Un vitrail par jour 82

28 mars 2021

Ne pas se tromper de Dieu

La parabole des talents. Un roi sur son trône rendant la justice; deux personnages debout, un troisième couché par terre, les mains et les pieds liés. C'est le serviteur négligent, qui est condamné à être jeté « dans les ténèbres du dehors ».

Matthieu 25, 14-30

14 Il en sera comme d’un homme qui, partant pour un voyage, appela ses serviteurs, et leur remit ses biens. 15 Il donna cinq talents à l’un, deux à l’autre, et un au troisième, à chacun selon sa capacité, et il partit. 16 Aussitôt celui qui avait reçu les cinq talents s’en alla, les fit valoir, et il gagna cinq autres talents. 17 De même, celui qui avait reçu les deux talents en gagna deux autres. 18 Celui qui n’en avait reçu qu’un alla faire un creux dans la terre, et cacha l’argent de son maître. 19 Longtemps après, le maître de ces serviteurs revint, et leur fit rendre compte. 20 Celui qui avait reçu les cinq talents s’approcha, en apportant cinq autres talents, et il dit : Seigneur, tu m’as remis cinq talents ; voici, j’en ai gagné cinq autres. 21 Son maître lui dit : C’est bien, bon et fidèle serviteur ; tu as été fidèle en peu de chose, je te confierai beaucoup ; entre dans la joie de ton maître. 22 Celui qui avait reçu les deux talents s’approcha aussi, et il dit : Seigneur, tu m’as remis deux talents ; voici, j’en ai gagné deux autres. 23 Son maître lui dit : C’est bien, bon et fidèle serviteur ; tu as été fidèle en peu de chose, je te confierai beaucoup ; entre dans la joie de ton maître. 24 Celui qui n’avait reçu qu’un talent s’approcha ensuite, et il dit : Seigneur, je savais que tu es un homme dur, qui moissonnes où tu n’as pas semé, et qui amasses où tu n’as pas vanné ; 25 j’ai eu peur, et je suis allé cacher ton talent dans la terre ; voici, prends ce qui est à toi. 26 Son maître lui répondit : Serviteur méchant et paresseux, tu savais que je moissonne où je n’ai pas semé, et que j’amasse où je n’ai pas vanné ; 27 il te fallait donc remettre mon argent aux banquiers, et, à mon retour, j’aurais retiré ce qui est à moi avec un intérêt. 28 Ôtez-lui donc le talent, et donnez-le à celui qui a les dix talents. 29 Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas on ôtera même ce qu’il a. 30 Et le serviteur inutile, jetez-le dans les ténèbres du dehors, où il y aura des pleurs et des grincements de dents.

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Il est assez commun de comparer le protestantisme au capitalisme depuis le début du XXe siècle et la fameuse thèse du sociologue allemand Max Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme et le vitrail d'aujourd'hui semblerait lui donner raison tant il fait l'éloge du travail, du risque, de l'audace et de l'accumulation contre la prudence et la simple préservation du capital investi. À la gestion de bon père de famille du troisième serviteur répond la colère du maître qui récompense largement le trader de la bourse londonienne en lui donnant par surcroît le livret A de l'épargnant scrupuleux.

Force est ainsi de constater que cette vision d'un Dieu comptable, rémunérant les œuvres de ses fidèles, n'a pas attendu le protestantisme mais qu'elle est très largement partagée au milieu du XIVe siècle. En tout cas, notre auteur passe du registre de la piété à celui de moraliste. Il souligne la sévérité de Dieu qui lors de son jugement punira ceux qui auront entendu la Parole de Dieu mais n'en auront rien fait et n'auront pas suivi ses commandements : « Si Dieu punira les païens qui n'ont jamais entendu l'évangile, à combien plus forte punira-t-il ceux qui ont rejeté sa parole ? » se demande-t-il.

Il faut avoir à l'esprit que Ludolphe de Saxe, comme ses contemporains, se situe résolument dans une lecture littéraliste du récit biblique. Pour eux, Adam et Ève ont forcément existé en tant qu'êtres de chair et de sang. Ce ne sont pas comme pour nous, des métaphores, mais les véritables ancêtres de l'ensemble du genre humain et tous les humains sont sous le coup de la condamnation à mort suite au péché originel. Et nos auteurs médiévaux ne voient aucune injustice à ce que Dieu décide de ne sauver que ceux qui ont entendu l'évangile en laissant le reste de l'humanité disparaître en enfer. Juifs et Chrétiens sont ceux que Dieu a choisi et les Juifs, aux yeux de Ludolphe et de ses pairs, sont évidemment ce serviteur qui n'a pas su faire fructifier le don du maître.

