L'Heure Musicale virtuelle du 13 mars

 Samedi 13 mars 2021

MÉNAGE À TROIS

3 siècles

3 compositeurs

3 trios

3

Les trois angles
Du triangle :
La Trinité
Dans l’unité



 

La playlist de l'Heure Musicale ou pièce par pièce ci-dessous

W. A. Mozart - Piano Trio K. 548 No. 6 in C major - YouTube

À l’été de 1788, Mozart composa le trio en mi majeur K542 et le Trio avec piano en ut majeur K548, peut-être destiné à l’un des concerts prévus pour les nouvelles œuvres orchestrales dont il est le contemporain: les symphonies en mi bémol (no 39) et en sol mineur (no 40). Période d’extraordinaire productivité que celle-là, même si elle fut peu lucrative pour Mozart. L’Autriche était alors en guerre contre l’Empire ottoman, le mécénat aristocratique des arts avait fléchi et Constanze, sa femme, était malade, astreinte à un traitement thermal onéreux. En avril, il avait lancé une souscription pour une édition manuscrite de trois quintettes à cordes. Mais les souscripteurs furent si rares que la publication fut repoussée à l’année suivante. Peu à peu, des dettes substantielles s’accumulèrent et la famille Mozart quitta son appartement du centre-ville pour s’installer en banlieue. Peu après l’écriture de ce trio, Mozart perdit son quatrième enfant. Mais il ne semble pas y avoir de liens évidents entre ces événements et le climat de sa musique: des œuvres au ton insistant et tragique alternent librement avec des pièces enjouées et détendues—un schéma que les théories sur le tendances maniaco-dépressives du compositeur n’aident guère à expliquer.

Le premier mouvement du trio s’ouvre avec assurance sur de péremptoires octaves jouées par les trios instruments, auxquelles le piano répond de manière délicate et interrogative. Puis de flamboyants passages au piano et au violon suggèrent bientôt que, malgré l’échange initial, ce trio va adopter un ton simple. Le développement central raconte une histoire plutôt différente. Les contrastes du début réapparaissent et les octaves péremptoires se retrouvent désormais dans des tonalités mineures, alternant avec des phrases soupirantes et des changements chromatiques. Le piano tente d’introduire de nouveaux arpèges flamboyants, mais les phrases soupirantes persistent et, quand le péremptoire thème d’ouverture revient, on a le sentiment que toute cette assurance n’est pas dénuée d’un soupçon de bravoure—un sentiment que renforcent l’occasionnelle et hésitante touche de tonalités mineures durant la reprise, mais aussi le retour de phrases soupirantes, tandis que le mouvement ouvertement enjoué marche vers sa conclusion.

D’aussi sombres nuances colorent le mouvement lent. La quiétude du thème d’ouverture est troublée par des accents soudains, puis un deuxième thème, davantage expansif est langoureusement repris par le violoncelle, avant qu’un délicat troisième thème ne voie ses harmonies teintées de sombres touches chromatiques. C’est le milieu du mouvement qui nous éloigne le plus des paisibles décorations de la mélodie d’ouverture. Les trois instruments se recombinent en octaves, mais avec acharnement cette fois. Les passages fleuris du début du mouvement trouvent une réponse dans les bribes du deuxième mouvement expansif, dont la combinaison avec des changements d’harmonie crée une impression plus pénétrante et instable.

Le troisième mouvement a le charme innocent de plusieurs finales de concertos pour piano mozartiens. Les petites touches chromatiques sont plus nombreuses dans le thème principal, mais elles sont aussi plus espiègles que sérieuses. Dans l’épisode central, en ut mineur, des variantes de la figure d’ouverture s’appellent d’instrument en instrument et le mouvement commence à se teinter d’une certaine insistance beethovénienne. Mais elle est éphémère et Mozart revient à ut majeur, éludant le premier thème pour plonger droit au cœur du matériau d’ouverture. Lorsqu’il revient enfin au premier thème, ce dernier a gagné de spirituels petits ornements, qui prennent un tour pseudo-disgrâcieux lorsque le violon les imite. À la fin du mouvement, l’un des moments chromatiques hésitants de la première partie du mouvement est réitéré, retardant la musique dans son cheminement. Mais la conclusion emphatique, avec les trois instruments se combinant allègrement en octaves pour la dernière fois, montre que les éléments sombres ont tous été profondément vaincus.

