Un vitrail par jour 88

3 avril 

L'utopie de Dieu

Le festin d'Assuérus. Plusieurs personnes attablées avec le roi, couronnée ; devant la table, un musicien qui joue du violon et une danseuse à genoux.

Esther 1, 1-5

1 C’était du temps d’Assuérus, de cet Assuérus qui régnait depuis l’Inde jusqu’en Éthiopie sur cent vingt-sept provinces ; 2 et le roi Assuérus était alors assis sur son trône royal à Suse, dans la capitale. 3 La troisième année de son règne, il fit un festin à tous ses princes et à ses serviteurs ; les commandants de l’armée des Perses et des Mèdes, les grands et les chefs des provinces furent réunis en sa présence. 4 Il montra la splendide richesse de son royaume et l’éclatante magnificence de sa grandeur pendant nombre de jours, pendant cent quatre- vingts jours. 5 Lorsque ces jours furent écoulés, le roi fit pour tout le peuple qui se trouvait à Suse, la capitale, depuis le plus grand jusqu’au plus petit, un festin qui dura sept jours, dans la cour du jardin de la maison royale.

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Le dernier des vitraux de la série du Speculum Humanae Salvationis représente un banquet royal dans la pure tradition antique, le banquet offert par le futur époux d'Esther dont le livre éponyme raconte l'institution de le fête des Pourims. Mais l'histoire d'Esther et la manière dont elle a sauvé son peuple de l'anéantissement n'est pas du tout le sujet de notre auteur médiéval. Au moment de conclure son ouvrage, alors qu'il vient de décrire les félicités des bienheureux, Ludolphe de Saxe prend un exemple inscrit dans le quotidien de ses lecteurs à savoir la pratique par les nobles d'organiser des banquets à destination du peuple à l'occasion d'un mariage ou de tout autre événement heureux. Le banquet (ou « convi » d'où vient le mot « convive ») est une institution féodale importante et chacun de ses lecteurs devait avoir, au moins une fois dans son existence, fait une telle expérience, à son niveau local. Le charité des nobles pouvait ainsi servir de support à la représentation par tous de ce que devait être la vie des bienheureux.

C'est un paradis finalement très humain que Ludolphe de Saxe nous propose : celui de la satisfaction de l'un des besoins les plus essentiels, celui de manger, mais dans une forme d'abondance superlative, telle qu'un individu normal aurait de la peine à l'imaginer, surtout ouvert à tout le peuple de la capitale. Une débauche de luxe et de grandeur qui, pourtant, n'est encore jamais qu'un pâle reflet du festin que Dieu offrira à ses bienheureux. Qui pourrait résister à une offre aussi alléchante ? Surtout à une époque où tous sont loin de la suffisance alimentaire. De nos jours, Ludolphe de Saxe prendrait sans doute en exemple une fête géante des riches et célèbres, celle pour les « premiers de cordée » à laquelle « ceux qui ne sont rien » seraient malgré tout conviés.

L'argument marketing pourrait en fait être adapté selon les désirs et les fantasmes de chacun. On pourrait aussi imaginer aujourd'hui des hôpitaux bien dotés en matériel de réanimation, avec du personnel soignant bien considéré et bien formé, pouvant prendre en charge tous les malades sans subir de congestion. On pourrait encore imaginer des campagnes de vaccination bien réglées et approvisionnées pour envisager une vie sociale et personnelle qui ne soit plus empêchée ou limitée dans un périmètre restreint. On pourrait encore s'imaginer le paradis comme un pays où la liberté, l'égalité et la fraternité seraient d'une surabondance superlative. Voire même l'imaginer comme un monde où il n'y aurait plus de Coupe du Monde de football au Qatar en 2022 avec son lot d'esclaves venus du tiers-monde, où les avoirs de la junte birmane seraient saisis et les camps de travail Ouïghours seraient fermés, où les plastiques seraient supprimés avant de polluer les mers, la liste des paradis possibles, plus concrets encore que le festin d'Assuérus, est infinie.

Le Royaume de Dieu est entre nos mains

Toutes ces utopies renvoient en fait à l'utopie biblique fondamentale, celle du Royaume de Dieu qui peut commencer dans chacun de nos choix, dans nos choix personnels et collectifs, suivant nos diverses identités : nos choix en tant qu'individus, en tant que citoyen, en tant que consommateur, en tant que contribuables, en tant que membre d'une association, d'une Église, d'un mouvement humanitaire et solidaire. Le Royaume de Dieu existera vraiment lorsqu'il n'y aura plus besoin de Resto du Cœur. En attendant, chaque Resto du Cœur est une anticipation du Royaume de Dieu. Comme le sont, ou devraient l'être, les Églises dans toutes leurs diversité de confessions et de pratiques. Elles devraient être, chacune à sa place, les lieux d'expérimentation de nouvelles formes de fraternité et de relations sociales, d'autant plus aujourd'hui que les solitudes et les désespérances s'accumulent du fait des crises que nous traversons.

En concluant sa narration de l'œuvre de Dieu pour le salut du genre humain par l'image d'un festin somptueux, notre cycle de verrières du temple Saint-Étienne s'inscrit dans une tradition qui dépasse largement les cadres de notre histoire culturelle et théologique et les intentions de l'auteur du Speculum. Il prend la suite des grandes visions du prophète Ésaïe qui déjà utilisait l'image du festin pour décrire « L’Éternel des armées [qui ]prépare à tous les peuples, sur cette montagne, Un festin de mets succulents, Un festin de vins vieux, De mets succulents, pleins de moelle, De vins vieux, clarifiés.» (Ésaïe 25, 6) reprise par Jésus lui-même lorsque dans ses béatitudes, il nous dit « heureux ceux qui ont faim et soif de justice » (cf. notre méditation sur les Béatitudes).

L'utopie biblique du Royaume de Dieu termine notre série de méditation sur le cycle du Miroir du salut du genre humain. Le cycle des vices et des vertus (nos fenêtres 8 & 9) ainsi que le vitrail des donateurs (fenêtre 10) feront l'objet d'une prochaine série de rendez-vous.

Roland Kauffmann

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