La Mémoire perdue - version longue

La Mémoire perdue, Francis O'Gorman, trad. Vincent Dupont, Éditions du Rocher, Idées, Monaco, 2020 (Forgetfulness, Bloomsbury, 2017)

Compte-rendu de Roland Kauffmann

Version courte - Version longue

C'est peu dire que l'avenir a mauvaise presse aujourd'hui dans nos sociétés occidentales, assaillies de toutes parts par la dissolution de l'idée de progrès et de toute vision positive de l'avenir. Alors que la pandémie de la Covid-19 passe pour une répétition générale de ce qui nous attend avec les trois menaces que sont l'effondrement de la biodiversité, le réchauffement climatique et les prochaines zoonoses, le discours dominant d'un retour à la croissance comme unique solution à la crise ne fera qu'aggraver encore la situation.

Dans ce contexte, l'ouvrage de Francis O'Gorman est essentiel par sa dimension de plaidoyer pour un retour à l'intelligence du passé, non plus tant pour nous aider à comprendre notre présent, mais pour lui-même. En effet, l'auteur, professeur de littérature anglaise à l'université de Lancaster (GB), revendique l'idée que l'histoire n'a pas de sens. Autrement dit qu'elle n'est pas « le récit d'une progression (…) orientée vers un but » (84). Mais qu'au contraire, il importe d'aller à la rencontre de l'histoire comme en terre étrangère, c'est-à-dire conscients de nos biais cognitifs qui nous incitent à lire l'histoire avec nos concepts contemporains qui sont eux-mêmes les résultats de processus historiques dont nous n'avons pas, ou plus, conscience. 

Il en est ainsi justement de notre rapport à l'histoire qui, comme souvent et malgré le couvert idéologique de la sécularisation, est directement ancrée dans une perspective religieuse et plus particulièrement chrétienne. Alors que l'Antiquité gréco-romaine fondait son agir politique dans une généalogie décrivant le monde dont la Polis était le microcosme et expliquant les règles de la vie commune par opposition aux règles de vie des autres Cités, la chute de Rome a laissé le champ entièrement libre à la conception augustienne de la rupture avec le passé. L'auteur des « Aveux » est celui qui accentue l'opposition entre la culture antique et la culture chrétienne.

Au sein du christianisme des origines, la lutte fut âpre entre les tenants de la Loi mosaïque à laquelle les nouveaux convertis devaient se conformer et ceux qui acceptaient une rupture contrôlée avec les pratiques rituelles. L'opposition entre les partisans de Pierre et ceux de Paul parcourt tout le corpus des épitres du Nouveau Testament et se marque spécialement sur la question de la circoncision ou la participation possible ou non des chrétiens aux diverses formes des cultes civiques dans leurs lieux de vie. Pour le dire encore autrement, ce qui était alors en jeu n'était rien de moins que l'intégration, ou le refus de celle-ci, au sein des sociétés d'accueil. Ce qui est, toute chose étant égale par ailleurs, identique à la situation actuelle des musulmans dans nos sociétés, confrontés qu'ils sont au dilemme entre l'affirmation identitaire par la confrontation avec nos cultes religieux (dans un contexte de déchristianisation) ou civils (la laïcité en déclin également). La volonté permanente de rupture avec ce que les chrétiens qualifient de « paganisme » et avec ce que les pauliniens considèrent comme « une lettre morte » (i.e. la tradition mosaïque) va caractériser le christianisme naissant dans l'Empire.

Une troisième voie se dessinait pourtant. Elle apparaît dans le dialogue surréaliste de Jésus avec des Juifs fraîchement convertis que nous raconte l'évangile de Jean au chapitre huit. Une précaution s'impose ici : dans les évangiles, nous n'avons jamais les paroles de Jésus mais celles que lui prêtent les évangélistes. Arguant de leur généalogie remontant à Abraham, les Juifs en tirent leur légitimité, exactement comme le décrit O'Gorman à propos des Grecs, « en obéissant aux règles de sa propre cité, il (…) était possible (au citoyen) d'être la personne qu'il lui revenait d'être » (43). À cette généalogie, Jésus oppose son antériorité : « Avant qu'Abraham fût, moi je suis » (Jean 8,58) tout en renvoyant ses interlocuteurs à la logique de la généalogie : « Si vous êtes enfants d'Abraham, faites les œuvres d'Abraham. » (Jean 8, 39). Le Jésus johannique donne ainsi une dimension spirituelle plutôt que matérielle à la généalogie. Les « enfants d'Abraham étant ceux de l'esprit et non de la chair ».1

