Un vitrail par jour 83

29 mars 2021

Un Dieu juste dans l'amour de l'autre

Les damnés en enfer. Deux diables, ayant des doigts crochus, des pieds fourchus, et le corps composé de différentes parties d'animaux ainsi que des visages d'aspect repoussant, apportent des âmes, dont les unes vont être entassées dans une chaudière, d'autres englouties par un monstre à la gueule énorme, d'autres encore plongées dans les flammes. Un visage démoniaque apparaît dans la cuisse gauche du démon au premier plan.

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 De la même manière que le séjour d'Adam et Ève au jardin d'Éden était le prologue de notre histoire de la rédemption, la destinée éternelle des âmes perdues ou sauvées après le jugement dernier en est l'épilogue. Que deviennent les âmes des justes et celles des méchants ? La félicité éternelle pour les unes et la damnation éternelle pour les autres est une chose mais la matérialité de la punition pour les damnés en est une autre. Si seules les âmes, par nature immatérielles, ressuscitent et sont jugées, comment pourront-elles ressentir les tourments de l'enfer ?

C'est saint Thomas qui dans sa Somme théologique expose la solution : après le jugement dernier, les corps des uns et des autres ressuscitent également. Mais évidemment pas de la même manière. « Ceux des méchants ressusciteront laids, hideux et passibles (c.à.d. sensibles) tandis que les corps des bons ressusciteront beau et impassibles ». La difformité des corps ressuscités des mauvais doit leur être en horreur mais c'est surtout leur sensibilité qui intéresse notre auteur médiéval dans la mesure où elle lui permet d'imaginer des tourments particulièrement douloureux, à côté desquels les supplices subis par les saints martyrs ne sont que des troubles passagers et éphémères tandis que les terribles souffrances infligées aux damnés sont à la fois incomparablement plus douloureuses mais surtout sont sans mesure et sans fin.

Encore qu'il y ait une gradation, plus terribles les péchés commis dans la vie ici-bas, plus atroces si possibles les souffrances éternelles tandis que, plus les justes auront été saints, plus ils seront « lumineux, impassibles, subtils et légers », étant entendus que le Christ est de tous les justes, celui dont le corps éternel est le plus lumineux, impassible, subtil et léger. C'est vraiment une tension dramatique qui est instaurée entre ceux qui ont une extrême sensibilité nécessaire pour que la punition les fasse vraiment souffrir et ceux qui ont au contraire sont tellement subtils qu'ils passent à travers la matière et que rien ne peut les atteindre.

La société médiévale sait de quoi elle parle lorsqu'il est question de souffrance et d'injustice. Les récits hagiographiques relatant les vies des saints comme La Légende dorée de Jacques de Voragine se complaisent dans la description des tortures subies par les disciples puis les martyrs et notre Speculum Humanae Salvationis ne déroge pas à cette règle. La représentation d'un enfer de tourment est ainsi d'abord et avant tout une idée très humaine de la réciprocité de la peine infligée dans une logique de vengeance : « voilà ce que les saints ont souffert, voilà mille fois plus de souffrances promises à leur bourreaux ».

Le problème n'est pas tant que notre auteur se soit laissé aller à ses penchants pervers. C'est bien plutôt que cette conception entre un paradis d'éternelle félicité et un enfer d'éternel tourments continue d'irradier dans notre propre culture contemporaine, soi-disant moderne. Ainsi la peur de la mort pour beaucoup d'entre-nous n'est pas seulement la peur de la perte de la vie, d'être séparé de ceux qu'on aime ou de perdre tous les plaisirs de l'existence. Pour beaucoup plus de personnes qu'on ne le pense, c'est aussi la peur de la punition éternelle qui accroît encore l'angoisse de la mort.

Le miroir de l'âme

Projeter dans l'éternité les tourments bien réels qui devaient agiter les ecclésiastiques et les fidèles, notamment ceux dont les cruautés devaient malgré tout entraîner parfois des remords, est une technique de manipulation des consciences qui s'est révélée très efficace pour remplir les Églises. Aujourd'hui que nos contemporains ne croient plus en la résurrection, mais dans une espèce d'état de permanence où tout continuerait comme ici-bas, l'argument marketing ne marche plus sauf pour les plus traditionalistes, toujours inquiets de leur destinée éternelle.

La peur de l'enfer a tellement été utilisée par les Églises pour inciter les gens à croire au Christ afin d'avoir une chance d'échapper aux supplices qu'aujourd'hui encore, dans notre société pourtant largement déchristianisée, elle existe toujours mais comme un non-dit, un impensé. Cette représentation du paradis et de l'enfer a engagé l'Église dans la fausse voie de l'intérêt bien compris. Il ne s'agit en effet plus de croire en Christ parce que son message, sa vie et son inspiration transforment notre vie pour la rendre plus humaine mais de croire en lui et d'être le plus fidèle, le plus saint, possible pour aller au paradis et échapper à l'enfer. Cette logique de transaction, où les mérites acquis en cette vie permettent d'obtenir l'éternité sans souffrance, revient à dire que le Christ est mort pour rien. Si nous croyons en lui parce qu'il en irait de notre intérêt éternel, notre foi est aussi vaine que l'accumulation des intérêts personnels. Notre foi n'est alors plus gratuite mais intéressée, n'est plus altruiste mais égoïste, n'est plus chrétienne mais superstitieuse.

La foi n'est pas de faire le bien ou de s'abstenir du mal par peur des tourments de l'enfer mais d'agir pour le bien de l'autre dans un amour sincère et véritable, sans attendre aucune récompense ni craindre aucune punition car la justice de Dieu est pleinement dans cet amour de l'autre.

Roland Kauffmann

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