Un vitrail par jour 68

14 mars 2021

La libération de toute résignation

Lot et les siens quittent Sodome. À gauche, à l'arrière-plan, la ville de Sodome. L'ange, qui en a fait sortir Lot et sa famille, se tient devant la porte et regarde leur départ. Lot marche le premier, puis vient un jeune homme imberbe: derrière ces deux personnages, l'artiste a figuré une haute colonnette surmontée d'un buste de femme : c'est la femme de Lot, changée en statue de sel pour s'être retournée vers la ville sur laquelle s'abattait le feu du ciel.

Genèse 19, 15-26

15 Dès l’aube du jour, les anges insistèrent auprès de Lot, en disant : Lève-toi, prends ta femme et tes deux filles qui se trouvent ici, de peur que tu ne périsses dans la ruine de la ville. 16 Et comme il tardait, les hommes le saisirent par la main, lui, sa femme et ses deux filles, car l’Éternel voulait l’épargner ; ils l’emmenèrent, et le laissèrent hors de la ville. 17 Après les avoir fait sortir, l’un d’eux dit : Sauve-toi, pour ta vie ; ne regarde pas derrière toi, et ne t’arrête pas dans toute la plaine ; sauve-toi vers la montagne, de peur que tu ne périsses. (…) 24 Alors l’Éternel fit pleuvoir du ciel sur Sodome et sur Gomorrhe du soufre et du feu, de par l’Éternel. 25 Il détruisit ces villes, toute la plaine et tous les habitants des villes, et les plantes de la terre. 26 La femme de Lot regarda en arrière, et elle devint une colonne de sel.

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La libération de l'humanité de ses enfers a, selon notre auteur médiéval, été préfigurée par deux autres libérations mémorables, à savoir celle du peuple hébreu hors d'Égypte sous la conduite de Moïse (vitrail n°69) et celle, représentée ici, de la famille de Lot hors de Sodome et Gomorrhe. La destruction de ces deux villes fait tellement partie de notre imaginaire occidental qu'elles sont devenues synonymes de la perdition et la sortie de Lot est devenue symbolique du retrait hors du monde qu'ont pratiqué largement les ermites et les moines. Voulant quitter le monde, lieu de la domination du diable et théâtre de toutes les tentations, c'est le plus souvent dans les déserts ou dans les plus profondes forêts que se sont établis ceux qui recherchaient une vie purifiée et entièrement consacrée à la recherche de Dieu.

Les récits de leurs souffrances abondent. Le retrait du monde ne signifiant pas le retrait de soi-même. L'homme le plus pieux reste toujours en compagnie de lui-même et il suffit de se souvenir de la Tentation de saint Antoine dans le Retable d'Issenheim pour comprendre que quitter le monde n'est pas la garantie de la vertu. Il n'empêche que ce motif de la vie à l'écart du monde et de ses turpitudes a profondément imprégné la piété chrétienne des premiers siècles jusqu'à la Renaissance et la Réforme. Le tournant spirituel et philosophique commun à ces deux mouvements a précisément été le refus du retrait du monde. C'est dans le monde tel qu'il est, tel qu'il va, plus ou moins mal, que Pic de la Mirandole ou Érasme, Luther ou Calvin, considèrent qu'il faut agir vertueusement de manière à incarner l'idéal philosophique de la Renaissance de l'homme mesure de toute chose pour les uns ou considérer le monde comme « théâtre de la Gloire de Dieu » pour les seconds.

Nulle sortie du monde pour les philosophes ni pour les réformateurs mais une transformation profonde du cœur de l'homme et de son intelligence de manière à transformer le monde. Une exigence commune dont la notion d'impératif catégorique d'Emmanuel Kant, philosophe protestant s'il en est, se voudra la synthèse. Il y a trois impératifs catégoriques qui sont précisément l'inverse de Sodome et Gomorrhe : « Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée par ta volonté en une loi universelle ; agis de telle sorte que tu traites toujours l'humanité en toi-même et en autrui comme une fin et jamais comme un moyen ; agis comme si tu étais à la fois législateur et sujet dans la république des volontés libres et raisonnables. »

Car ni Sodome ni Gomorrhe n'ont été détruites en raison de leur pratiques sexuelles mais bien en raison de leur esprit de violence et de contrainte. Voulant imposer leur mode de vie à tous, les habitants de ces villes aliénaient la liberté et instrumentalisaient autrui pour devenir l'objet de leur jouissance. N'en déplaise aux moralistes de tous les temps, ce n'est pas leur homosexualité qui les condamne mais leur culture du viol et de l'exploitation sexuelle de l'autre, qu'il soit un homme, une femme, un enfant ou un ange de Dieu. C'est cette négation de l'autre comme sujet, comme « volonté libre et raisonnable », qui justifie le déluge de feu et de souffre.

Choisir la vie, le mouvement et l'être

L'ange de notre vitrail ne guide pas Lot. Il ne le précède pas puisqu'il reste pour accomplir sa tâche. Mais il regarde la femme de Lot transformée « en sel » nous dit le récit biblique, « en pierre » selon Ludolphe de Saxe. Et l'artisan verrier de concilier les deux nature de sel ou de pierre en plaçant le buste de l'épouse de Lot sur une stèle, du grec stélè (στήλη) utilisé par la version grecque du livre de la Genèse pour rendre l'hébreu netsib נְצִיב qui signifie à la fois « pilier » et « poste de garde ». La femme de Lot ne devient pas une idole, une demeure du divin, comme pourrait le signifier le terme de « statue » mais bien une frontière, à la manière de ces poteaux primitifs désignant ce qui est tabou, les lieux interdits, les limites à ne pas franchir, ce qui est inviolable, l'autre signification du mot hébreu melach מֶ֫לַח, le sel étant aussi ce qui garde de la corruption.

Ainsi la femme de Lot devient-elle à son corps défendant, pour un simple regard en arrière, le symbole de la limite entre un monde pétrifié et celui du mouvement, de la vie et de la liberté. Le monde de Sodome et Gomorrhe est régi par des rapports de force et de puissance, où chacun se veut le maître des autres plutôt que de lui-même, où le faible est toujours vaincu par le fort, où le pauvre trouve sa misère naturelle et où finalement chacun est laissé et renvoyé à lui-même. C'est le monde du regard de Méduse, la Gorgone, changeant en pierre celui qu'elle regarde, transformant le vivant, non pas simplement en mort mais en minéral, c'est-à-dire l'exact contraire de la nature humaine. En faisant de la femme de Lot, une borne de pierre, Ludolphe de Saxe souligne le caractère contre-nature d'une société régie par la loi du plus fort. C'est dire que l'essence de l'homme est dans le libre gouvernement de lui-même et que nul ne peut être assigné à une quelconque identité de genre, de sexe, de nature ou de condition sociale.

C'est une invitation à ne jamais nous résigner à la situation qui nous est faite mais à toujours y chercher les voies de l'amour, de la liberté et de la justice.

Roland Kauffmann

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