Dans cette lutte entre les « Palestiniens »2 et les «universalistes»3 qui vont traduire les concepts hébraïques en concepts stoïciens, la tradition johannique constitue un courant minoritaire mais cependant fortement imprégnée de gnosticisme. Cette distinction entre la chair et l'esprit d'Abraham va se retrouver dans la critique herméneutique moderne avec la distinction entre le « Christ des évangiles » et le « Jésus de l'histoire » d'Ernest Renan ou encore d'Albert Schweitzer. Mais on peut aussi faire remonter cette distinction à Spinoza qui fait déjà la différence entre « l'Esprit du Christ » et le « Christ selon la chair »4.

Pour O'Gorman, la culture chrétienne s'oppose radicalement à l'antique puisque l'objectif n'est plus tant la fidélité à sa propre généalogie mais à l'horizon eschatologique. Le chrétien agit en vue du monde qui est à venir alors que l'antique agissait à cause du monde qui était.

La volonté chrétienne de rupture avec le paganisme change complètement le paradigme de la représentation. Aussi longtemps que Rome existait, l'ancienne représentation pouvait encore coexister. Une fois Rome tombée, le champ était libre pour la nouvelle. L'auteur a raison de situer la rupture chez Augustin5.

  1. La fabrique de l'oubli contemporain

« La révolution française (…) constitue l'évènement emblématique dans la formation des idées européennes modernes relatives au temps. » (55) Le temps redevenait dynamique et non plus statique avec la Révolution industrielle permettant l'accélération des transports et le développement d'une société des transports et donc des communications et donc de l'échange à grande échelle : « L'avènement d'une forme d'immédiateté sans précédent » (65).

« La 'modernité' […] c'est un état d'esprit qui attend et valorise le changement. […] Le kaïros n'est plus la catégorie de ce qui s'est produit d'important dans le passé et renvoie plutôt à l'espoir de ce qu'on peut attendre de l'avenir » (67)

« Au service de la culture de la consommation, les publicitaires sont les champions de la page tournée » (69)

L'auteur décrit la civilisation du progrès, typique du XIXe et du premier XXe siècle. Il distingue également entre la « modernité protestante » et la « perspective catholique ». La première considère la destruction des icônes de l'histoire comme une condition du progrès tandis que la seconde regrette les dommages causés par la destruction des vestiges du passé. (73)

Cette évolution technique et industrielle se double d'une historiographie et d'une philosophie orientée vers « le sens de l'histoire », ce qu'il appelle l'historiographie « whig » : « le récit d'une progression où l'histoire est orientée vers un but » (84)6.

  1. Cultures amnésiques contemporaines

Le dernier fleuve avant le royaume des morts était le Lethé, le fleuve de l'oubli. L'auteur développe le concept de « déficience léthéenne » (139). Aujourd'hui nos sociétés organisent l'oubli permanent et sont orientées vers l'avenir mais le futur lui-même n'est jamais qu'un passé en devenir puisqu'il sera aussi vite remplacé par une nouvelle information, une nouvelle mise à jour à tel point que tout ce que nous apprenons aujourd'hui ne sera plus utile demain.

« Le futur est à la fois effondré sur lui-même et repoussé » (106). Il n'y a plus d'autre objectif que l'incantation de la croissance et la répétition de celle-ci. Il n'y a plus de notion de réalisation ni d'achèvement. À l'idéologie de la croissance, il faudrait substituer celle de la rareté. En effet la croissance est une dévaluation constante tandis que la rareté donne sa valeur aux choses. Ainsi il faut aujourd'hui considérer l'eau, l'air, l'espace, le temps, la biodiversité comme autant d'éléments rares dont il faut retrouver la valeur.

