4 février 2022
8-5 : Patientia Ira – La patience terrasse la colère
Chante déesse, l'ire d'Achille Péléade, ire funeste qui fit la douleur des foules achéennes, précipita chez Hadès les âmes farouches des guerriers, livrant leurs corps en pâture aux chiens, aux oiseaux en festin, le jour où la discorde fit s'affronter l'un à l'autre Agamemnon le souverain maître et le divin Achille1.
Introduction générale au cycle des vices contra les vertus et des charités évangéliques
Ainsi commence le premier grand poème de l'Occident, L’Iliade d'Homère qui n'est autre que le récit des conséquences de cette colère d'Achille. Dans le grand cycle que constitue la Guerre de Troie, l'épisode particulièrement tragique qui va se solder par la mort des héros, le grec Patrocle et le troyen Hector, est entièrement motivé par cette colère terrible d'Achille contre Agamemnon. Une colère qui coûtera la vie à des milliers de guerriers et se terminera dans l’obscénité de l'outrage fait au cadavre de Hector par ce même Achille rendu étranger à lui-même par sa propre colère. Notre civilisation européenne est ainsi fondée sur cette condamnation de la colère d'Achille par Homère. Et il n'est donc pas étonnant de la retrouver au rang des péchés capitaux et de ces vices qui sont vaincus dans notre cycle de verrières du temple Saint-Étienne de Mulhouse.
Pourtant la colère d'Achille est noble. Elle est une réaction à l'injustice qui lui est faite. En effet, Agamemnon s'est attribué une jeune fille, Briséis, sur le butin que Achille a conquis de haute lutte. L'assemblée de Grecs, convoquée par Achille, devrait lui rendre Briséis, lui rendre justice. C'est de l'injustice que naît la colère d'Achille et de son impuissance à faire reconnaître son droit. Il n'a pas d'autre moyen pour réagir. Malgré sa force, il ne peut lutter contre Agamemnon, celui que tous les Grecs ont choisi pour les mener à la guerre. Peu importe que les motifs de la guerre soient fallacieux, ils y ont tous leurs intérêts et veulent leur part de rapines. Achille n'a d'autre choix que de se retirer sous sa tente, drapé dans sa colère et de laisser les Troyens dominer les Grecs.
L'épopée homérique comme la religion gréco-latine est un miroir de nos passions et de nos querelles. Homère et avec lui tous les grands poètes antiques attribuent aux dieux les mêmes défauts qu'ils voient chez chacun et chacune d'entre nous. Il est facile alors d'attribuer à ces dieux et déesses le fait de nous pousser au mal. Il ne faut y voir là qu'une tentative de trouver une réponse à la question existentielle de savoir pourquoi nous faisons le mal que nous ne voulons pas et ne faisons pas le bien que nous voulons. Une question qui taraudait également l'apôtre Paul (« Car je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas » Romains 7, 19).
Nos vitraux ne répondent pas au pourquoi de cet état de fait. Ils se contentent de le constater sans aller à la réponse de Paul qui est d'attribuer nos vices au péché qui se cache dans le cœur de l'homme. Mais dans ce même cœur humain se trouve aussi ce qui l'emporte sur la colère à savoir la patience. Au pessimisme radical de Paul et avec lui du protestantisme sur la nature humaine, irrémédiablement condamnée à faire le mal et incapable par elle-même de faire le bien, répond l'optimisme catholique de nos vitraux médiévaux qui montrent à tous qu'il est possible de ne pas se laisser enfermer et dégrader par la colère mais au contraire de la maîtriser et de la vaincre.
La patience est ainsi une œuvre de justice. Puisqu'il ne peut y avoir d'autre réponse à l'injustice que la colère et que la colère produit inévitablement la haine, il ne peut y avoir l'inverse de la haine, à savoir l'amour, que si la patience recherche la justice. La patience qui l'emporte sur la colère n'est ainsi pas la simple attente que les choses se passent comme on laisse passer l'orage. La patience est une lumière, celle de la raison qui, au lieu de la passion, cherche à restaurer la justice et à rendre chacun capable de s'améliorer, en recherchant l'équité entre les adversaires pour privilégier en toute chose le bien de l'autre.
« On ne combat pas facilement la colère car elle l'emporte au prix de la vie » disait déjà Héraclite d'Éphèse. C'est bien pourquoi il importe de lutter contre elle car il en va de la vie ou de la mort, non seulement de ceux qui en sont victimes mais aussi et surtout de ceux qui se laissent dévorer par la haine, l'autre nom de la colère. Ainsi nos vitraux nous inspirent le courage de ne jamais nous laisser dominer et avilir par nos passions et au contraire à toujours les dominer. Ils nous montrent ainsi une véritable éthique pour notre temps.
Roland Kauffmann
1 Illiade, chant I, vers 1-7, trad. Philippe Brunet, Seuil, 2010
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