Un vitrail par jour 58

4 mars

 La douleur de Dieu

Jacob pleure la mort prétendue de Joseph : JACOB FLEVIT JOSEPH FILIUM SUUM. On apporte à Jacob la robe ensanglantée de son fils Joseph.

Genèse 37, 31-36

31 Ils [les frères de Joseph] prirent alors la tunique de Joseph ; et, ayant tué un bouc , ils plongèrent la tunique dans le sang. 32 Ils envoyèrent à leur père la tunique de plusieurs couleurs, en lui faisant dire : Voici ce que nous avons trouvé ! reconnais si c’est la tunique de ton fils, ou non. 33 Jacob la reconnut, et dit : C’est la tunique de mon fils ! une bête féroce l’a dévoré ! Joseph a été mis en pièces ! 34 Et il déchira ses vêtements, il mit un sac sur ses reins, et il porta longtemps le deuil de son fils. 35 Tous ses fils et toutes ses filles vinrent pour le consoler ; mais il ne voulut recevoir aucune consolation. Il disait : C’est en pleurant que je descendrai vers mon fils au séjour des morts ! Et il pleurait son fils. 36 Les Madianites le [Joseph] vendirent en Égypte à Potiphar, officier de Pharaon, chef des gardes.

Est-il pire souffrance pour un parent que de perdre son enfant ? Quel poème aura-t-il réussi mieux que Le Roi des Aulnes de Goethe à dire ce sentiment poignant de déchirement lorsqu'on cherche par tous les moyens à rassurer et sauver l'enfant des ténèbres qui l'envahissent et l'emmènent au royaume des ombres ? Victor Hugo passera le reste de sa vie à pleure sa Léopoldine chérie. Ainsi de Jacob, effondré de souffrance, lorsqu'on lui ramène la tunique couverte de sang de son fils favori, Joseph.

Nous avons déjà croisé Joseph au cours de notre voyage dans les vitraux médiévaux du temple Saint-Étienne. C'était à l'occasion du rêve de l'échanson de Pharaon (n°23), rêve que Joseph allait interpréter avant de devenir administrateur de l'Égypte. Le récit de Joseph est celui d'une libération, celle qui annonce la libération future du peuple juif sous la houlette de Moïse puis celle de la libération de l'humanité sous le signe du Christ. En tant que lecteurs du récit biblique, et à l'inverse de Jacob, nous savons le fin mot de l'histoire. Nous savons que Joseph n'est pas mort, qu'il a été jeté dans une citerne et finalement vendu à ces marchands du désert qui le revendent ensuite à Potiphar. Le texte ne nous cache rien de l'intrigue comme il ne nous cache rien du désarroi de Jacob.

Et c'est précisément cette détresse, celle d'un père qui pleure son fils, qui intéresse Ludolphe de Saxe en tant qu'elle est exemplaire de toute la détresse humaine parce que la mort d'un enfant est plus que la mort. C'est la fin de toute espérance, de tous les espoirs de vie dont l'enfant est porteur, c'est toute la tendresse et l'attachement d'un père, d'une mère, à ce qu'il a de plus précieux, c'est cela qui disparaît avec la mort d'un enfant, c'est cela que signifient les larmes de Jacob. Et Ludolphe de faire fond sur cette expérience profondément humaine et sans doute partagée par ses lecteurs. Au XIVe siècle, les risques de perte d'un enfant étaient bien plus importants qu'aujourd'hui mais il n'y a pas de raison de penser que la douleur en était moindre qu'elle ne l'est aujourd'hui. Cette douleur là est universelle, de Jacob à nos jours.

C'est justement pour cela que l'auteur du Speculum Humanae Salvationis utilise cette histoire pour faire ressentir à ses lecteurs, l'indicible douleur qui fut celle de Marie, lors de la descente de croix. En effet, ce vitrail était à l'origine placé à côté de celui représentant la déploration de la vierge. Et toujours dans le cadre de sa lecture typologique de l'histoire biblique, Ludolphe considère la douleur de Joseph comme la préfiguration du deuil de Marie, comme la « mort temporaire » de Joseph préfigure celle de Jésus. Ainsi la tunique de Joseph est-elle l'annonce de la tunique de Jésus, celle-ci est couverte de sang de bouc quand celle du Christ est couverte de son propre sang.

La souffrance humaine comme image de la souffrance divine

Ces comparaisons, quasi terme à terme, auxquelles se livre notre auteur, visent à toucher émotionnellement ses lecteurs, et par extension les spectateurs des vitraux. Il s'agit en effet de faire un lien, le plus sensible possible, entre l'expérience de la perte d'un enfant que nous pouvons tous éprouver, celle de Jacob pleurant Joseph, la douleur de Marie pleurant son fils et, surtout, l'infinie douleur de Dieu devant la mort de son Fils. C'est bien évidemment cette douleur de Dieu qui est le sujet du vitrail comme du récit de la Passion du Christ.

Car si Joseph est typique du Christ, Jacob, lui représente justement Dieu en tant que père, qui ne peut consentir à la mort de son fils, forcément tramée à son insu et qui ne peut donc en avoir conçu le projet. Ludolphe n'ose pas aller au bout de son parallèle. Il préfère s'arrêter à la Passion de la Vierge, fort à la mode à son époque. Sans doute parce qu'il ne peut imaginer que le Dieu, créateur de l'univers, n'ait pas pu prévoir ce qui allait se passer pour son fils. Puisque Jésus est mort sur la croix, il fallait forcément que cela corresponde à un plan prévu de toute éternité, sans que l'on se soucie de savoir ce que cela pouvait signifier qu'un Dieu qui veuille la mort de son fils, pour racheter une faute commise envers lui. Quel besoin pouvait-il avoir d'un tel sacrifice ?

Mais Ludolphe de Saxe ne peut envisager une telle hérésie au regard des normes théologiques de son temps. Envisager un Dieu souffrant et pleurant la mort de son fils est hors de son univers mental. C'est pourtant bien à cela que peut nous inviter l'histoire de Jacob pleurant son fils qui, nous lecteurs le savons, n'est pas mort. C'est aussi, à la décharge de Ludolphe, parce que l'enjeu dépasse son intention de faire participer son lecteur à l'émotion de Jacob et de Marie. L'enjeu n'est rien de moins que la signification de la mort du Christ et, partant, de la résurrection, laquelle sera le sujet de la sixième fenêtre que nous allons maintenant aborder.

Roland Kauffmann

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