« 'Innovation' est un mot qui fait partie de la culture moderne de l'oubli » (121)

« On attend même des représentants des Églises chrétiennes qu'ils innovent (bien que, là comme ailleurs, cela ait tendance à signifier « imiter ce que font les autres »). C'est l'un des indicateurs les plus révélateurs de pénétration du préjugé de la mentalité commerciale en faveur de l'avenir dans des domaines que, pouvait-on croire, il n'atteindrait jamais. […] Les pasteurs, semble-t-il, ont tout autant besoin de plans de développement que les entreprises. » (124)7

O'Gorman souligne la contradiction du discours contemporain de l'innovation et de la différence :

« Être différent, voilà ce qui est bon. Mais ça n'est bon que si cette différence s'en tient à une certaine ligne […]. Notre nouveauté ne peut consister à affirmer que nous ne nous soucions plus guère de la nouveauté. Ainsi « penser avec originalité », c'est suivre les modèles de pensée convenus, et ne pas en sortir. » (144) C'est toute l'ironie de la situation où l'originalité est en réalité un conformisme.

  1. L'oubli dans les représentations contemporaines

Pour l'auteur, l'autisme est le symptôme de la société contemporaine. Le refus du passé revenant à refuser l'avenir dans la reproduction permanente du même qu'est le présent. Les thérapeutiques sont représentatives de l'état d'esprit contemporain. Tout est fait pour résoudre les problèmes dont la source est dans le passé.

« L'épanouissement [promis par les techniques de thérapie cognitive comportementale TCC] proviendra de la rupture avec le passé […]. L'identité n'est pas enracinée dans l'histoire […] au contraire, le rejet de celle-ci la rendra meilleure, plus heureuse. Version thérapeutique de l'iconoclasme protestant, elle promet la satisfaction et un respect accru de soi-même, qui résulteront d'une prise de distance avec l'ordre antérieur des choses. L'identité ne dépend pas du passé : au contraire, comme l'estimait saint Augustin, on trouve une identité meilleure en se débarrassant de celui-ci » (170).

L'oubli contemporain est au principe même de la culture occidentale fondée sur « Les Aveux »8, le modèle augustien de la conversion, i.e. du refus du passé ou plus exactement du passé comme étant mauvais puisque sous le sceau du péché. Une culture qui juge et condamne son passé au nom d'une idée toute entière tournée vers l'avenir, vers le Royaume de Dieu.

La question de l'auteur devient alors « Pourrions-nous étudier ce que l'histoire nous a légué de meilleur, dans le domaine des idées comme celui des actes, et lui rendre un hommage qui ne soit marqué ni par la sensibilité ou l'amateurisme, ni motivé par le profit ? » (175)

On retrouve la même préoccupation de l'oubli contemporain chez Éric J. Hobsbawm pour qui « La destruction du passé, ou plutôt des mécanismes sociaux qui rattachent les contemporains aux générations antérieures, est l'un des phénomènes les plus caractéristiques et mystérieux de la fin du XXe siècle »9. Mais déjà Georges Orwell s'interrogeait : « L'histoire peut-elle être vraie ? »10

   5) Apprendre le passé

« L'élite culturelle [a] contribué à aggraver l'effacement du passé » (179).

l'auteur voit deux raisons à cela

a) le post-structuralisme avec Levinas, Derrida et Barthes pour lesquels chaque signification verbale est au confluent des fleuves sémantiques innombrables. On ne peut donc jamais parvenir à un sens. Le langage ne peut jamais correctement exprimer ni comprendre une pensée. Partant, puisque les mots ont une « plurivocité de sens », l'herméneutique est infinie puisque tel mot peut aussi vouloir dire son contraire.

