Un vitrail par jour 54

28 février 2021 - Dieu notre pair

Le roi d'Ammon outrage les envoyés de David : DEHONESTAT AMMON NUNCIOS DAVID. Le roi et un de ses serviteurs s'apprêtent à couper à l'envoyé de David, l'un la barbe, l'autre le vêtement.

2 Samuel 10, 1-4

1 Après cela, le roi des fils d’Ammon mourut, et Hanun, son fils, régna à sa place. 2 David dit : Je montrerai de la bienveillance à Hanun, fils de Nachasch, comme son père en a montré à mon égard. Et David envoya ses serviteurs pour le consoler au sujet de son père. Lorsque les serviteurs de David arrivèrent dans le pays des fils d’Ammon, 3 les chefs des fils d’Ammon dirent à Hanun, leur maître : Penses-tu que ce soit pour honorer ton père que David t’envoie des consolateurs ? N’est-ce pas pour reconnaître et explorer la ville, et pour la détruire, qu’il envoie ses serviteurs auprès de toi ? 4 Alors Hanun saisit les serviteurs de David, leur fit raser la moitié de la barbe, et fit couper leurs habits par le milieu jusqu’au haut des cuisses. Puis il les congédia.

Comment un obscur fait de guerre comme cette humiliation des ambassadeurs du roi David par un autre roi de ce Moyen-Orient déjà compliqué est-il devenu une préfiguration de l'humiliation de Jésus-Christ dans l'esprit des commentateurs médiévaux ? Dans l'esprit de Ludolphe de Saxe, il s'agit de montrer qu'on ne se moque pas impunément de Dieu ni de ses messagers. En effet, l'histoire se poursuit par la colère, bien légitime de David contre le royaume d'Ammon et l'humiliation des ambassadeurs lui donne un prétexte pour envahir le pays d'Ammon. Notre ouvrage de piété, le Speculum Humanae Salvationis en tire évidemment les conséquences morales mais se tient toujours sur le fil du rasoir en identifiant la colère de Dieu à celle qui s'abat périodiquement sur le peuple juif dans une sorte de raisonnement inversé où les Juifs sont comparés aux fils d'Ammon, alors même que ceux-ci sont depuis les temps immémoriaux d'Abraham considérés comme les pires ennemis du peuple élu. Nous touchons là aux limites de la théologie analogique lorsqu'elle cherche vaille que vaille à trouver dans le passé des annonces prophétiques des événements liés à la vie du Christ. C'est l'un des moments où la théologie, même avec les meilleures intentions du monde, court le risque de devenir une idéologie comme une autre, faisant feu de tout bois sur le mode « on vous l'avait bien dit ! ».

Néanmoins, la pensée de Ludolphe, si l'on met de côté la tendance à faire porter au peuple juif la faute de la mort du Christ, recèle une pépite. En effet, il utilise l'image de cette coupure à moitié des vêtements et de la barbe des ambassadeurs pour introduire l'idée de l'appariement que recherche Dieu avec l'humanité.

Faisant le constat d'une humanité divisée, éloignée du divin et toujours à distance de sa vocation voulue par Dieu, Ludolphe insiste « Dieu le Père a envoyé son fils dans le monde pour faire pair ». Il exprime ainsi une dimension subversive qui ne nous est plus directement compréhensible. En effet, la notion de « pair » nous est devenue relativement étrangère mais elle était particulièrement parlante dans le contexte médiéval puisqu'il s'agit d'une relation entre égaux dans le régime féodal de vassalité.

Une égalité en dignité

Il ne s'agit pas d'une « paire », d'un couple plus ou moins harmonieux entre Dieu et l'homme mais bien d'instaurer une « relation paritaire » entre deux partenaires égaux. Dans le système féodal, le vassal n'est pas l'inférieur du suzerain, c'est un régime de droits et de devoirs réciproques à géométrie variable. Un « puissant » peut être vassal d'un plus faible que lui, ainsi les Ducs de Bourgogne sont-ils bien plus puissants en terme militaires et économiques à certaines époques que leur suzerain roi de France.

Cette « parité » n'est pas non plus une répartition égalitaire entre hommes et femmes comme nous l'entendons aujourd'hui mais, là aussi de manière bien plus subversive, l'affirmation d'une égalité en dignité plutôt qu'en fonction ou en responsabilité. Décrire les rapports entre l'humanité et le divin sous le régime de la parité ne revient pas à dire que Dieu et l'homme seraient interchangeables ou pourraient se confondre l'un et l'autre mais à affirmer un rapport d'égalité au point que l'un ne puisse être compris sans l'autre. De la même manière que nous pouvions encore parler il y a quelque décennies d'une « relation entre pairs » pour désigner une relation équilibrée entre anciens ou néophytes dans une profession par exemple ou à l'intérieur d'un corps spécifique comme le corps enseignant ou les corps d'officiers.

Aujourd'hui que certains considèrent que les relations humaines et religieuses devraient être marquées du sceau du « respect », c'est à dire souvent d'une forme de soumission à une autorité non contestable, la parité entre l'homme et Dieu que défend Ludolphe de Saxe garde sa force subversive. D'autant qu'il est évident pour lui comme cela devrait l'être pour nous que telle est la volonté de Dieu. Plutôt que d'une résignation à un ordre intangible et devant s'imposer à tous, la relation paritaire entre l'humanité et l'Éternel invite à une émancipation et une volonté de perfectionnement de soi dans un esprit d'accompagnement et de soutien plutôt que de contraintes et d'obligations.

Dieu et l'homme ne sont pas égaux en nature ni en actions, c'est bien évident, mais ils sont égaux en dignité ! Là où l'on recherche la gloire de Dieu, c'est l'humanité qui doit être défendue et recherchée. Là où l'humanité est rompue, niée ou bafouée, c'est Dieu qui l'est aussi.

Roland Kauffmann

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