Samedi 16 octobre 2021
DE L'ENFER AU PARADIS...
(en hommage à Dante Alighieri 1265 – 1321)
Ô
suprême clarté qui t’élèves si haut
au-dessus des concepts
des hommes, prête encore
au souvenir l’éclat que je t’ai vu
là-haut,
et
raffermis aussi ma langue par trop faible,
que je puisse léguer à
la gent à venir
de toute ta splendeur au moins une étincelle.
puisque,
si tu reviens un peu dans ma mémoire
et si tu retentis tant soit
peu dans mes vers,
on ne saurait y voir que ton propre triomphe !
je
crois, tant était fort le rayon pénétrant
que j’ai dû
soutenir, que j’aurais pu me perdre,
si j’avais détourné mes
yeux de son éclat.
Ce
fut, je m’en souviens, cela qui m’enhardit
à soutenir sa vue,
et la Force infinie
qui se fondait en elle et ne faisait plus
qu’un.
Ô
grâce généreuse où j’ai pris le courage
de plonger mon
regard dans la Clarté suprême,
jusqu’au point d’épuiser la
faculté de voir !
Dans
cette profondeur j’ai vu se rencontrer
et amoureusement former
un seul volume
tous les feuillets épars dont l’univers est
fait.
Substances,
accidents et modes y paraissent
coulés au même moule et si
parfaitement,
que ce que j’en puis dire est un pâle reflet.
Et
je crois avoir vu la forme universelle
de l’unique faisceau,
puisque tant plus j’en parle,
plus je sens le bonheur qui me
chauffe le coeur.
Ce
seul point fut pour moi la source d’un oubli
bien plus grand que
vingt-cinq siècles pour l’entreprise
où l’ombre de l’Argos
intimidait Neptune.
C’est
ainsi que l’esprit qui restait en suspens
regardait fixement,
immobile, attentif,
et son désir de voir ne pouvait s’assouvir.
Tel
est le résultat produit par sa lumière,
qu’on n’imagine pas
qu’on pourrait consentir
à le quitter des yeux pour quelque
autre raison
puisque
en effet le bien, objet de nos désirs,
s’y trouve tout entier ;
et tout ce qui s’y trouve,
étant parfait en elle, est imparfait
dehors.
Désormais
mon discours, pour ce dont j’ai mémoire,
sera plus pauvre encor
que celui d’un enfant
dont le lait maternel mouille toujours la
langue.
Ce
n’est pas que l’on vît dans le vivant éclat
que j’admirais
là-haut, plus qu’une simple image,
car il est toujours tel
qu’il a toujours été ;
mais
comme de mes yeux, pendant qu’ils regardaient,
la force
s’augmentait, mon propre changement
modifiait aussi cet aspect
uniforme.
Dans
la substance claire et à la fois profonde
de l’insigne Clarté
m’apparaissaient trois cercles
formés de trois couleurs et
d’égale grandeur (442)
;
et
l’un d’eux paraissait être l’effet de l’autre,
comme Iris
l’est d’Iris, tandis que le troisième
jaillissait comme un
feu des deux en même temps.
Ah
! que ma langue est faible et revêt lâchement
mon idée ! et
combien, auprès de ce spectacle,
celle-ci reste pauvre et semble
moins que peu !
Éternelle
clarté, qui sièges en toi-même,
qui seule te comprends et qui,
te comprenant,
et comprise à la fois, t’aimes et te souris !
Lorsque
j’eus observé quelque peu du regard
ces cercles assemblés, qui
paraissaient conçus
en toi-même, à l’instar des rayons
réfléchis,
je
pensai retrouver tout à coup dans leur sein,
de la même couleur,
une figure humaine (443)
:
c’est pourquoi mon regard s’y fondit tout entier.
Comme
le géomètre applique autant qu’il peut
à mesurer le cercle
son savoir, sans trouver,
malgré tous ses efforts, la base qui
lui manque,
tel,
devant ce tableau, j’étais resté moi-même :
je voulais
observer comment s’unit au cercle
l’image, et de quel mode
elle s’était logée.
Mais
j’étais hors d’état de voler aussi haut ;
quand soudain mon
esprit ressentit comme un choc
un éclair qui venait combler tous
mes désirs (444).
L’imagination
perdit ici ses forces ;
mais déjà mon envie avec ma
volonté
tournaient comme une roue aux ordres de l’amour
qui pousse le soleil et les autres étoiles.