« Ce qui importait, dans la version vulgarisée de la pensée post-structuraliste n'était pas l'intention dont un écrit était porteur […] mais l'aptitude des lecteurs à lui faire « dire » ce qu'ils souhaitaient ou ce qu'ils pensaient sur le moment ». (185). L'exactitude et la véracité par rapport à un document du passé est inaccessible puisque nous ne possèdons pas vraiment le sens des mots des auteurs du passé11. Le passé est donc toujours à critiquer comme étant, par définition, incomplet par rapport à notre époque qui a évidemment toujours mieux compris puisqu'elle est en progrès. C'est ce genre de tautologie que O'Gorman critique à raison.

b) l'essor d'une pensée politique fondée sur les identités comme grille de lecture du passé.

Ces identités de classe, de genres, d'orientation sexuelles mais aussi d'appartenances nationales ou régionales contribuent à « l'irruption du jugement moral dans les études historiques » (189). ce qui n'est autre qu'une résurgence de l'histoire Whig où l'histoire ne peut être qu'ascendante : « ne voir le passé que comme ce dont il fallait se réjouir d'être débarrassé » (192)12.

Pour O'Gorman, la manière dont l'histoire est enseignée aujourd'hui en fait un pur produit, consommable et uniquement utile dans la mesure où elle explique le contemporain. On oublie d'y rechercher les réalisations du passé, ne les considérant jamais que comme des anticipations du présent. Or il s'agirait d'admettre qu'il y ait pu y avoir dans le passé des époques où c'était mieux qu'aujourd'hui.

Mais pour cela, il faudrait aussi admettre l'idée de régression : que notre époque puisse être une régression par rapport à une époque antérieure est vu comme une transgression réactionnaire. À force d'avoir oublié l'histoire et de s'interdire de juger les cultures, on en vient à accepter comme un fait la coexistence des cultures « dans le même espace d'accueil tout en conservant chacun son identité propre ». Tous les débats sur l'immigration sont ainsi, d'après l'auteur, biaisés par l'idée que le multiculturalisme est par définition une bonne chose. Cette position vient, selon lui, du trauma de la seconde guerre mondiale, et donc interroger l'immigration ne peut plus se faire sans être accusé de racisme et d'intolérance. Or, empêcher le débat sur l'immigration est le meilleur moyen de laisser se développer les positions radicales les plus extrêmes comme cette « résurgence de l'idéologie nazie rhabillée en suprématisme blanc » (232).

En ce qui me concerne, la question est effectivement de savoir si nous voulons collectivement garder nos principes universalistes et si nous voulons et pouvons vivre avec des cultures (i.e. l'islam ou le judaïsme : attention « islamophobie » et « antisémitisme »!) qui discriminent les femmes par exemple mais ont aussi un tout autre rapport avec la laïcité13. Dans la mesure où un immigré veut vivre dans une société et une culture forgées par l'esprit des Lumières, il doit en accepter les principes. Il doit accepter ce que l'histoire a produit ici, de différent de « chez lui » et il ne peut arguer de ses différences culturelles ou religieuses pour vivre ici comme il vivrait là-bas. Encore faut-il que ces principes, en gros et pour sortir de l'ambiguïté des « Lumières », de l'esprit de Montaigne/Rabelais à celui de Camus/Sartre sans oublier Descartes/Pascal, Voltaire/Rousseau et Molière/Racine, Balzac/Zola, Hugo/Stendhal14, soient encore une réalité dans notre société.

En conclusion, pour O'Gorman, « Il reste aux sociétés d'accueil occidentales à accepter vraiment de réfléchir sérieusement à leur histoire et d'examiner dans quelle mesure elle a produit, ou pas, une forme d'identité collective, qui n'est pas figée pour autant. » (235)

Roland Kauffmann

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1 Cette compréhension légitimante est du même ordre que la mythologie de « Nos ancêtres les Gaulois » censée unir dans un même esprit de vaillance et d'identité nationale une communauté française dont les diversités sont niées par l'esprit Jacobin. C'est le même esprit antique qui permettait à Virgile de donner une nouvelle origine mythologique à la Ville de Rome : celle d'Énée par opposition à celle de Romulus et Remus. En faisant remonter la fondation de Rome à Énée, Virgile inscrit le destin de l'Urbs dans la filiation troyenne et au-delà dans la filiation grecque, les Troyens participant de la même culture olympienne que leurs adversaires Achéens. Rome devant ainsi reprendre le flambeau de Troie, Énée étant le sauveur du Pélasdon.

