Un vitrail par jour 47

21 février - Le meurtre originel

Caïn tue Abel : CAIN INTERFECIT ABEL FRATREM SUUM. L'image est composée de deux plans : à l'arrière-plan, les deux frères offrent une gerbe de blé, Caïn a un visage fermé tandis que Abel est souriant ; au premier plan, Caïn, debout, tue Abel, couché (dormant?) d'un coup de houe.

L'artisan verrier a fait une erreur en opposant les deux gerbes de blé : le nœud du problème réside dans la différence entre un sacrifice de « fruits de la terre » et celui de « premiers-né du troupeau ». Par ailleurs, ce vitrail est placé à tort dans la quatrième fenêtre, à côté de l'institution de la cène (n°41) alors même qu'il était bien placé lors de la première installation des vitraux en 1905. C'est au moment de la seconde recomposition des vitraux que l'erreur a été commise comme pour L'adoration des mages placée avant la Nativité (n°24)

Genèse 4, 1-10

1 Adam connut Ève, sa femme ; elle conçut, et enfanta Caïn et elle dit : J’ai formé un homme avec l’aide de l’Éternel. 2 Elle enfanta encore son frère Abel. Abel fut berger, et Caïn fut laboureur. 3 Au bout de quelque temps, Caïn fit à l’Éternel une offrande des fruits de la terre ; 4 et Abel, de son côté, en fit une des premiers-nés de son troupeau et de leur graisse. L’Éternel porta un regard favorable sur Abel et sur son offrande ; 5 mais il ne porta pas un regard favorable sur Caïn et sur son offrande. Caïn fut très irrité, et son visage fut abattu. 6 Et l’Éternel dit à Caïn : Pourquoi es-tu irrité, et pourquoi ton visage est-il abattu ? 7 Certainement, si tu agis bien, tu relèveras ton visage, et si tu agis mal, le péché se couche à la porte, et ses désirs se portent vers toi : mais toi, domine sur lui. 8 Cependant, Caïn adressa la parole à son frère Abel ; mais, comme ils étaient dans les champs, Caïn se jeta sur son frère Abel, et le tua. 9 L’Éternel dit à Caïn : Où est ton frère Abel ? Il répondit : Je ne sais pas ; suis-je le gardien de mon frère ? 10 Et Dieu dit : Qu’as-tu fait ? La voix du sang de ton frère crie de la terre jusqu’à moi.

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Le mythe de Caïn et Abel est sans doute l'un des plus parlant sur le mystère de l'âme humaine. En effet, si notre auteur médiéval se pose la question de savoir pourquoi Judas a trahi Jésus, il aurait bien plus encore pu se demander pourquoi Caïn a-t-il tué Abel ? Aucune des réponses apportées dans l'histoire de la théologie à ce premier meurtre, à l'aube même de l'humanité, n'est réellement satisfaisante. Que cette histoire corresponde à une rupture entre les cultures agricoles sédentaires par essence et les cultures d'élevage nomades au gré des besoins des troupeaux est indéniable. Qu'elle traduise l'opposition entre les religions dotées de rites agraires, l'Égypte ou le culte de Déméter et celles fondées sur les sacrifices d'animaux, sémitiques et gréco-latines n'épuise pas la question. Comme ne la résout pas l'explication qui voudrait que Dieu est libre de préférer le sang aux céréales. Certains sont même allés jusqu'à expliquer que la cène avec son pain et son vin représentant le sang serait la réconciliation ultime entre Caïn et Abel. Mais tout cela revient à justifier l'inexcusable.

Le meurtre d'Abel est injustifiable et Caïn est le premier à le comprendre. Il est le premier à tuer pour des raisons religieuses, parce que Dieu a préféré le sacrifice d'Abel au sien, mais qui lui dit qu'il serait moins aimé de Dieu pour autant ? Au contraire, c'est à lui que Dieu s'adresse avec cette recommandation d'une étonnante modernité : « Il n'y a pas de forces extérieures à toi qui pourraient s'imposer à toi, au contraire, tu peux les dominer ». Caïn renonce à tout effort et à toute lutte. Il suit la pente de sa nature et laisse libre cours à sa colère, à sa jalousie et à sa haine. Il est comme tous ceux qui aujourd'hui encore disent « c'est plus fort que moi ! », « je ne peux pas m'empêcher ! », « je suis comme ça ! ».

Aller contre soi

Caïn est le modèle de tous ceux qui s'érigent en juges et prétendent avoir plus de légimité que les autres pour dire le vrai, le bon, le juste ou le beau, pour délimiter le sacré et le profane. De tous ceux qui prétendent avoir un accès prioritaire ou privilégié avec le divin qui les autoriserait à dire le permis et l'interdit. Caïn est le prototype de ceux qui pensent avoir le droit de tuer ceux qui, à leur avis, se rendraient coupables de blasphème et donc ne respecteraient pas leur représentation du divin. De ceux qui aujourd'hui prétendent que leur voix compterait plus que celle des autres sous prétexte qu'ils sont blancs, américains d'origine européenne, de culture chrétienne et partisans de l'ancien président. Mais, à l'inverse de tous ceux qui, hier, aujourd'hui et demain, prétendent « accomplir la volonté de Dieu » en tuant leur semblable au nom de leur foi, Caïn a au moins la sincérité et l'honnêteté de reconnaître que Dieu n'y est pour rien.

Le drame qui se joue dans les champs de cette première humanité et que nous raconte également, mais avec des motivations différentes, plus politiques, le drame d'Étéocle et Polynice, frères d'Antigone, sous les murs de Thèbes se rejoue dans nos existences individuelles et collectives, dans tous les groupes sociaux dont nous faisons partie, famille, collectifs de travail, Églises et sociétés prétendument civilisées. Symboliquement le compilateur du mythe biblique raconte ensuite l'exil de Caïn qui va trouver refuge et protection dans une autre communauté humaine que celle formée par ses parents, Adam et Ève. Ce qui ne bat pas seulement en brèche l'idée que Adam et Ève seraient les premiers et les seuls humains au sens biologique du terme mais signifie aussi que Caïn continue de vivre dans cette humanité qui va se forger dans la violence et sous le règne de la force.

Caïn est une image du genre humain et il ne sert à rien de faire comme si le mal et la violence n'existaient pas et le narrateur biblique veut nous faire comprendre que nous ne sommes pas à l'abri de Caïn ni à l'abri de le devenir à notre tour. Toute l'éthique chrétienne prend acte de ce fait et nous engage dans le changement, non pas des autres mais de nous-mêmes, pour aller contre notre nature et vers l'idée de l'humain que Dieu souffle à Caïn : « domine ce qui prétend te dominer » et qu'il répètera à Moïse « choisis la vie pour que tu vives » puis par Jésus « aime ton prochain comme toi-même ».

Roland Kauffmann

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