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Brahms: Piano trio in B major, op.8 - YouTube

Traversée de mouettes violentes et de houles blanches, telle est la musique. du jeune Brahms. Lacs en brume aux bruits assourdis, odeur ancienne des feuilles passées, éclats déjà mangés par le silence, ors estompés de la clarinette ou du cor, telle sera la musique du dernier Brahms. Et voilà qu’une œuvre rejoint les rêves latents de tout amoureux de Brahms : le croisement du jeune homme flamboyant de vingt ans, et du vieil homme marchant de-ci de-là dans le tourbillon des feuilles mortes, sans aucune maison jamais à rebâtir.

Cette œuvre est le trio opus 8 de Brahms et c’est la belle révélation incertaine d’une pulsion de jeunesse réécrite dans les cicatrices, voire les sanglots. Rhabillée par le temps, elle laisse entrevoir sa nudité d’origine, efface la patine des habitudes qui font que l’on commence trop souvent un musicien par la fin. Brahms ne fut pas seulement ce bruit de portes qui chancellent dans les jardins d’automne, il était homme de la mer du Nord et des landes neigeuses. Et ce trio écrit au cours de l’hiver 1853-54 par un Brahms de vingt ans à Düsseldorf et à Hanovre avait su capter bien des forces tumultueuses, des pluies et des marées. Trente-huit ans plus tard, le vieux Brahms reprend cette œuvre "juste pour lui donner un coup de peigne, lui démêler les cheveux". Mais comment respecter le climat des Ballades, des passions encore tourbillonnantes, quand l’on est depuis le compositeur officiel de tout ce qui parle allemand. Brahms, d’habitude si castrateur vis-à-vis de ses propres œuvres ne tua pas l’œuvre de jeunesse, il la canalisa seulement. Et c’est la mer retrouvée dans ces quatre mouvements. Mais quels furent les sentiments de Brahms en 1891 quand vers la fin de sa vie, déjà enfermé en lui-même, il retrouvait les traces des élans de sa jeunesse. Ce trio op. 8 est l’occasion d’un des plus grands retours en arrière de la musique, un "retour en arrière" de 40 ans. Nous pouvons penser que Brahms a dû à la fois réentendre cette musique impudique et impudente du nouveau héros de vingt ans de la musique, mais aussi revoir ce séjour à Düsseldorf avec la vénération prophétique de Schumann, l’ombre de la folie et le début du naufrage aussi de son ami (en 1854 Schuman commence à s’enfoncer dans la nuit), et aussi le regard à la fois aimant et impitoyable de Clara. Cette musique, il l’avait jetée fiévreusement hors de lui, suffisamment fier de cette œuvre pour l’imprimer et la faire jouer en première mondiale à New York ! Bien plus tard, il remanie en profondeur son texte, réécrivant des passages entiers, modifiant thèmes et développement, supprimant certains élans, mais respectant finalement l’enfant des landes qui court pieds nus dans cette partition. Cette tendresse envers son adolescence donne à cette partition une couleur particulière, mélange des couleurs vertes du début et des tons automnaux de l’époque de sa révision (Époque par exemple de l’écriture du trio avec clarinette, du quintette pour clarinette, donc déjà des carnets intimes du compositeur). La version révisée, surtout dans l’adagio, en porte trace et écho sonore. Il n’est pas déplacé de la coupler parfois avec une œuvre du doux Franz Schubert car elle est la plus schubertienne de Brahms, avec sa simplicité des thèmes, sa fraîcheur des origines, conservées intactes malgré l’intense travail ultérieur de concentration.