2 Les chrétiens issus du judaïsme et réunis autour de Pierre à Jérusalem.

3 Les partisans de Paul et les Pères de l'Église dans les grandes villes impériales.

4 « Le signe unique et très certain de la vraie foi catholique et de la possession du Saint-Esprit, c'est, comme je l'ai dit avec Jean, la justice et la charité : où on les trouve, le Christ est réellement, où elles manquent, le Christ est absent. Car nous ne pouvons être conduits à l'amour de la justice et de la charité que par l'Esprit du Christ », lettre 76, in Spinoza, Œuvres complètes, Thibaut Gress, Robert Laffon, Bouquins, p. 1184.

« …pour vous dire franchement ma pensée (…) je ne crois pas du tout nécessaire pour le salut de connaître le Christ selon la chair. Mais il en est tout autrement du fils éternel de Dieu, c'est-à-dire de la sagesse éternelle qui s'est manifestée en toutes choses, principalement dans l'âme humaine et, plus que nulle part ailleurs, dans Jésus-Christ », lettre 73 in Spinoza , OC, p. 1178.

À noter d'ailleurs que Spinoza et Simone Weil se rejoignent sur cette notion d'Esprit du Christ. Alors que Simone Weil est le chantre de l'absolue transcendance et Spinoza celui de l'absolue immanence, ils se rejoignent sur cette notion de « sagesse éternelle » qui n'est pas réservée au christianisme. Ainsi pour SW, « Tous ceux qui possèdent à l'état pur l'amour du prochain et l'acceptation de l'ordre du monde, y compris le malheur, tous ceux-là , même s'ils vivent et meurent en apparence athées, sont sûrement sauvés », SW, Lettre à un religieux, in Œuvres complètes V, 1, p.173. Ce qu'elle entend par le concept « d'acceptation du monde, y compris le malheur » correspond à la « sagesse éternelle qui s'est manifestée en toutes choses » de Spinoza puisque pour lui, il n'y a pas de création (rupture avec SW) et que donc tout ce qui est est un attribut, une expression de Dieu. NB, pour Spinoza, il n'y a pas de confusion entre la « nature » et « Dieu » : « … croire (…) que Dieu et la nature (par où l'on entend une certaine masse et matière corporelle) sont une seule et même chose, c'est se tromper complètement. » lettre 73, OC, p.1177.

5 cf. La Cité de Dieu.

6 Autrement dit la philosophie hégelienne.

7 D'où l'importance de continuer à lire la Bible avec Homère pour rester à contre-courant de telles tendances. Il s'agit de refuser l'imitation du monde.

8 En 2008, une nouvelle traduction française des Confessions prend le titre d'« Aveux » (traduction Frédéric Boyer, P.O.L.) qui permet de « débarrasser [le terme] des connotations qui vont avec pour nos contemporains » (Marie-Christine Hazaël-Massieux, http://peresdeleglise.free.fr/Augustin/fboyer.pdf, consulté le 31/8/20. C'est aussi passer d'un registre « religieux » à un registre « judiciaire », « confesser » et « avouer » n'étant pas du même ordre. La confession est une affirmation de foi (cf. « confession de foi »), une attestation de Dieu, tandis que l'aveu est la reconnaissance de ce que l'on a fait, cependant on confesse également une faute (cf. confession des péchés). C'est le double sens que Augustin donnait lui-même au mot Confessio : « Double est la confession : celle du péché et celle de la louange » (Comment. sur le Ps 29, 19) ; « Il y a la confession de l’homme qui loue, et la confession de l’homme qui gémit. » (Comment. sur le Ps 94, 4) (cité par Marie-Christine Hazaël-Massieux, http://peresdeleglise.free.fr/Augustin/confessions-intro.htm, consulté le 31/8/20.

