Un vitrail par jour 51

 

25 février 2021 Comment se tromper sur la personne

Lamech est maltraité par ses femmes : LAMECH CREDITUR AB UXORIIBUS SUIS. Lamech est représenté debout, les mains jointes dans une attitude de piété, entre ses deux femmes, qui le battent.

Genèse 4, 16-26

16 Puis, Caïn s’éloigna de la face de l’Éternel, et habita dans la terre de Nod, à l’orient d’Éden. 17 Caïn connut sa femme ; elle conçut, et enfanta Hénoc. Il bâtit ensuite une ville, et il donna à cette ville le nom de son fils Hénoc. 18 Hénoc engendra Irad, Irad engendra Mehujaël, Mehujaël engendra Metuschaël, et Metuschaël engendra Lémec. 19 Lémec prit deux femmes : le nom de l’une était Ada, et le nom de l’autre Tsilla. 20 Ada enfanta Jabal : il fut le père de ceux qui habitent sous des tentes et près des troupeaux. 21 Le nom de son frère était Jubal : il fut le père de tous ceux qui jouent de la harpe et du chalumeau. 22 Tsilla, de son côté, enfanta Tubal Caïn, qui forgeait tous les instruments d’airain et de fer. La sœur de Tubal Caïn était Naama. 23 Lémec dit à ses femmes : Ada et Tsilla, écoutez ma voix ! Femmes de Lémec, écoutez ma parole ! J’ai tué un homme pour ma blessure, Et un jeune homme pour ma meurtrissure. 24 Caïn sera vengé sept fois, Et Lémec soixante-dix-sept fois. 25 Adam connut encore sa femme ; elle enfanta un fils, et l’appela du nom de Seth, car, dit-elle, Dieu m’a donnée un autre fils à la place d’Abel, que Caïn a tué. 26 Seth eut aussi un fils, et il l’appela du nom d’Enosch. C’est alors que l’on commença à invoquer le nom de l’Éternel.

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Une fois de plus, Ludolphe de Saxe fait référence à un personnage méconnu des temps bibliques les plus reculés. Lamech (ou Lémec selon les traductions) est présenté comme une préfiguration des souffrances du Christ et ses deux femmes représentent, l'une les humiliations faites par les juifs, l'autre celles faites par les soldats romains de Pilate. Le problème, c'est bien que Ludolphe connaît aussi mal le personnage de Lémec que ses lecteurs et que le maître verrier de nos vitraux.

En effet, le texte biblique et la tradition rabbinique font de Lémec, au contraire des commentateurs chrétiens, non pas un modèle de piété comme nous le montre le vitrail, mais bien l'archétype de la violence propre à la génération des enfants de Caïn par opposition à la génération des enfants de Seth que le peuple d'Israël se donne pour ancêtre tutélaire. Notons d'abord que le récit ne prétend pas que Adam, Ève et leurs enfants aient été les seuls humains. Caïn trouve une épouse et comme bien d'autres personnages mythologiques, il fonde une ville. L'idée qu'il y ait deux humanités, l'humanité caïnite des villes, de l'industrie et de la musique d'une part et celle de Seth, adoratrice de l'Éternel d'autre part, structure la représentation que se fait le peuple d'Israël des temps d'avant le déluge. À l'exemple de la malédiction des Atrides dans la culture grecque, la génération des descendants de Caïn est vouée à la violence et, non seulement à sa réitération mais à son développement exponentiel : si la violence de Caïn, le meurtre de son frère (vitrail 47), devait être pardonnée sept fois, celle de Lémec devait l'être soixante-dix-sept fois tant il la revendique lui-même supérieure à celle de Caïn.

C'est pour l'auteur du récit une manière de dire à quel point la violence humaine est sans limite ni mesure. Jésus lui même reprendra la référence mais en l'inversant radicalement. Lorsque l'apôtre Pierre lui demandera combien de fois il faut pardonner, il répondra « non point sept fois mais soixante-dix-sept fois sept fois » (Matthieu 18, 21-22). À l'explosion de violence, constatée chaque jour, il ne faut pas répondre par un surcroît de violence ; l'injustice n'est pas une réponse à l'injustice. Au contraire, pour le Christ, à l'enchaînement de violences et d'injustices doit répondre l'accumulation du pardon. Au raisonnement dévoyé de Lémec qui voit dans le pardon de Dieu accordé à son ancêtre Caïn, un véritable permis de tuer ou de blesser, Jésus, dans la lignée de la tradition juive oppose à cette logique de la démesure, celle de la restauration, de l'attention à l'autre et à son bien, qui doit se manifester par la réitération du pardon gratuit, c'est-à-dire sans rien en attendre en retour.

Du pouvoir des femmes

Tout à sa misogynie naturelle qui ferait frémir les lectrices contemporaines, Ludolphe ne voit pas que les deux femmes de Lémec jouent un rôle de régulation et sont en fait la seule limite qui s'impose à Lémec. En effet, la tradition talmudique ne s'attarde pas sur la bigamie qui scandalise tant les commentateurs chrétiens. Ada et Tsilla se refusent à Lémec, inaugurant une grève du lit que l'on retrouve dans la comédie Lysistrata d'Aristophane par exemple. Toutes proportions gardées, Ada et Tsilla sont les premières figures authentiquement féministes du récit biblique puisque les deux motifs attribués par la tradition à leur rébellion sont la violence et la lubricité de Lémec. Refusant les excès de Lémec sur ces deux plans, elles manifestent à la fois un désir de paix et de maîtrise de leur corps qui résonnent encore aujourd'hui avec notre actualité, tant ces questions sont toujours brûlantes à notre époque où les violences faites aux femmes marquent l'archaïsme de notre société.

Contrairement à l'image que prétend en donner notre auteur médiéval, Lémec est un sale type, prétendant être le maître du corps de ses femmes comme de la vie, de la blessure et de la mort des hommes. Et à l'inverse, Ada et Tsilla sont des héroïnes bien trop méconnues.

Roland Kauffmann

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