Drive my car, ou « Laisse les morts enterrer leurs morts »

La rencontre entre Yûsuke, metteur en scène de théâtre célèbre et Misaki, jeune femme anonyme se déroule dans et autour de la Saab 900 turbo rouge de collection qui donne son titre au film. Derrière l'apparente maîtrise dont ils font preuve, sur les plateaux pour lui et sur les routes pour elle, l'un et l'autre sont enfermés dans la tristesse d'un deuil qui a figé leur existence et l'a transformé en errance.

Après la mort de sa femme Oto, Yûsuke se refuse à rejouer la pièce de Tchekov, Oncle Vania, qu'il voit désormais comme une métaphore de l'échec de sa propre existence. Muré dans le sentiment de la perte, il n'en écoute pas moins en permanence dans le radiocassette de la voiture le texte de la pièce lu par son épouse défunte, gardant ainsi cette dernière en permanence à ses côtés comme le fantôme de son amour. Misaki a pris la route après un tremblement de terre qui a emporté sa maison tuant sa mère, partie du nord du Japon, elle s'est arrêtée à l’extrême sud attendant l'occasion de continuer sa fuite. Elle pense qu'elle aurait pu sauver sa mère mais qu'elle s'est abstenue de lui porter secours. Yûsuke est persuadé que s'il n'avait pas tardé à rentrer chez lui, il serait arrivé avant que Oto ne fasse son attaque cérébrale. Misaki et Yûsuke partagent un même sentiment de culpabilité, de cette idée que les choses auraient pu être différentes si on avait été à un autre endroit.

C'est dans le contraste entre l'intimité de la voiture et cet autre huis-clos que sont les répétitions théâtrales que l'un et l'autre vont se libérer réciproquement, sans morale ni leçon, sans excuses ni faux-semblants mais en se confrontant chacun à la peine de l'autre et prenant ainsi conscience de n'être pas coupables sans qu'il soit besoin de démonstration ou de sermons à la manière des amis de Job. Il peuvent ainsi reprendre le cours de leur vie, chacun de son côté mais riches de liberté et de vérité. L'un et l'autre aura reçu l'histoire de l'autre et retrouver sa propre place pour repartir sur la base d'un nouveau récit fondateur. Maintenant qu'ils sont délivrés de leurs morts, Misaki et Yûsuke peuvent reconstruire leur vie. Elle a trouvé un père, ou au moins un « oncle » (Vania), tandis qu'il a trouvé une fille, ou au moins une « nièce » (Sonia) avec qui partager « une vie lumineuse, belle, harmonieuse, qui nous donnera de la joie ». Une proximité soulignée par le fait que Yûsuke donne sa si précieuse voiture à Misaki qui n'est plus le chauffeur d'un autre mais conduit maintenant sa propre vie.

Drive my car est un film sur l'art de l'écoute. Le réalisateur Ryusuke Hamaguchi entremêle sa propre méthode de direction d'acteurs, basée sur l'appropriation des textes et des personnages par la lecture répétitive, avec la direction théâtrale de Yûsuke. D'autant que les personnages de la pièce jouent tous leur rôle dans leur langue natale, l'enjeu pour le metteur en scène comme pour le réalisateur alors de faire émerger un langage commun de cette moderne Babel et cela ne peut passer que par l'émotion, « puisque je ne comprends pas ce que tu dis, je dois me baser sur l'émotion que tu partages pour pouvoir dire mon propre texte et jouer mon rôle ». La trame narrative de Drive my car est tout entière tournée vers cette simple question : comment transmettre ce qui est de l'ordre de l'émotion et de la vie intérieure sans perdre ou trahir cette vérité ?

Pour le groupe Pro-Fil de Mulhouse, Roland Kauffmann 

Drive my car, 2h59min

Ryusuke Hamaguchi

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