Dante – Divine Comédie – Paradis – Fin du chant XXXIII
Liszt - Dante Sonata - Lazar Berman - YouTube
Je ne vis pas en moi-même, mais je deviens tout ce qui m’entoure (épitaphe de Lord Byron).
Cette
œuvre qui est une ample et admirable improvisation fait partie du
second livre des Années de Pèlerinage que l’on peut placer tout
entier sous le symbole de la citation de Byron.
Au hasard de ses
lectures, des paysages traversés, des paysages inventés, de la vie
commune avec Marie d’Agoult depuis 1835, Liszt confie à son
double, son piano, ses carnets intimes, ses impressions. La première
esquisse sera la suite de 19 pièces nommée
l’Album d’un voyageur
(1836), ce qui donnera après un tri sévère la première Année
de pèlerinage : la Suisse.
Ce recueil destiné non à amuser les heures vaines, mais pour un
petit nombre qui conçoit l’art comme idéal, sera suivi par un
second encore plus abouti deuxième
année, l’Italie.
Cette Italie, sorte de paradis aux pommes d’or des romantiques
depuis Goethe, il y restera deux ans la sillonnant sans trêve,
subjugué par tant de beautés.
La floraison semble culminer en 1839 avec le choc des sonnets 47, 104, et 123 de Pétrarque qui le pousse vers une rêverie contemplative. Pourtant, c’est deux ans auparavant, en 1837 à vingt-six ans, qu’il compose à Bellagio. Après une lecture de Dante juste avant la naissance de Cosima. Jouée à Vienne par son auteur en novembre 1839, la version primitive sera retouchée souvent jusqu’en 1849 et ne sera publiée qu’en 1859. Le titre est emprunté à un poème de Victor Hugo tiré du recueil Les voix intérieures de 1837. Ce poème dit par exemple ceci :
Quand le poète peint l’enfer, il peint sa vie :
Sa vie, ombre qui fuit de spectres poursuivie ;
Forêt mystérieuse où ses pas effrayés
S’égarent à tâtons hors des chemins frayés…
L’univers de Dante Alighiéri autour de la Divine Comédie va marquer Liszt en profondeur et donner vingt ans plus tard, en 1857, une étonnante symphonie, la Symphonie Dante pour chœur de femmes et orchestre. Mais avant cet approfondissement final, il a déjà évolué dans le monde de Dante, à partir d’une petite pièce Fragment d’après Dante qu’il va amplifier, pris dans le vertige de la musique à programme.
Il
s’agit d’une œuvre majeure de la musique pour piano qui porte en
elle bien des aspects visionnaires : création de la forme cyclique,
forme inédite faisant une large part à très vaste improvisation.
L’immense Sonate
en si
du même Liszt sera le sommet insurpassable de cette quête.
Cette
« petite » sonate pose déjà les jalons de ce combat titanesque.
Elle est notée avec les mouvements suivants :
Andante maestoso - Presto agitato assai - Tempo 1 (andante) - Recitativo - Adagio - Allegro moderato - Più mosso - Tempo rubato e molto ritenuto - Andante - Più mosso - Allegro - Allegro vivace - Presto - Andante (tempo 1).
Mais comme la sonate s’écoule comme un fleuve de 18 minutes, il est impossible de reconnaître ces indications. Tout au plus peut-on entrevoir une forme de variation thématique sur un motif chromatique, mais l’ensemble est pris dans le souffle de l’improvisation et ses déroulements continus. Les abîmes du grave du piano sont fouillés, retournés. Cette pièce semble un combat contre la matière.
Plus que d’une œuvre, il s’agit d’un geste pianistique, une épopée intérieure avec des accents foudroyants, avertissements sonores de l’entrée des Enfers. Elle est à la fois proche et lointaine de la Sonate en si, avec ses appels dans le grave et ses martèlements d’octave, mais aussi avec une fraîcheur mystique bien à elle.
Enfer et ciel sont parcourus en deux thèmes principaux, et le chemin du chaos à la béatitude se fait au travers de la chair même du piano.
Ses longs silences lugubres, ses cris de damné, ses peurs, son élan mystique en font une œuvre à part. Seul le thème d’un choral triomphant, le second thème, apporte un réconfort dans ces ténèbres. Et puis une lumière d’ailleurs se fait jour dans de douces mélodies, puis, après le développement, la fin de la quasi-sonate arrive dans un feu d’étincelles noires, un rien pompeux. Et comme une obsession le très court thème martelé de la main gauche du début parcourt l’œuvre du haut en bas.
