Un vitrail par jour 56

2 mars 2021

La face humaine de Dieu

Le Christ en croix: CRUCIFIXIO JESU CHRISTI. Le Christ, nimbé, est crucifié entre deux larrons, l'un regarde vers Jésus tandis que l'autre détourne le regard. Marie et Jean, tous deux auréolés, sont au pied de la croix.

Luc 23, 33-46

33 Lorsqu’ils furent arrivés au lieu appelé Crâne [Golgotha], ils le crucifièrent là, ainsi que les deux malfaiteurs, l’un à droite, l’autre à gauche. 34 Jésus dit : Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. Ils se partagèrent ses vêtements, en tirant au sort. 35 Le peuple se tenait là, et regardait. Les magistrats se moquaient de Jésus, disant : Il a sauvé les autres ; qu’il se sauve lui-même, s’il est le Christ, l’élu de Dieu ! 36 Les soldats aussi se moquaient de lui ; s’approchant et lui présentant du vinaigre, 37 ils disaient : Si tu es le roi des Juifs, sauve-toi toi-même ! 38 Il y avait au-dessus de lui cette inscription : Celui-ci est le roi des Juifs. 39 L’un des malfaiteurs crucifiés l’injuriait, disant : N’es-tu pas le Christ ? Sauve-toi toi- même, et sauve-nous ! 40 Mais l’autre le reprenait, et disait : Ne crains-tu pas Dieu, toi qui subis la même condamnation ? 41 Pour nous, c’est justice, car nous recevons ce qu’ont mérité nos crimes ; mais celui-ci n’a rien fait de mal. 42 Et il dit à Jésus : Souviens-toi de moi, quand tu viendras dans ton règne. 43 Jésus lui répondit : Je te le dis en vérité, aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis. 44 Il était déjà environ la sixième heure, et il y eut des ténèbres sur toute la terre, jusqu’à la neuvième heure. 45 Le soleil s’obscurcit, et le voile du temple se déchira par le milieu. 46 Jésus s’écria d’une voix forte : Père, je remets mon esprit entre tes mains. Et, en disant ces paroles, il expira. 

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Étonnamment, Ludolphe de Saxe ne s'attarde pas sur cet étonnant dialogue entre Jésus et les deux malfaiteurs crucifiés avec lui, ni à la présence au pied de la croix de Jean l'évangéliste et de Marie la mère de Jésus. Il consacre l'intégralité de son chapitre 24 à la comparaison entre l'élévation de Jésus sur le bois de la croix et l'arbre abattu dans le songe de Nabuchodonosor (vitrail n°57). Il s'est en effet déjà beaucoup consacré aux diverses étapes de la crucifixion, détaillant la manière dont les soldats l'ont cloué et insistant sur la grande compassion de Jésus, priant pour ses bourreaux, la plus grande manifestation de l'amour pour notre auteur, invitant ses lecteurs à faire de même pour leurs ennemis.

Pourtant l'artisan verrier, ou ses commanditaires, a fait le choix de représenter le Christ sur le croix pour la raison évidente qu'il s'agit de la principale représentation de la mort du Christ pour le grand public, de son époque comme de la nôtre. En effet, les calvaires marquent le paysage rural et dessinent une véritable géographie religieuse marquant les routes et les chemins comme les églises et autres lieux de présence chrétienne. Ce qui doit ainsi être ancré dans la topographie est aussi marqué dans la spiritualité. L'Occident chrétien s'est construit sur cette représentation de la mort de Dieu.

Pour les commentateurs médiévaux, fidèles en cela à la confession de foi de l'Église, Jésus est à la fois « vrai homme » et « vrai Dieu », c'est-à-dire qu'il est pleinement l'une et l'autre face de la réalité, étant pleinement homme et pleinement Dieu sans que l'on puisse distinguer de son vivant entre ses deux natures : la condition humaine et la condition divine. Une unité sans confusion encore accentuée par la théologie de l'apôtre Paul pour qui Jésus « dont la condition était celle de Dieu […] s'est dépouillé lui-même, […] en devenant semblable aux hommes » (Philippiens 2, 6-7). Or ce qui distingue l'humanité de la divinité dans toutes les cultures et toutes les époques, c'est que les dieux ne meurent pas. Ils ne peuvent mourir, étant dans un éternel présent et un lieu immuable. Seuls les hommes peuvent mourir et eux seuls, dans l'ensemble du monde vivant, ont pleinement conscience de leur propre mort et de l'éphémère de leur existence. Le christianisme est la seule religion au monde à envisager et théoriser la mort de son Dieu.

Voir Dieu dans le visage de son prochain

L'auteur du Speculum Humanae Salvationis insiste cependant bien sur le fait qu'au moment de la mort de Jésus, si l'âme et le corps ont bien été séparés, la « déité » est toujours restée attachée à l'âme du Fils de Dieu. C'est tout simplement que malgré les confessions de foi de l'Église universelle, il est toujours difficile d'envisager concrètement que Dieu puisse mourir tant cette idée même est contradictoire avec celle d'un Dieu universel, absolu et infini. D'où la nécessité pour la théologie chrétienne de définir la notion de trinité comme étant l'union de trois personnes distinctes au sein de la divinité.

Il ne s'agit pourtant pas de trois personnes au sens de trois individus comme nous l'entendons aujourd'hui mais de trois visages de Dieu. En effet, le latin persona est la traduction du grec prosôpon qui désigne le visage et par extension le masque que portaient les acteurs de la tragédie grecque. Ainsi peut-on dire que Jésus est « la face humaine de Dieu » selon la formule du théologien Gabriel Vahanian pour qui, à la suite d'Emmanuel Levinas, cette persona dei, cette personne divine ne pouvait se discerner que dans le visage de notre prochain.

C'est ainsi que la question n'est plus de savoir quelle est la partie de Dieu qui meurt sur la croix ni laquelle est attachée à l'âme ou au corps du Christ sur la croix mais bien de comprendre que c'est la face humaine de Dieu et avec elle l'humanité qui meurt sur la croix. Celle-ci devient alors le symbole de toutes les oppressions et de toutes les souffrances, l'image même de l'humanité souffrante et de la participation de Dieu à cette souffrance et ce dans un récit où finalement la parole est redonnée à chacun d'entre nous dans la personne, au sens de personnage, des deux larrons. Dans le drame qui se joue sur la croix, ils nous représentent dans notre diversité et dans notre désir : soit d'une attente miraculeuse d'une manifestation de force où la puissance divine viendrait bouleverser l'ordre du monde ; soit d'une reconnaissance de notre condition humaine marquée par l'incapacité à faire le bien que nous aimerions faire et l'attente d'une rédemption qui nous est donnée par une parole extérieure à nous-mêmes : celle de ce Christ qui partage notre condition jusqu'à en mourir.

Roland Kauffmann

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