Au-delà de ce raisonnement particulièrement spécieux, qui, une fois de plus donne un vernis chrétien à l'antisémitisme le plus crasseux, Ludolphe parvient néanmoins à élargir son propos lorsqu'il se demande ce que sont ces biens que le maître, c'est-à-dire Dieu, a donné à ses serviteurs. Ceux qui jugeront le serviteur négligent, ce n'est pas seulement le maître mais toutes les créatures et les quatre éléments. Ainsi la terre se plaindra de ce que l'humain l'aura « méchamment occupée », le feu de ce qu'il aura fait mauvais usage de sa lumière, l'air de son ingratitude envers Dieu de lui avoir donné un tel bénéfice que de pouvoir respirer tandis que l'eau se plaindra d'avoir été souillée. S'ajoutent à ces juges de la nature, les anges, les démons, la Vierge Marie elle-même sans oublier le Christ qui, selon Ludolphe, n'aura pas un regard pour les damnés qu'aucune larme de la Vierge ne pourrait racheter, ni même le sang qu'il a versé.

Cette conception rétributrice de la rédemption, les bons étant sauvés à raison de leurs bonnes œuvres et les mauvais étant châtiés sans espoir de rémission, est si humaine qu'elle a terni profondément le christianisme.

Rechercher la bonté

Dans la mesure où elle ne prend pas en compte les capacités réelles de l'être humain à s'amender ou à se corriger à partir du moment où on le sort de sa misère, de son ignorance et des conditions indignes dans lesquelles il est parfois obligé de survivre. Qui oserait aujourd'hui soutenir que les enfants exploités dans les mines africaines pour équiper nos téléphones seraient dignes de l'enfer éternel parce qu'ils n'ont pas obéi à la parole de Dieu que personne n'est allé leur transmettre ? Ou pire, parce qu'ils ne comprennent pas à quoi servent les sermons des missionnaires qui justifient leur condition et ne changent rien à leur situation ? Quel Dieu serait assez cruel pour « jeter dehors » ces esclaves des ateliers de confection chinois, pakistanais, bangladais parce qu'ils n'ont rien fait du talent que Dieu leur a donné ? La liste est trop longue des misères de ce monde comme l'est celle des inquisitions, des condamnations et des terreurs religieuses prononcées par ceux qui croient être le serviteur aux cinq talents.

Au contraire de la piété médiévale telle qu'elle s'exprime dans le Speculum Humanae Salvationis et dans les vitraux du temple Saint-Étienne, la parabole dite des talents ne peut être comprise comme l'histoire des récompenses accordées aux saints, à tous ceux qui prétendent détenir le vrai, le juste, le bien. Au contraire ! En forçant le trait du maître dur et intransigeant, Jésus lorsqu'il raconte cette histoire à ses disciples sait très bien qu'ils comprendront qu'il ne s'agit pas du Dieu biblique mais du dieu des religions. Il veut leur montrer l'impasse de toute forme de piété qui confond la foi avec des comptes d'apothicaires. Dans la logique de la parabole, rares seraient ceux d'entre-nous qui seraient récompensés. En tout cas, certainement pas moi.

C 'est une toute autre vision de Dieu que propose Jésus dans ces discours des temps de la fin, juste avant sa Passion. Loin d'être un maître dur qui moissonne là où il n'a pas semé, plutôt que d'être le Dieu des boutiquiers, de « ceux qui réussissent » et des « premiers de cordée », le Dieu de Jésus-Christ est le même que le Dieu de David, « compatissant et [qui] fait grâce, [qui] ne nous traite pas selon nos péchés et ne nous rétribue pas selon nos fautes » (psaume 103, 8-10). Il regarde au cœur de chaque homme et y voit avant tout la bonté simple qui nous fait soutenir l'isolé, l'affligé et l'éploré plutôt que d'accumuler les talents.

Roland Kauffmann

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