Un vitrail par jour 76

22 mars 2021

Le miracle de la Tour

La tour de Babel. Deux maçons travaillent en haut d'une tour, sur un échafaudage; un troisième grimpe sur une échelle pour leur apporter des matériaux; un quatrième gâche le mortier. Dieu est dans sa gloire, manifestée par un espace blanc, et observe la scène d'un air désapprobateur.

Genèse 11, 1-9

1 Toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots. 2 Comme ils étaient partis de l’orient, ils trouvèrent une plaine au pays de Schinear, et ils y habitèrent. 3 Ils se dirent l’un à l’autre : Allons ! Faisons des briques, et cuisons-les au feu. Et la brique leur servit de pierre, et le bitume leur servit de ciment. 4 Ils dirent encore : Allons ! Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche au ciel, et faisons-nous un nom, afin que nous ne soyons pas dispersés sur la face de toute la terre. 5 L’Éternel descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils des hommes. 6 Et l’Éternel dit : Voici, ils forment un seul peuple et ont tous une même langue, et c’est là ce qu’ils ont entrepris ; maintenant rien ne les empêcherait de faire tout ce qu’ils auraient projeté. 7 Allons ! Descendons, et là confondons leur langage, afin qu’ils n’entendent plus la langue, les uns des autres. 8 Et l’Éternel les dispersa loin de là sur la face de toute la terre ; et ils cessèrent de bâtir la ville. 9 C’est pourquoi on l’appela du nom de Babel, car c’est là que l’Éternel confondit le langage de toute la terre, et c’est de là que l’Éternel les dispersa sur la face de toute la terre.

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L'explication de la Tour de Babel par Ludolphe de Saxe est typique de son parti-pris d'interprétation. Conformément à la tradition théologique qui depuis saint Augustin considère que si quelque chose dans le récit biblique est incompréhensible ou absurde, c'est qu'il doit y avoir un sens caché qui correspond à une intention divine. Tout le raisonnement de notre auteur médiéval concernant la Tour de Babel est orienté par le fait qu'il veut absolument que tous les évènements du passé soient des préfigurations des événements de la vie du Christ ou de l'Église. Puisque Dieu voulait réaliser le miracle de la Pentecôte, il fallait bien que les langues aient été au préalable dispersées. Autrement dit le « miracle » de Babel est nécessaire pour que puisse se produire celui de la Pentecôte.

Si tous les évènements du passé correspondent à une nécessité pour l'avenir, c'est, là encore, parce que nos théologiens médiévaux se placent dans une perspective providentialiste. L'histoire n'est pas pour eux la conséquence des actions humaines, tant individuelles que collectives, mais le fruit de la volonté divine, entièrement tournée vers le salut de l'humanité suite à cet accident initial que constitue le péché originel. Le lecteur du Speculum Humanae Salvationis partage cette représentation des choses, il n'est nul besoin de le convaincre par des raisonnements mais bien de conforter sa foi puisque les raisonnements sont supposés acceptés.

Contrairement à notre époque où le récit de Babel est compris comme une punition de la volonté de démesure de l'humanité ce qui nous pousserait à comprendre notre vitrail d'un point de vue négatif, la confusion des langues et surtout l'incommunicabilité entre les hommes dont nous parle à priori le texte étant alors surmontée par leur intelligibilité partagée à la Pentecôte. En effet, les langues ne disparaissent pas à la Pentecôte, elles restent dans toutes leurs diversités mais les disciples inspirés s'expriment de telle manière que chacun puisse les comprendre dans sa langue.

Une intention qui marque toute l'histoire ultérieure de l'Église qui, suivant les lieux ou les époques, a toujours cherché soit à promouvoir une langue commune soit à traduire ses concepts dans les langues de tous les peuples. À tel point que la traduction est devenue une science linguistique à part entière avant tout en raison de l'universalisme de l'Église voulant transmettre son message aux peuples du monde entier. Le grec du nouveau testament puis le latin de l'époque médiévale ont été cette langue de communication qui, par leur grammaire partagée et leur vocabulaire à priori commun permet l'échange de part et d'autre du monde connu. Une fonction attribuée aujourd'hui à l'anglais.

Il ne faut cependant pas confondre langue de communication et langue de culture, c'est-à-dire la langue partagée par un groupe social particulier, partageant une histoire et une organisations commune. C'est pour n'avoir pas compris cette distinction que les Églises ont connu des ruptures profondes, tout simplement parce qu'on peut bien utiliser le même mot latin, la signification qui lui est donnée sera différente selon que l'on est de culture latine ou hellénistique. Comme par exemple aujourd'hui, le mot anglais très à la mode, care, ne signifie pas la même chose selon que l'on est de culture anglo-saxonne ou latine.

Préserver la richesse du langage

Le fait est que Ludolphe de Saxe et ses contemporains ne portaient pas comme nous un jugement de valeur sur la Tour de Babel et, du point de vue de la méthode de compréhension des vitraux du temple, c'est un point extrêmement important. Les conceptions que nous pouvons avoir aujourd'hui ne doivent pas être plaquées sur les vitraux en faisant l'impasse sur les siècles écoulés. Il nous faut d'abord entendre ce qu'ils voulaient dire au XIVe siècle pour ensuite seulement faire un écart entre la signification qui leur était alors donné et ce qu'ils peuvent encore nous dire aujourd'hui à la lumière de l'interprétation non plus de l'intention de Dieu mais bien du texte biblique.

La confusion des mots qui se manifeste à Babel ajoute au désordre du monde. L'un des premiers geste dévolu à Adam avait justement été de nommer les choses par leur nom, en disant ce qu'elles sont et comment elles sont. Babel est justement le contraire. Babel, c'est ne plus appeler les malades « patients » mais « usagers », les « ouvriers » des « compagnons », une « mère » « parent géniteur », un « stylo » « outil scripteur », ne plus dire un « homme » ou une « femme » mais « individu non-binaire » à distinguer des « individu.e.s binaires non genré.e.s et ou non-hétéronormé.e.s, racisé.e.s ou non », à chacun d'ajouter ou retrancher les « .e » au gré de leur envie. Les exemples de dégradation du langage sous couvert de respect des identités sont légion et contribuent à une segmentation toujours plus grande de la société où finalement ne se retrouvent plus que ceux qui partagent le même lexique commun à leurs luttes intersectionnelles. L'enjeu de la Pentecôte n'est pas d'uniformiser mais bien de multiplier les explications et les moyens de compréhension de la réalité plutôt que d'appauvrir le langage dans une logique totalitaire.

Roland Kauffmann

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