Jeudi 3 décembre 2020
Jacques Brel : les vieux
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Que vient faire Jacques Brel dans ce calendrier de l'Avent ? Cette chanson-poème, alors l’une des plus demandées de son répertoire, est révélatrice du talent de l’auteur-interprète qu’était Jacques Brel : donner à une simple chanson une portée universelle en agençant texte, mélodie et jeu de scène saisissant pour faire passer un souffle de compassion humaine dramatique. À l'époque le vieux (désormais qualifiés de « seniors » – tartuferie des temps), au moins avaient le droit de mourir chez eux, peut être entourés des leurs et non dans la misère désœuvrée de sinistres mouroirs (ou EHPAD – cachez moi ces vieux que je ne saurais voir), dans l'indifférence quasi générale.
Les vers sont composés de 18 syllabes et comportent une double césure. La forme écrite choisie traduit ainsi parfaitement le lent et inexorable cheminement des vieillards vers la mort, que la musique, par son rythme lent, ne fait que renforcer, suscitant une émotion toute en retenue.
Cette avancée vers la fin se fait selon le mode négatif : la répétition, voire l’accumulation, des « ne…pas »/ « ne…plus »/ « ne…que »/« non » signalent la perte progressive des possibilités physiques (tremblement et quasi immobilité ; voix brisée et yeux larmoyants), intellectuelles (lecture délaissée et piano abandonné) et morales (disparition des illusions et réduction des sentiments). Des négations renforcées par l’emploi, à six reprises, de l’adverbe « trop » pour traduire l’usure d’une vie qui n’est plus qu’une survie et donne le sentiment d’être de « trop », précisément. Ainsi Jacques Brel insiste-t-il, par le procédé de la négation, sur la perte, désormais, de tout ce qui donne une raison de vivre tout en insistant, à l’inverse, par l’utilisation de « trop », sur l’excès de ce qui interdit une vie décente.
Les vieux se retrouvent donc plongés dans une solitude et un abandon que renforce le procédé de l’antithèse (« Paris/province » ; « même riches ils sont pauvres » ; « peur de se perdre et se perdent pourtant ») dans la mesure où s’ajoutent le sentiment d’une incapacité à vivre et une impuissance à penser autrement qu’à l’écoulement du temps. Il est d’ailleurs à noter que la chanson-poème évoque surtout le passé (« hier » ; « d’antan ») quand le présent n’est montré que comme un vain pis-aller (« traverser le présent en s’excusant déjà de n’être pas plus loin »). Un présent qui s’accompagne d’une réduction progressive de l’espace utilisé (« Du lit à la fenêtre puis du lit au fauteuil et puis du lit au lit ») qui conduit à une immobilité annonciatrice de la fin.
La chanson-poème est donc construite comme un drame, celui de l’existence humaine réglée par le temps, figure centrale du texte, personnifié par l’Horloge. Chaque fin de strophe revient comme un leitmotiv.
Le salon, ordinairement lieu de vie, de réception et de convivialité, n’est plus « habité » que par l’obsession d’un temps équivoque en ce qu’il affirme la vie (« oui ») pour en nier aussitôt l’espoir qui lui est lié (« non ») en une sorte de scansion malicieuse et tragique. Ce que renforçait, sur scène, le chanteur Jacques Brel par une gestuelle explicite des bras, de droite à gauche, mimant tout à la fois le double mouvement du balancier de l’horloge et celui de la faux de la Mort (nommée « la Faucheuse » depuis le Moyen-Age).
C’est pourquoi le Temps, maître de toute chose, interpelle directement. Le choix et l’ordre des pronoms personnels sont révélateurs : « je vous attends » ; puis « qui les attend » et « je t’attends » ; enfin « nous attend ». Le passage progressif du particulier au général, de l’individu au genre humain met ainsi l’accent sur la condition humaine que nous partageons avec « les Vieux ». Une façon de rappeler que leur sort sera le nôtre.
Une chanson décidément pleine d'actualité...
Matthieu Denni
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