Un vitrail par jour 14

21 novembre La mesure de toute chose

La table d'or offerte au dieu Soleil. Deux hommes tiennent un filet contenant une table en or. Au-dessous du filet, il y a, en petit, deux portails qui représentent sans doute le temple du Soleil. Au-dessus des deux personnages, se trouve le Soleil, à qui la table est destinée.

« Le souvenir de Pittacus m'invite à rappeler un trait de modération des Sept Sages. Des pêcheurs qui traînaient leur drague dans les parages de Milet avaient vendu d'avance un coup de filet à un particulier. À la suite de cela, ils retirèrent de l'eau un trépied d'or d'un grand poids et semblable à ceux de Delphes. Là-dessus discussion : les uns soutenaient qu'ils n'avaient vendu que les poissons qui seraient pris, l'autre qu'il avait acheté toutes les chances du coup de filet. Le différend, vu la rareté du fait et la valeur considérable de l'objet en litige, fut porté devant l'assemblée du peuple. On décida de consulter Apollon Delphien pour savoir à qui l'on devait adjuger le trépied. Le dieu répondit qu'il fallait le donner au plus sage : Tis sopphia pantôn prôtos : toutôi tripod’audô [Au plus sage d'entre-vous, à celui-là je l'attribue]. Alors les Milésiens, d'un commun accord, le donnèrent à Thalès. Celui-ci le céda à Bias, Bias à Pittacus, ce dernier à un autre et le trépied passa ainsi de main en main dans le cercle des Sept Sages pour parvenir enfin à Solon qui décerna à Apollon lui-même le titre de sage suprême et le prix de la sagesse. (Av. J. -C. 579.) 

Valère Maxime, Actions et paroles mémorables, IV, 1 De la modération, exemples étrangers, 7

Quand nous aurions tout oublié des mathématiques et de la géométrie, il nous resterait néanmoins le nom de Thalès dont le théorème reste gravé dans les mémoires. C'est bien le seul des Sept sages de la Grèce qui soit encore aujourd'hui connu du grand public et qui, certes indirectement, est présent dans nos vitraux. Outre donc Thalès de Milet, il s'agit de Pittacus de Mytilène, Bias de Priène, Solon d’Athènes, Cléobule, tyran de Lindos (Rhodes) , Périandre de Corinthe et Chilon de Sparte. Tous contemporains les uns des autres, entre le VIIe et le VIe siècle avant notre ère, ils sont les auteurs de sentences morales restées fameuses comme « Connais-toi toi-même » de Chilon; « En toutes choses, il faut considérer la fin » de Solon ; ou plus méconnues comme « Qu'y a-t-il de plus ancien ? - La divinité, car elle n'a pas eu de commencement. - De plus beau ? - Le monde, car c'est l'œuvre de la divinité » de Thalès ; voire quasiment évangéliques comme « Ne fais pas toi-même ce que tu reproches à ton prochain » de Pittacus ; « Soyez modeste dans la prospérité; soyez ferme dans le malheur. Soyez toujours le même avec vos amis, qu'ils soient heureux ou malheureux » de Périandre ; et qui peuvent être toutes résumées par « la mesure est ce qu'il y a de meilleur » de Cléobule ou « Quand tu fais quelque chose de bien, fais-en honneur aux dieux, non à toi-même. » de Bias.

Historien et moraliste romain du 1er siècle de notre ère, Valère Maxime a bien compris le sens de la sagesse grecque lorsqu'il rapporte cet épisode du trépied d'or dans son ouvrage Actions et paroles mémorables. C'est justement parce que chacun des sept considère l'autre comme plus sage que lui-même qu'ils font la preuve de leur sagesse, en reconnaissant finalement que seul le divin peut être considéré comme vraiment sage. La principale vertu qui est à rechercher dans l'existence, c'est la mesure et l'équilibre de toutes choses, cette modération dans la joie et dans la peine qui doit inspirer la vie de chacun à l'exemple de celle des Sages.

Du dieu matériel au Dieu céleste

Ludolphe de Saxe ne s'embarrasse pas de ces considérations morales. Alors qu'il voyait dans les fleurs issues du rameau de Jessé, les grands principes de la vertu, il ne connaît manifestement pas l'exemple des Sages dont il aurait pû tirer pourtant tant et tant d'analogies. C'est qu'il ne connaît l'histoire du trépied, devenu une table, que par ouï-dire. Ne restait dans les cercles lettrés médiévaux que l'idée de l'édification d'un temple sur la plage et l'offrande au dieu du Soleil, c'est-à-dire à Apollon qu'il reconnaît quand même être « dieu de sapience » c'est-à-dire « dieu de sagesse ». Mais pour lui, la table est une préfiguration de Marie et alors que la table est offert au Soleil, Marie, elle est offerte « au vrai soleil à savoir à Dieu le faiseur de toutes choses » et alors que la table « était faite de très pure matière, semblablement la vierge Marie était très nette de corps et de pensée ». Si l'image de la table lui est tellement parlante c'est que Marie est pour lui « la table où nous fut donnée la viande (sic) célestienne [à savoir] le divin fils ».

Tout à son exaltation et à sa piété mariale, Ludolphe de Saxe préfère manifestement une lecture symbolique plutôt que qu'interprétative. Il est en effet toujours plus facile d'imaginer des vertus dans la couleur des fleurs ou leur odeur plutôt que de conduire sa vie par l'intelligence et le savoir. Mais ce serait lui faire un mauvais procès que de lui en vouloir. La pensée grecque est inconnue au XIVe siècle et même les sources latines sont ramenées à des contes et légendes pieuses comme l'illustre magnifiquement la Table d'or du temple Saint-Étienne qui nous dit en fait, à nous qui connaissons les Grecs, qu'en toute chose, il faut « rendre honneur » à l'Éternel comme le faisaient les Sept sages ou encore « À Dieu seul la gloire ». Cette attitude fondamentale de gratitude existentielle est peut-être ce dont nous avons aujourd'hui le plus besoin dans notre monde.

Roland Kauffmann

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