Christ. Nouvelle annonce de la libération du peuple à travers le rêve de l'échanson du Pharaon (vitrail n°23) mais cette fois plus directement lié à la naissance de Marie, miraculeuse comme le sont les vignes d'Engadi.

Les premières Églises chrétiennes se sont très vite approprié ce thème de la grappe si énorme qu'il faille la porter à deux sur une perche. En effet le motif se retrouve sur les lampes chrétiennes du bas-empire (IIIe-Ve siècles de notre ère) et les Pères de l'Église, notamment saint Augustin, en faisaient un usage récurrent. L'image d'une terre regorgeant de lait et de miel, riche de fruits aussi généreux, renvoie pour les Juifs à la promesse faite à Moïse d'emmener le peuple hors de la maison de servitude qu'est l'Égypte vers une terre de Cocagne (Exode 3, 8). Les chrétiens en ont fait l'image du Royaume de Dieu, de cette terre d'utopie d'où toute souffrance et toute mort auraient disparu (Apocalypse 21, 4).

Mais notre auteur médiéval ne s'attache par particulièrement à cette dimension utopique de la terre promise. Ce qui l'intéresse bien plus, c'est le parallèle qu'il peut faire entre cette perche servant à porter une grappe de raisin et le bois de la croix que Jésus est obligé de porter lui-même sur le chemin du Golgotha. Le Christ est rapporté à la vigne, source de vie pour les hommes et, de même que la grappe a été portée, c'est maintenant le Christ qui porte le bois. Nous avons déjà dit les limites de ce type de raisonnement purement analogique qui fait, et c'est le cas de le dire, feu de tout bois ! Lorsque tout est ainsi chargé de significations a posteriori, le sens originel en fait largement les frais.

Une double origine culturelle

Cependant, Ludolphe de Saxe suit la trame qu'il s'est donnée dans les précédentes étapes de la déchéance du Christ. Il a ainsi associé les souffrances infligées par les serviteurs Juifs du grand prêtre (vitrail n°48) et par les serviteurs « gentils » de Pilate (vitrail n°50 et n°53). Cette distinction entre « juifs » et « gentils », c'est-à-dire suivant la terminologie de l'époque hébraïque entre juifs et non-juifs, les « gentils » est ici reprise : les deux hommes portant la grappe étant l'un représentant les juifs, le premier, celui qui tourne le dos à la grappe/Christ et l'autre représentant les gentils, le second, celui qui regarde la grappe/Christ comme étant l'avenir qui lui est promis.

Se faisant, notre commentateur souligne la double tradition spirituelle qui constitue depuis l'origine l'histoire de la théologie et de l'Église, d'une part la culture hébraïque, celle des patriarches depuis Abraham jusqu'à Jésus en passant par Moïse et tous les prophètes et d'autre part la culture gréco-romaine traditionnelle. Cette dernière ne se résume cependant pas à la philosophie grecque classique. Elle inclut toutes les dimensions mythologiques qui constituent les religions grecques. Autrement dit la culture chrétienne est le résultat de l'hybridation, de la confluence et des confrontations permanentes entre les mythes grecs et bibliques d'une part, la théologie hébraïque et la philosophie grecque d'autre part.

Réunir Athènes et Jérusalem, ce n'est pas seulement confronter la spiritualité biblique avec Platon ou Aristote ni s'en tenir au dialogue entre les Pères de l'Église avec le stoïcisme par exemple, c'est pleinement intégrer dans l'histoire de la théologie chrétienne mais aussi dans nos représentations du monde cet apport hellénistique. Ainsi certaines conceptions dites chrétiennes comme l'immortalité de l'âme ont-elles plus à voir avec l'imaginaire mythologique grec qu'avec le texte biblique. À la suite de Ludolphe de Saxe, ce double héritage est fondamental pour appréhender de quelle manière le Christianisme pourrait aujourd'hui à la fois récapituler l'ensemble de notre culture et tracer des pistes pour son avenir.

Roland Kauffmann

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