Le trio en si bémol majeur op. 8 de Brahms comporte quatre mouvements :

- Allegro con brio
- Scherzo (Allegro molto, meno allegro)
- Adagio
- Allegro

Le premier mouvement presque aussi développé que les trois autres réunis, déborde de poésie avec ses vastes thèmes, trois, dont le premier est un vaste épanchement proche d’un lied. Dès l’entrée du piano soutenu par le violoncelle, c’est le chant profond même de Brahms qui se déroule ample et entêtant, comme une houle du fond de la mémoire. Ce mouvement enivré de sa propre grâce mélodique est une des plus belles pièces d’atmosphère de Brahms.

Le second mouvement est un scherzo fantastique dans l’esprit des ballades pour piano op. 10, une "danse d’elfe" ou plutôt des bruissements de légende du Nord. Brahms conservera intacte la première mouture de son écriture.

Le troisième mouvement est le plus modifié par Brahms qui dans ce mouvement lent nous parle de son âge mûr. Frémissements des cordes, dialogue suspendu du piano et du violoncelle climat de mystère, Brahms en magicien des éclairages de sous-bois, nous parle de ferveur, de simplicité poignante devant le cours des choses. Cette magie sonore rappelle cette phrase de Clara Schumann sur Brahms, "on a souvent l’impression qu’il joue avec des étoiles", même pourrait-on ajouter avec des étoiles depuis longtemps mortes. Si vous ne vous embuez à cette écoute, passez votre chemin, non jamais vous n’aimerez Brahms !

Le finale très ramassé s’élance vers un lyrisme plus affirmé et terrestre et aussi il s’ouvre vers un climat plus serein.
Final joyeux ? Brahms n’a jamais été à l’aise avec ce sentiment. Plutôt des envolées parfois schumaniennes restant tendues par une certaine fièvre qui renvoie vers le tumulte des jeunes années.

« Ah si je connaissais le chemin du retour vers l’enfance… » chante ailleurs Brahms. Dans son trio opus 8 il l’avait retrouvé et cette œuvre-document, regard de Brahms sur lui-même en est émouvante, miroir de la jeunesse et de la maturité qui se regardent.

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Richter, Kagan & Gutman play Shostakovich Piano Trio no. 2 - video 1984 - YouTube

Chostakovitch dédie son second Trio pour piano, violon et violoncelle, op. 67, à la mémoire d’Ivan Sollertinski, historien de l’art, de la littérature et du théâtre, critique, directeur de la Philharmonie de Leningrad... Pour autant, parler de genèse de l’œuvre serait quelque peu mensonger. La composition du trio était déjà un peu entamée au moment où la nouvelle parvint à Chostakovitch. Le décès de l’ami est un élément dans son inspiration.

