Un vitrail par jour 63

9 mars 2021 – La liberté de conscience au feu de la tyrannie

Les trois israélites dans la fournaise. Ils paraissent à genoux, les mains jointes en prière ; un ange descend du ciel, le feu n'est pas représenté mais des créneaux évoquant le palais royal, comme la couronne au-dessus de l'ange.

Daniel 3, 14-29

14 Nebucadnetsar (Nabuchodonosor) prit la parole et leur dit : Est-ce de propos délibéré, Schadrac, Méschac et Abed Nego, que vous ne servez pas mes dieux, et que vous n’adorez pas la statue d’or que j’ai élevée ? (…) si vous ne l’adorez pas, vous serez jetés à l’instant même au milieu d’une fournaise ardente. Et quel est le dieu qui vous délivrera de ma main ? 16 Schadrac, Méschac et Abed Nego répliquèrent au roi Nebucadnetsar : (…) 17 Voici, notre Dieu que nous servons peut nous délivrer de la fournaise ardente, et il nous délivrera de ta main, ô roi. 18 Simon, sache, ô roi, que nous ne servirons pas tes dieux, et que nous n’adorerons pas la statue d’or que tu as élevée. 19 Sur quoi Nebucadnetsar fut rempli de fureur, et il changea de visage en tournant ses regards contre Schadrac, Méschac et Abed Nego. (…) Et ces trois hommes, Schadrac, Méschac et Abed Nego, tombèrent liés au milieu de la fournaise ardente. 24 Alors le roi Nebucadnetsar fut effrayé, et se leva précipitamment. Il prit la parole, et dit à ses conseillers : N’avons-nous pas jeté au milieu du feu trois hommes liés ? Ils répondirent au roi : Certainement, ô roi ! 25 Il reprit et dit : Eh bien, je vois quatre hommes sans liens, qui marchent au milieu du feu, et qui n’ont point de mal ; et la figure du quatrième ressemble à celle d’un fils des dieux. 26 Ensuite Nebucadnetsar s’approcha de l’entrée de la fournaise ardente, et prenant la parole, il dit : Schadrac, Méschac et Abed Nego, serviteurs du Dieu suprême, sortez et venez ! Et Schadrac, Méschac et Abed Nego sortirent du milieu du feu. (…) le feu n’avait eu aucun pouvoir sur le corps de ces hommes, (…) les cheveux de leur tête n’avaient pas été brûlés, (…) leurs caleçons n’étaient point endommagés, et que l’odeur du feu ne les avait pas atteints. 28 Nebucadnetsar prit la parole et dit : Béni soit le Dieu de Schadrac, de Méschac et d’Abed Nego, lequel a envoyé son ange et délivré ses serviteurs qui ont eu confiance en lui, et qui ont violé l’ordre du roi et livré leur corps plutôt que de servir et d’adorer aucun autre dieu que leur Dieu ! 29 Voici maintenant l’ordre que je donne : tout homme, à quelque peuple, nation ou langue qu’il appartienne, qui parlera mal du Dieu de Schadrac, de Méschac et d’Abed Nego, sera mis en pièces, et sa maison sera réduite en un tas d’immondices, parce qu’il n’y a aucun autre dieu qui puisse délivrer comme lui.

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Nous connaissons tous l'histoire de saint Nicolas ressuscitant trois enfants démembrés par le vilain boucher. L'usage que fait Ludolphe de Saxe de ce récit des trois « enfants » jetés dans la fournaise par Nabuchodonosor est du même ordre légendaire. Contrairement au texte biblique, Ludolphe insiste particulièrement sur l'innocence de ces trois enfants qu'il met directement en rapport avec les enfants nus, non-baptisés et non-circoncis, qui se trouvent au purgatoire. Si Dieu a pu sauver les trois enfants de la fournaise sans que le feu ne les touche, à plus forte raison peut-il sauver les enfants du purgatoire.

