Un vitrail par jour 43

Mercredi des Cendres 17 février 2021 – Renverser la douleur du monde

Le Christ, d'un mot, renverse les gens venus pour l'arrêter : XPC [Christus] PROSTRAVIT hOSTES SUOS ; D'un côté le Christ, debout, de l'autre des gens armés tombant pêle-mêle.

La fenêtre n°4 était consacrée au ministère de Jésus, entre la tentation au désert et l'instauration de la cène. La fenêtre n°5 se concentre sur sa passion, de son arrestation jusqu'à sa mort sur la croix.

Jean 18, 3-9

3 Judas donc, ayant pris la cohorte, et des huissiers qu’envoyèrent les principaux sacrificateurs et les pharisiens, vint là avec des lanternes, des flambeaux et des armes. 4 Jésus, sachant tout ce qui devait lui arriver, s’avança, et leur dit : Qui cherchez- vous ? 5 Ils lui répondirent : Jésus de Nazareth. Jésus leur dit : C’est moi. Et Judas, qui le livrait, était avec eux. 6 Lorsque Jésus leur eut dit : C’est moi, ils reculèrent et tombèrent par terre. 7 Il leur demanda de nouveau : Qui cherchez-vous ? Et ils dirent : Jésus de Nazareth. 8 Jésus répondit : Je vous ai dit que c’est moi. Si donc c’est moi que vous cherchez, laissez aller ceux-ci [les disciples qui l'accompagnaient]. 9 Il dit cela, afin que s’accomplît la parole qu’il avait dite : Je n’ai perdu aucun de ceux que tu m’as donnés.

La chute des poursuivants est clairement un motif burlesque que l'on retrouve dans toutes les bonnes comédies depuis Charlot ou Buster Keaton. Et notre auteur médiéval d'inaugurer cette tradition du vaudeville en se moquant ouvertement des soldats venus arrêter le Christ. Comme l'évangéliste il souligne leurs armes, leurs flambeaux, leur agressivité mais il va encore plus loin, il en fait des « géants » dont la culbute est encore plus risible et, dans les Mystères de la passion, cette chute est souvent redoublée pour accentuer encore l'effet comique.

A contrario, l'attitude de Jésus est toute de dignité et de bienveillance. Ludolphe de Saxe souligne la mansuétude avec laquelle il accueille les soldats venus le chercher. Il n'aurait qu'un mot à dire pour les renverser, ce qu'il fait d'ailleurs, mais surtout pour pouvoir leur échapper. Cette puissance potentielle du Christ qui, pourrait s'il le voulait, renverser bien plus que cette cohorte mais aussi, selon Ludolphe, toute l'armée des Juifs et des Romains, souligne d'autant plus qu'il s'agit d'un projet arrêté par Dieu. Ce ne sont pas les hommes qui arrêtent Jésus, c'est lui qui accepte de se livrer.

Et ce point est fondamental pour notre auteur, dans la mesure où il va déterminer toute l'interprétation qu'il va donner des événements à venir. Ces évènements, comme tous ceux qu'il a relaté jusque là, obéissent à la volonté de Dieu. Contrairement à notre époque où nous pensons que l'avenir dépend de nos réalisations ou de nos progrès techniques, les chrétiens médiévaux, comme les gréco-romains de l'Antiquité, considéraient l'histoire comme étant le déroulement de la volonté divine. Ainsi l'Iliade se présente comme l'accomplissement du « dessein de Zeus » (Διὸς δ᾽ἐτελείετο βουλή, Dios d'ételeito boulè), de même les théologiens chrétiens relisent toute l'histoire depuis la création du monde comme la mise en œuvre d'un projet voulu par Dieu de toute éternité. La différence entre la compréhension antique et la compréhension chrétienne se situe uniquement dans la place accordée à l'avenir. Là où l'idéal grec recherchait la conformité du présent à ce qui avait été de tout temps, l'idéal chrétien recherchait la conformité du présent à ce qui doit advenir, autrement dit : à l'avenir tel que prévu par Dieu. Cet avenir étant compris comme le temps de la réalisation, c'est-à-dire du Royaume de Dieu.

Le sens de l'histoire

Les lecteurs de ce livre de piété qu'était le Speculum Salvationis Humanae et les fidèles de l'église Saint-Étienne du XIVe siècle ne se préoccupaient ni du passé ni de l'avenir. Ils étaient d'une part convaincus que l'histoire, le cours des choses, avait un sens, une direction, et, d'autre part, que l'immortalité de l'âme était une réalité. Nos vitraux ont ainsi une fonction pédagogique visant à assurer au fidèle qui les contemple que son destin n'est pas dans ses propres mains mais dans celles de ce Jésus qui pourrait renverser toutes les adversités du monde mais, au contraire, se soumet un temps à l'ordre visible du monde parce qu'il en connaît la finalité et la destination.

Mais, avant tout, Ludolphe en tire un exemple pastoral. Il donne l'attitude du Christ face aux soldats comme un exemple pour les prêtres et les fidèles confrontés à l'adversité des temps, de leur temps comme du nôtre. Confrontée au mal, à la douleur, à la souffrance, à l'injustice, autant de réalités qui font partie de l'ordre du monde tel qu'il est et tel qu'il va, la mansuétude du Christ n'est pas une résignation mais au contraire une « tête haute ». C'est à la fois un consentement à la marche du monde, à la volonté de Dieu, mais aussi un refus, littéralement un renversement, comme celui des soldats venus l'arrêter, des manifestations du mal dans le monde. Pour le dire autrement, c'est une conscience de l'imperfection du monde, le mal et la souffrance existent, mais il faut les renverser en refusant leur concrétisation partout où cela peut dépendre de nous. Le tout en gardant cette attitude de douceur et de bénignité qui caractérise le Christ.

« Protester aujourd'hui contre la douleur », renverser les soldats, « c'est le chapitre des vaccins et des techniques » soulignait déjà le philosophe Vladimir Jankélévitch pour qui s'attaquer au désordre global du monde ne dispensait jamais d'une action concrète, toujours ici et maintenant à la portée de tous.

 Roland Kauffmann

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