Un autre élément sans doute eut une part déterminante dans le propos du trio : la découverte, au mois d’août, par les soldats soviétiques, du camp d’extermination de Majdanek en Pologne — un choc terrible. Au début de l’année, Chostakovitch avait consacré ses efforts à l’achèvement de l’opéra d’un de ses élèves, Benjamin Fleischmann, tué pendant la guerre, et par ailleurs juif. Ces deux faits expliquent probablement la présence obsédante d’un thème populaire juif dans le dernier mouvement du Trio — thème que Chostakovitch reprendra d’ailleurs dans le Huitième Quatuor, dédié aux victimes du fascisme, qui devait être interprété comme le fascisme hitlérien, mais signifiait tout autant, pour Chostakovitch, le régime stalinien. Le discours de Chostakovitch transcende généralement le particulier pour parler de l’universel, et le Trio parle du décès de Sollertinski, peut-être de celui de Fleichmann, sans doute de l’horreur des camps, mais de manière plus générale encore, de la mort, abordé dans plusieurs de ses aspects. La tristesse d’abord. Le premier mouvement s’ouvre sur une introduction lente ; c’est le violoncelle d’abord, seul et piano, qui joue un passage en harmoniques, d’exécution difficile, suivi par le violon. Début à peine murmuré. Si ce sont des pleurs, ils sont très dignes. Puis, c’est une sorte de fugue, au thème plus allant, noté Moderato. Évoque-t-elle la rhétorique, donc les discours et peut-être l’oraison funèbre ? Évoque-t-elle leur vanité ? Le caractère élégiaque de ce mouvement en forme de fugue me fait penser qu’il pourrait aussi s’agir de souvenirs…Suit un bref Scherzo, d’allure un peu bête, et sans doute sarcastique. Je ne m’aventurerai pas, le concernant, à proposer ce qu’il raconte — peut-être est-il, comme le Scherzo du Premier Concerto pour violon et orchestre tel que le comprenait David Oïstrakh, “démoniaque” —, mais il est certain qu’il contraste violemment avec ce qui le précède et ce qui le suit. Une passacaille, ou du moins un mouvement avec une grille d’accords répétée, en notes longues, fait le troisième mouvement. Chostakovitch a régulièrement employé ce procédé ; l’une des occurrences les plus notables étant sans doute le troisième mouvement de l’incandescent Premier Concerto pour violon, op. 77. Sur ces amples accords du piano, répétés, ineluctables, le violon et le violoncelle brodent de tristes motifs. Il y a quelque chose de désolé dans ces accords secs, et de terrible dans leur forte qui contraste avec le piano du violon et du violoncelle. Ce Largo s’enchaîne avec le dernier mouvement.

Le dernier mouvement est le plus long de l’œuvre (de 9 à 11 minutes), et peut-être celui dont le sens est le plus clair. Il s’ouvre sur une note répétée, piquée et en octaves, simple, seule, sur laquelle vient se greffer une deuxième, puis un thème joué par le violon en pizzicato, dans lequel apparaît un mi aigu inattendu et sonore — il peut être joué sur une corde à vide. Un thème net mais piano, comme s’insinuant, une note obstinément répétée, et sur ce fond qui déjà inspire le soupçon, le mi aigu, détonnant, qui est, à mon sens, le petit élément qui indique que tout cela n’est pas à prendre au premier degré, la petite dissonance qui indique l’ironie. Les Satires de Chostakovitch, dont le titre est explicite, s’ouvrent aussi sur la répétition d’une seule note au piano. Puis, le piano joue avec le violoncelle en pizzicato un motif d’accompagnement typique. Le violoncelle et le violon prennent le relai, lancent de grands accords en alternance, et c’est au tour du piano d’énoncer un thème, tonitruant cette fois, et avec un élément répétitif, et entièrement en octaves — ce qui lui donne un côté creux. Le tout devient répétitif, un peu malsain et même dansant — à mon sens, c’est une danse macabre, inspirée par ailleurs par la vogue des machines. Comment ne pas y voir un écho de la furie exterminatrice des camps ? Mais tournée, non pas en ridicule, mais en dérision. Je pense aussi au roman de Mikhaïl Boulgakov Le Maître et Marguerite : des choses absurdes ont lieu, mais les habitants de Moscou ne les remarquent même pas parce qu’ils ont l’habitude que des choses absurdes arrivent, que les évènements — disparition, en particulier — aient l’air sans cause. Je trouve que ce dernier mouvement du Trio raconte un peu de cela aussi, un peu de cette absurdité idiote de la mort, du “destin” ou du hasard. Il y a quelque chose de puissamment obsessionnel dans la répétition des thèmes à toutes les sauces possibles, et le mouvement est plein d’une grande tension, assez semblable à celle qui anime le premier mouvement de la Septième Symphonie de Chostakovitch — mais à la cassure succède véritablement une explosion dans la Septième, tandis qu’ici c’est un moment plutôt élégiaque qui est intercalé, avant la conclusion — qui revient aux thèmes du début : une forme de bouclage, comme dans le même mouvement de la Septième, qui semble toujours dire un éternel recommencement.

Matthieu Denni

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