Pourtant dans les Confessions/Aveux, saint Augustin parle plus de Dieu, de ce que saint Augustin atteste de Dieu que ce qu'il aurait lui-même. Il y parle plus de Dieu que de lui-même. En ce sens passer des confessions aux aveux paraît caractéristique d'une ambiance de faute et de culpabilité, c'est en général une faute que l'on avoue alors que l'on confesse une reconnaissance, ce qui est bien ce que saint Augustin a cherché à faire. La traduction de Frédéric Boyer serait donc un glissement typique de notre époque léthéenne.

9 Eric J. Hobsbawm, L'Âge des extrêmes. Histoire du court XXe siècle, André Versaille, 2008, trad. André Leasa, p. 21. Il continue « De nos jours, la plupart des jeunes grandissent dans une sorte de présent permanent, sans aucun lien organique avec le passé public des temps dans lesquels ils vivent ».

10 Georges Orwell, À ma guise. Chroniques 1943-1947, AgonE, Marseille, 2008, Frédéric Cotton et Bernard Hoepffner trad., n°10, 4 février 1944, p. 79-84. Essais, articles, lettres III (1943-1945), Ivréa ; L'encyclopédie des nuisances, 1998, Sonia Orwell et Ian Angus ed., Anne Krief et Jaime Semprun trad., n°18, p.114-117.

11 Voilà qui ressemble fort aussi à ce que dit Georges Orwell sur la dévaluation contemporaine du sens des mots (alors même qu'il écrit avant le post-structuralisme) lorsqu'il évoque les « chrétiens du genre cérébral» : « Si vous parlez à un chrétien du genre cérébral, qu'il soit catholique ou anglican, vous vous ferez souvent rire au nez pour avoir eu la naïveté de croire que la doctrine de l'Église ait pu un jour être prise à la lettre. Cette doctrine a, vous dira-t-on, une tout autre signification que vous êtes trop primaire pour comprendre. (…). Au fond, ce qu'il [le chrétien de genre cérébral] prétend, alors qu'il ne croit pas lui-même à la vie après la mort, c'est que rien n'a changé dans la foi chrétienne, dans la mesure où nos ancêtres n'y croyaient pas davantage ». À ma guise, Tribune, 3 mars 1944. Georges Orwell, Essais, articles, lettres III (1943-1945), Ivréa ; L'encyclopédie des nuisances, 1998, Sonia Orwell et Ian Angus ed., Anne Krief et Jaime Semprun trad., n°24, p.133. Également dans « Le déclin de la croyance religieuse » À ma guise. Chroniques 1943-1947, AgonE, Marseille, 2008, Frédéric Cotton et Bernard Hoepffner, n°14, p. 103.

Orwell continue d'ailleurs plus loin dans son jugement : « … les intellectuels catholiques qui s'accrochent à la lettre des Évangiles tout en y découvrant des significations qu'ils n'ont jamais eues, et qui ricanent au nez des naïfs qui croient encore que les Pères de l'Église ont vraiment voulu dire ce qu'ils ont dit, sont simplement en train de dresser des écrans de fumée pour ne pas s'avouer qu'ils ont perdu la foi. » EAL III,p. 135, À ma guise, p. 105.

Attention à la variance de traduction entre Krief/Semprun et Cotton/Hoepffner :

« Si vous parlez à un chrétien du genre cérébral, qu'il soit catholique ou anglican, vous vous ferez souvent rire au nez pour avoir eu la naïveté de croire que la doctrine de l'Église ait pu un jour être prise à la lettre. Cette doctrine a, vous dira-t-on, une tout autre signification que vous êtes trop primaire pour comprendre. (…). Au fond, ce qu'il [le chrétien de genre cérébral] prétend, alors qu'il ne croit pas lui-même à la vie après la mort, c'est que rien n'a changé dans la foi chrétienne, dans la mesure où nos ancêtres n'y croyaient pas davantage (…) les intellectuels catholiques qui s'accrochent à la lettre des Évangiles tout en y découvrant des significations qu'ils n'ont jamais eues, et qui ricanent au nez des naïfs qui croient encore que les Pères de l'Église ont vraiment voulu dire ce qu'ils ont dit, sont simplement en train de dresser des écrans de fumée pour ne pas s'avouer qu'ils ont perdu la foi. »

