11 février 2022
94/8-6 : Sobrietas Gula – La sobriété terrasse la gloutonnerie
« Il faut éteindre la démesure plus encore que l'incendie », l'éthique grecque est presque toute entière dans cet aphorisme du philosophe du Ve siècle avant notre ère, Héraclite, qui nous accompagne dans plusieurs de nos vitraux. Car c'est bien cette philosophie classique, venue du fond des âges les plus reculés de notre culture occidentale qui inspire la morale chrétienne telle qu'elle s'exprime au Moyen-Âge et qui, en osmose avec les charités évangéliques, va former les représentations des vices et des vertus.
La « gloutonnerie », terme bien plus fort que notre moderne « gourmandise » est bien de l'ordre de cette démesure, de l’appétit insatiable qui ne connaît aucune limite et aucune satiété. C'est l'avidité totalement déconnectée du besoin. Alors que Gargantua et Pantagruel dévoraient par plaisir et amour de la beauté, la gloutonnerie dévore tout ce qui est à prendre et n'en a même plus le goût. Il ne faut pas non plus réduire la gloutonnerie au régime alimentaire. On peut être glouton dans bien d'autres domaines. Tous ceux qui sont de l'ordre de la consommation et de la possession.
La société moderne dévorant plus de ressources qu'elle n'en dispose sera bien dépourvue lorsqu'il n'y aura plus rien à brûler ni à consommer comme la gloutonnerie qui ne meurt que lorsqu'il n'y a plus rien. Gâchis, gaspillage, indifférence, accumulation, croissance sans fin, le capitalisme débridé de notre époque, totalement déconnecté de toute idée de progrès humain et d'amélioration de la vie du plus grand nombre, uniquement préoccupé de l'enrichissement de quelques uns, est l'autre nom de la gloutonnerie.
Il fut un temps où le protestantisme était réputé compatible avec le capitalisme dont il partageait l'esprit. Et il est vrai que l'esprit d'entreprise et de responsabilité, d'accumulation du capital pour dégager une capacité d'investissement est typique d'un certain protestantisme capable d'envisager la durée. C'est cela qui distingue l'éthique protestante de toute autre dans la mesure où elle prend en compte l'avenir. Elle est capable de différer un besoin ou un désir pour en accroître le plaisir ou l'efficacité. Elle est capable de mettre à distance la satisfaction, non pas pour y renoncer mais au contraire pour l’accroître encore plus et lui donner une plus grande efficacité au profit de la communauté. Car l'éthique économique calviniste ne se préoccupe pas de la satisfaction personnelle, elle n'a de sens que si elle est partagée et permet à d'autres de changer leur situation par l'investissement dans l'éducation, l'éradication de la misère et l'amélioration générale des conditions de vie.
Le capitalisme contemporain tel qu'il s'exprime dans la financiarisation à outrance et la recherche du profit maximal sans plus se préoccuper ni du bien commun ni de l'avenir a perdu son esprit protestant et n'est plus que gloutonnerie perpétuellement insatisfaite.
La sobriété, quant à elle, est « heureuse », pour reprendre le slogan de Pierre Rabhi ou du pape François dans son encyclique Laudato Si. Elle connaît l'importance du temps et préserve l'avenir. Elle pense qu'il faudra encore disposer de ressources lorsque la génération présente ne sera plus là. Elle ne fait l'impasse ni sur la beauté ni sur les biens matériels mais, au nom d'une certaine conception du bien, privilégie les produits réellement durables. Plutôt que de se résigner à la misère, elle veut le meilleur des mondes possibles pour le plus grand nombre possible sans pour autant épuiser les ressources. Pour cela, il faut rechercher un équilibre et une pondération des besoins en refusant les fausses nécessités imposées par la société de consommation. S'il faut parfois renoncer, ce n'est justement pas par esprit de sacrifice mais par désir de meilleur. Non seulement pour soi mais aussi pour l'autre, mon prochain, celui d'à côté mais aussi mon prochain de l'autre bout du monde. Et c'est ainsi que vivent concrètement de nombreux protestants dans leur vie quotidienne car ils ont été éduqués dans cette idée de sobriété qui constitue leur milieu naturel comme l'eau pour le poisson.
La sobriété est l'autre nom de la « pauvreté en esprit » des béatitudes parce qu'elle ne place certes pas sa richesse dans l'accumulation des biens mais qu'elle ne prétend pas non plus que les maladies, le chagrin, la pauvreté ne seraient pas des maux ou que les richesses, le plaisir et la santé ne seraient pas des biens, au contraire. Elle les veut simplement pour tous et pour cela doit s'imposer à elle-même des limites car elle a le « dessein (…) que tout le monde soit riche non plus de richesse mais de liberté et de vérité »1 et c'est là qu'elle place son trésor.
Roland Kauffmann
1 Vladimir Jankélévitch, Traité des vertus, Bordas 1949, p. 359
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