Or le texte biblique a une toute autre intention, très éloignée de celle de notre auteur médiéval pour qui l'épisode de la fournaise permet d'évoquer la manière dont les âmes sont sauvées « comme à travers le feu » au purgatoire. Au contraire, Schadrac, Méschac et Abed Nego ne sont pas des enfants mais des intendants du roi. Ils font partie de cette élite juive déportée dont le livre de Daniel nous raconte les hautes fonctions qui leur sont données dans l'empire babylonien. L'enjeu n'est pas leur innocence enfantine mais bien leur fidélité au Dieu d'Israël, « quoi qu'il en coûte », même au prix de la vie. C'est le courage de refuser toute forme d'idolâtrie qui est au cœur du récit biblique, cette parrhésia, caractéristique de l'homme libre pour les Grecs que nous avons déjà vu dans l'histoire de Hur conspué par les Israélites (vitrail n°49).

Après la déportation à Babylone, il est vital pour le peuple juif de conserver ses traditions et sa fidélité au Dieu qui l'a fait sortir d'Égypte. Cette fidélité est le seul moyen d'espérer sortir un jour de Babylone et les récits miraculeux, tel que celui des trois hommes dans la fournaise sauvés par un ange, ont précisément cette fonction d'encouragement à la constance et à la fidélité. Le destin individuel n'ayant de sens que dans le cadre d'un destin collectif, chaque israélite est encouragé à suivre l'exemple de ces trois intendants du roi qui n'ont pas hésité à risquer leur vie en s'opposant directement à lui. Et Nabuchodonosor lui-même rend hommage à leur courage en les restaurant dans leurs fonctions et en punissant au passage ceux qui les avaient dénoncés, comme dans l'épisode de Daniel et le dragon (vitrail n°33).

Ces récits sont des fables qui, comme celle de saint Nicolas, ont pour fonction de souligner la toute puissance du Dieu d'Israël. Une puissance supérieure à celle des dieux des peuples oppresseurs qui ne sont jamais autre chose que des statues d'or, de bois ou de cendres, aussi vide de pouvoir qu'elles sont vides de sens. Dans la grande tradition des prophètes d'Israël, la vanité des pouvoirs religieux ou spirituels, politiques ou économiques, sociaux ou culturels est au cœur du récit élaboré par le judaïsme après le retour à Jérusalem et qui continuera d'abord jusqu'au temps du Christ puis jusqu'à nos jours.

Un esprit de résistance au désordre du monde

Tous les pouvoirs totalitaires de toutes les époques et de toutes les idéologies ont en commun la volonté de destruction de tout ce qui s'oppose à leur prétention, de tout ce qui dénonce leur vanité. La barbarie commence par la destruction des livres, premiers et derniers espaces de liberté, et les autodafés, qu'ils soient le fait de l'Inquisition ou des Nazis, sont symboliques de cette absolue volonté de puissance déjà exprimée par Nabuchodonosor. Heinrich Heine le soulignait déjà : « Là où l'on brûle des livres on finit par brûler des hommes ». Cervantès, Voltaire et son Candide, Umberto Eco et Le Nom de la Rose ou encore Ray Bradbury avec Fahrenheit 451 nous mettent en garde contre toute forme non seulement de destruction physique des livres mais aussi d'empêchement de penser par la dévaluation du langage.

Dans les crises que nous vivons aujourd'hui, alors que nous sommes parfois sommés de nous incliner devant la statue d'or de la bien pensance, de la cancel culture et autres langages inclusifs, intersectionnels, transgenres et non-binaires ou de répéter des mots creux comme résilience, bienveillance, vivre ensemble, présentiel ou distanciel aussi bien que devant les injonctions à sacrifier les libertés individuelles et collectives devant les exigences de sécurité, sanitaire ou politique, la confiance qui fut celle de Schadrac, Méschac et Abed Nego et leur refus de s'incliner devant la statue d'or, peuvent nous servir d'exemple pour rester des hommes et des femmes libres de leurs choix et de leur conscience.

Roland Kauffmann

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