Un vitrail par jour 48

22 février 2021 - Comment rater sa vie

Le Christ a les yeux bandés et est injurié : XPC [Christus] SUIT VELAT [US] COSPUT [US] COLAPT [US] ; le Christ, en robe blanche et nimbé d'une croix, est assis entre deux bourreaux qui lui mettent par dérision un roseau dans la main en guise de sceptre, le giflent et se moquent de lui. Par un effet de transparence, ses yeux restent visibles à travers le bandeau.

Luc 22, 63-65

63 Les hommes qui tenaient Jésus se moquaient de lui, et le frappaient. 64 Ils lui voilèrent le visage, et ils l’interrogeaient, en disant : Devine qui t’a frappé. 65 Et ils proféraient contre lui beaucoup d’autres injures.

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Après son arrestation, Jésus est amené devant les autorités religieuses avant de comparaître devant Pilate, représentant l'autorité militaire romaine. Là, dans la cour du souverain sacrificateur, Pierre renie sans vergogne celui pour qui il était prêt à tuer et à mourir peu de temps auparavant. Notre auteur médiéval fait le lien entre cette trahison bien involontaire de Pierre, qui est celle d'un homme qui a peur pour sa vie et montre simplement que Pierre n'était pas un héros, et celle de celui qui frappe Jésus et lui dit « devine qui t'as frappé ».

L'évangile ne répond pas à cette question mais cela n'empêche pas Ludolphe de Saxe, à la suite des autres commentateurs, d'y répondre quand même. Pour eux, celui qui giflait Jésus n'était autre que Malchus, cet homme dont Pierre avait coupé l'oreille lors de l'arrestation et que Jésus avait guéri. Au lieu d'être reconnaissant envers celui qui avait fait preuve de mansuétude envers lui, Malchus devient le type de l'ingratitude générale des Juifs. Et le Speculum Humanae Salvationis continue dans cette veine de la comparaison à visée antisémite entre la bonté de Jésus d'une part et la malignité des Juifs d'autre part.

Comme tout auteur de livre de piété, Ludolphe ne veut pas décevoir ses lecteurs. Il veut certes les instruire et leur donner un cadre de conduite morale mais surtout ne pas les choquer ni les scandaliser. Or il arrive à ce moment tout à fait particulier dans l'histoire des religions où celui dont on prétend qu'il est le Fils de Dieu va être frappé, flagellé et finalement crucifié. Il sait bien que cette déchéance de Dieu, qu'en termes théologiques on appelle la kénose, est le cœur du message évangélique : il fallait que Dieu se mette à la portée de l'homme en devenant homme lui-même pour que l'humanité puisse comprendre le projet de Dieu pour elle. C'est le cœur de la doctrine chrétienne. Que Dieu doive « s'abaisser », c'est-à-dire « descendre du ciel » ne pose pas de problème à notre auteur, ni à ses lecteurs ni à ceux qui contemplaient les vitraux dans l'église mulhousienne au XIVe siècle mais qu'il subisse la violence, la moquerie et la torture, voilà qui est bien plus difficile. Que « l'abaissement » devienne « déchéance » voilà qui en est trop et il faut corriger cette image en insistant sur la puissance qu'il aurait pu utiliser contre ses tortionnaires et il faut le placer dans une position de dignité conforme à son rang. Sans oublier que contrairement à ce que pensaient ses tourmenteurs, Jésus reste lucide puisque son regard ne saurait être arrêté par un simple bandeau. C'est pour cela qu'il est représenté assis comme sur un trône, simplement en attente de son couronnement dans le ciel, perspective où Ludolphe de Saxe est clairement plus à son aise comme nous le sommes en général puisque nous préférons toujours nous confier en une divinité puissante, à « main forte et au bras étendu ».

La condition humaine

Ce qui arrive ici, n'est autre que le constat que la vie de Jésus est celle d'un raté ! Jusque là, on nous le montrait sûr de lui, faiseur de miracles, plus fort que le diable lui-même, descendant de la reine du ciel, fils de Dieu et annonciateur d'un règne nouveau de paix et de justice. Et l'évangile nous le révèle maintenant pantelant et souffrant sous les coups de soudards anonymes, d'autant plus courageux qu'ils sont sûrs de leur impunité. Contrairement au Jésus de nos rêves, celui des évangiles ressemble plus à ces héros défaits par la vie que l'on trouve chez Albert Camus ou Georges Orwell. Le Jésus de l'évangile est plus proche de L'Étranger ou de Winston Smith, le protagoniste de 1984, que du Christ Pantocrator des Églises.

Comme eux, il est une image de la simple condition humaine qui, parce qu'elle est marquée par la mort inéluctable, nous condamne tous à l'échec. Au moment de la première gifle, Jésus est comme Winston Smith dans les geôles du Ministère de l'Amour. C'est là que Winston prend vraiment conscience de la vérité de sa situation et de l'importance justement de son combat pour la vérité. Peu importe son destin et sa défaite, Winston sait depuis le début de l'histoire qu'il va mourir, il est déjà mort, parce qu'il ne peut en être autrement. Parce que la guerre qu'il mène contre le régime de Big Brother est vouée à l'échec, cela ne veut pas dire qu'il ne faille pas la faire. Il sait bien qu'il va trahir Julia et que celle-ci l'aura aussi trahi, ils se le sont dit dans leur chambre haute mais au moins ils auront lutté, au moins ils auront aimé un autre qu'eux-même, au moins ils auront vécu.

Il ne s'agit pas d'être courageux ni parfait, ni même bon pour assumer simplement sa rébellion contre tout ce qui asservit, déshumanise et avilit. Pour être un homme, il faut être prêt à l'échec et en rencontrant cet échec, de ces premières gifles à la croix, Jésus endosse pleinement notre condition humaine.

Roland Kauffmann

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