Anne et Philippe Lemesle divorcent. Banalité d'autant plus triste que ce n'est pas pour une infidélité ni pour une disparition de l'amour, ces deux-là s'aiment toujours et aiment leurs enfants. Mais Philippe a une maîtresse, l'entreprise où il exerce la fonction de directeur de site de production.
Une maîtresse exigeante puisqu'elle n'hésite pas à lui demander, après le sacrifice déjà consenti de sa vie de famille, de sacrifier également sa dignité en prenant à son compte un nouveau dégraissage de la masse salariale qui n'a d'autre justification que la satisfaction des actionnaires. Et encore! En effet, la multinationale fait des profits records mais il faut prouver son "agilité", sa "réactivité", sa "capacité à répondre". Et chaque réunion du comité de direction est l'occasion d'une nouvelle acceptation, d'une nouvelle soumission volontaire.
Mais dans cet univers de renoncement, la rédemption surgit par un sursaut ou plutôt la maladie de Lucas, le fils d'Anne et Philippe. Ceux-ci, résignés à leur séparation malgré leur amour, parce qu'il faut bien vivre et assurer l'avenir professionnel, se retrouvent à son chevet et dans cette intimité partagée redécouvrent avec lui le sens de la vie, la nécessité de l'attention à l'autre et au respect de soi dans toutes les circonstances. D'une émouvante fragilité, Anne (Sandrine Kiberlain) passe du sentiment de la perte à celui de la reconstruction tandis qu'en parallèle Philippe (Vincent Lindon) va de renoncements en renoncements jusqu'à se perdre dans le mensonge éhonté.
Et c'est au moment d'une ultime humiliation, au détour d'une proposition indécente de la responsable France (Marie Drucker) qui lui demande de faire plonger avec lui, son ami, directeur des opérations, sans d’ailleurs aucune garantie pour lui-même, que Philippe aura le choix entre continuer à sacrifier les autres, (les "décimer" au sens propre : une réduction de 10% des effectifs), au prix de sa propre perte ou renoncer à la soumission pour retrouver le sens de son existence.
La lettre finale de Philippe adressée à la direction France est ainsi un manifeste pour cette "liberté (qui) a un coût mais (…) n'a pas de prix" comme n'en ont pas non plus l'honneur et la dignité. En remerciant sa direction de lui avoir fait comprendre "quel homme méprisable, (il est) devenu, un homme que personne n'aimerait avoir comme ami, comme père ou comme mari", il est entièrement dans la signification de l'antique commandement "Honore ton père et ta mère". En effet, que celles et ceux qui nous aiment (ici Anne et Lucas ou son ami) puissent être fiers de nous et de notre comportement, préserver notre dignité dans toutes les circonstances, voilà ce qui est au cœur de l'éthique chrétienne et du 5e commandement.
Par le portrait qu'il brosse d'un univers managérial où les mots et les valeurs sont inversés, où la ""réussite" signifie la liquidation successive des hommes et des femmes, où la loi est une contrainte, où le profit des uns est "un effort collectif", où une "solution" est une dégradation des conditions pour tous, Stéphane Brizé nous offre un film nécessaire pour comprendre la contamination de notre monde contemporain, hors du seul cadre de l'entreprise, par un langage dénué de sens sinon celui de soumettre chacun à une logique aliénante et déshumanisante.
Pour le groupe Pro-Fil de Mulhouse,
Roland Kauffmann
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