Cela serait une erreur que d’entendre ici que de la grandiloquence et des trucs de pianiste d’estrade, Liszt a mis beaucoup de ses angoisses dans cette musique. Ces feux d’artifice sonores sont déjà la quête mystique entreprise par Liszt.
Ce morceau, comme le reste du recueil, est témoignage de cette étonnante ascèse, vers le dépouillement, vers la sérénité, vers sa tentative d’apprivoiser l’éternité.
La vie terrestre n’est qu’une maladie de l’âme, une excitation que les passions entretiennent (Liszt à vingt ans).
Nos âmes ne sont point faites pour les choses qui se partagent. Il nous faut de grandes fautes ou de grandes vertus.(Liszt)
Par-dessus ces paroles de Liszt, cette sonate n’est ni une grande faute ni une grande vertu, mais déjà de la lumière à partager.
*
LISZT~Dante Symphony S.109 HD Complete *ft. Gustave Doré Scenic Storyline* Complete - YouTube
Dans cet échange, Sonia met le doigt sur un reproche souvent fait à la musique pour orchestre de Liszt. Si le compositeur a donné au piano un répertoire d'œuvres exceptionnelles, sa production symphonique reste inégale. Cette particularité prend tout son sens à l'écoute des 13 poèmes symphoniques où le meilleur comme "Ce qu'on entend sur la montagne" côtoie le médiocre comme le pesant et assez vain "La bataille des Huns". (Avec un titre pareil…) Par ailleurs Liszt, comme Berlioz et bien sûr Wagner, ne lésine pas sur les orchestrations assez riches mettant en avant et avec force les cuivres et les percussions. Liszt n'a jamais réellement abordé la symphonie de forme classique en quatre mouvements comme Beethoven, Schumann ou Brahms. La Dante symphonie et sa grande sœur Faust Symphonie ne répondent guère à la forme normalisée de la symphonie et proposent plutôt un enchaînement de plusieurs épisodes avec pour chacun l'évocation d'un un sujet explicite (œuvre à programme). Un principe typique du poème symphonique dont le compositeur est le père fondateur.
Je me dois de souligner que ces musiques apparaissent néanmoins moins lourdingues sous la baguette de chefs qui favorisent leur poésie, même altière, en atténuant la férocité musicale que l'écriture vigoureuse de Liszt permet lors de gravures ou de concerts mal avisés. Si l'enfer de Dante ou la chute de Faust se prêtent à une illustration dramatique et infernale, on remarque rapidement (quand le talent de l'interprète les respecte) des contrastes sonores imaginatifs et une grande sensibilité romanesque.
Inutile de revenir sur la biographie de Franz Liszt, le musicien génial, le dandy et homme à femmes qui embrassa la prêtrise à la fin de sa vie. Tout cela est bien détaillé dans la chronique consacrée à la célèbre et redoutablement difficile Sonate en si mineur (Clic).
En 1842, Liszt a 31 ans et commence à se lasser de sillonner l'Europe comme virtuose et compositeur d'œuvres pianistiques d'une difficulté telle qu'il est le rare pianiste de son temps à pouvoir les jouer ! (Liszt possédait des mains immenses et une vélocité inouïe.) Il a révolutionné, comme Chopin, l'art du piano grâce à l'apparition des pianos à double mécanisme de Erard et de Pleyel.
Il devient maître de chapelle à la cour de Weimar, une fonction mixte de compositeur et de chef d'orchestre. Très influencé par Berlioz et sa novatrice et échelée symphonie fantastique de 1830, Liszt veut à son tour apporter un sang neuf à la musique symphonique du romantisme. Dans la quinzaine d'années qui va suivre, vont voir le jour les poèmes symphoniques, les deux concertos pour piano et, en 1857 les deux symphonies citées plus haut et inspirées par Dante et Goethe (Faust). Les deux œuvres seront créées vers la fin de 1857, mais on pense que Liszt a travaillé des années sur les partitions. Tout ce répertoire échappe aux formes classiques de la symphonie. Liszt s'attache toujours à illustrer des textes littéraires et des poèmes d'auteurs prestigieux. Peu importe le nombre de mouvements, même si la forme sonate et sa récurrence thématique obligée se partage encore la partition avec les principes de jeux de leitmotive empruntés à Richard Wagner.
Matthieu Denni
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