« Si vous discutez avec un chrétien qui réfléchit sérieusement, catholique ou anglican, il se moquera généralement de vous : comment pouvez-vous être ignorant au point d'imaginer que quelqu'un ait jamais pris les doctrines de l'Église à la lettre ? Ces doctrines, comme on vous l'expliquera, ont une tout autre signification, que vous êtes bien trop rustre pour comprendre. (…) Cela revient pour lui à prétendre que, bien qu'il ne croie personnellement à aucune forme bien précise de vie après la mort, rien n'a changé dans la foi chrétienne puisque ses ancêtres non plus n'y croyaient pas vraiment. (…) Quant aux intellectuels catholiques qui se cramponnent à la lettre des credo en les interprétant en un sens qu'ils n'ont jamais été censés avoir et qui se moquent de ceux qui sont assez simples pour s'imaginer que les Pères de l'Église voulaient vraiment dire ce qu'ils ont dit, il ne font qu'élever des écrans de fumée pour se dissimuler à eux-mêmes qu'ils ont perdu la foi. »

La première version est plus critique envers le « chrétien cérébral » alors que la seconde en parlant de « chrétien qui réfléchit sérieusement » valorise ce dernier mais c'est surtout la différence entre « nos » et « ses » ancêtres qui choque puisque la première signifie que GO s'inclut parmi les naïfs qui ont cru justement que les mots des Pères voulait dire ce qu'ils disent (quitte justement à fonder son incroyance sur l'invraisemblance de la croyance) alors que la seconde le fait basculer du côté des intellectuels. Le plus problématique c'est que le texte anglais doit bien utiliser soit « our » soit « his ». C'est la question de la confiance entre les deux versions qui se pose ; entre les a priori idéologiques de AgonE (et donc de Jean-Jacques Rosat) et Ivréa. Faudrait-il relire les À ma guise dans EAL pour vérifier ? Ou trouver le texte anglais ?

12 L'actualité nous donne un éclairage supplémentaire avec la « cancel culture » et tous ces mouvements qui « revisitent » (révisent) l'histoire d'un point de vue particulier, celui des minorités « racialisées » ou « genrées ». Le déboulonnage de statues de Victor Schoelcher sous prétexte que l'abolition de l'esclavage prônée par Schoelcher aurait été une abolition « bourgeoise » et non pas au nom des valeurs universelles de 1789 n'est pas un acte de simple militance mais « la volonté de construire une nouvelle histoire » (http://joseseseko.overblog.com/2020/05/des-statues-a-deboulonner-pour-construire-une-nouvelle-histoire.html, consulté le 25/8/20). Même ceux qui critiquent le déboulonnage conviennent qu'il faudrait corriger, certes non pas l'histoire mais « les choix du passé (…) afin qu’ils remplissent les rôles que nos générations vivantes et en luttes veulent leur accorder. » (https://blogs.mediapart.fr/le-ba-kwa/blog/260720/comment-concilier-histoire-et-memoire-dans-lespace-public, consulté le 25/8/20). Un mouvement qui ressort d'une conception totalisante et totalitaire de l'ordre moral, même Harry Potter n'échappe pas à la polémique (https://www.courrierinternational.com/article/polemique-peut-separer-jk-rowling-de-son-oeuvre, consulté le 25/8/20).

13 Le catholicisme traditionnaliste n'échappe pas à ces critères (attention : « anticatholicisme ») mais il est devenu minoritaire au sein de la population générale. Il faut cependant toujours se rappeler que le catholicisme français n'a accepté la laïcité et l'évolution sociétale que contraint et forcé. Toutes les religions, par principe, se fondent sur l'exclusivisme et la délimitation identitaire, visant à définir le « peuple de Dieu », sous entendu « ceux qui n'en sont pas ».

14 Car il est notable que l'esprit français est toujours dans la tension entre deux grands esprits que tout oppose mais qui forment une complémentarité plus riche que la somme des deux esprits, ainsi l'esprit raisonnable et pragmatique de Montaigne est balancé par l'irrévérence et l'utopie de Rabelais.

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