Un vitrail par jour 72

18 mars 2021

S'élever au-delà du réel

L'Ascension du Christ. Les apôtres et les disciples sont divisés en deux groupes; au premier rang de celui qui est à la droite du Christ, la vierge Marie. Comme dans toutes les anciennes représentations de l'Ascension, sur le rocher d'où le Christ est monté vers le ciel, sont imprimées les traces de ses pieds nus. Le Christ tient l'étendard et bénit. La gloire qui l'entoure est soutenue par deux anges.

Luc 24, 50-53

50 Il [Jésus] les [les disciples] conduisit jusque vers Béthanie, et, ayant levé les mains, il les bénit. 51 Pendant qu’il les bénissait, il se sépara d’eux, et fut enlevé au ciel. 52 Pour eux, après l’avoir adoré, ils retournèrent à Jérusalem avec une grande joie ; 53 et ils étaient continuellement dans le temple, louant et bénissant Dieu.

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« Si toute l'étendue de la terre et du ciel était un grand parchemin, il ne serait pas encore assez grand pour y décrire suffisamment la plus petite des joies célestes; si toutes les eaux étaient de l'encre, elle serait épuisée avant qu'on eût décrit complètement la plus petite des joies du ciel; si tous les arbres, les plantes et les herbes étaient des calames [des plumes d'écriture], ils ne suffiraient pas à décrire complètement la plus petite des joies éternelles. »

Ludolphe de Saxe n'a pas de mots assez forts pour dire toute son exaltation mystique devant l'évènement incroyable qu'est l'Ascension. Son oraison lyrique pourrait d'ailleurs parfaitement servir de fronton à une excellente librairie, située, par exemple, au centre ville de Mulhouse…, tant elle célèbre l'importance du livre et par extension tout le système du Scriptorium dont son ordre, les Dominicains, s'est fait une spécialité. Comparer la terre et le ciel à un immense parchemin, toutes les eaux de la création à de l'encre et toutes les plantes à des stylos est un hommage magnifique au labeur des copistes, à l'imagination créatrice des auteurs et commentateurs, à l'organisation des bibliothèques dont les monastères se sont fait l'écrin et au système de diffusion des œuvres vers le public dont aujourd'hui les librairies sont enfin reconnues comme essentielles.

On ne rendra jamais assez hommage au rôle immense qu'ont joué les ordres monastiques en général dans la construction de la culture occidentale fondamentalement basée sur le livre comme objet mobile de communication de la connaissance. L'originalité de la culture européenne réside dans cet ensemble, à la fois éditorial et technique, de la volonté de reproduction des œuvres littéraires dont le Speculum Humanae Salvationis est un exemple. Avec plusieurs centaines d'exemplaires connus, plusieurs éditions à travers l'Europe, de nombreuses traductions dans les langues vernaculaires, l'histoire du Speculum mais aussi de La Légende dorée de Jacques de Voragine ou Les commentaires de Pierre Comestor brise l'image d'Épinal que nous avons quelque fois de bibliothèques médiévales cachées dans les tours et réservées aux moines. Une imagerie confortée par exemple par Le Nom de la rose de Umberto Eco, dont l'intrigue se déroule d'ailleurs en 1327, soit à peu près à l'époque de la rédaction du Speculum et de la réalisation de nos vitraux.

Ludolphe de Saxe est un parfait contre-exemple de Jorge de Burgo, le bibliothécaire dont le film de Jean-Jacques Annaud fait un parfait obscurantiste (à l'opposé d'ailleurs du livre, encore un exemple de l'écart entre un auteur et l'artiste qui met en image son œuvre). Nous avons souligné à plusieurs reprises l'attention qu'il porte à ses lecteurs qui ne sont pas des théologiens et qu'il ne cesse d'encourager à une piété aussi profonde et personnelle que possible au vu des circonstances qu'ils rencontrent. L'intention de notre auteur est bien de vulgariser la pensée théologique au sens le plus noble du terme, à savoir la transmettre à tout un chacun, à tous ceux qui souhaitent vivre en cohérence avec les principes de l'évangile mais n'ont pas forcément ni le temps ni les moyens de consacrer leur vie à l'étude des textes bibliques. Ludolphe, malgré les nombreuses approximations et erreurs que nous avons pointées mais qu'il partage avec ses contemporains, est un transmetteur, un passeur de la foi et de ses symboles. Même ses erreurs ne peuvent lui être vraiment reprochées dans la mesure où ni lui ni les autres auteurs de son époque ne disposaient des données scientifiques sur la nature des textes bibliques dont nous disposons aujourd'hui. Tributaire également de la théologie de l'Église de son temps, il ne pouvait s'en écarter. Tel n'était d'ailleurs pas son projet.

Dire Dieu avec des mots toujours trop faibles

L'intention de Ludolphe de Saxe n'est en aucune manière polémique par rapport aux représentations religieuses partagées par ses contemporains. Il est au contraire représentatif de l'air du temps de son époque avec ses préjugés et ses envolées symboliques. À ce titre il nous montre un Moyen Âge bien plus riche et divers, bien plus lumineux que l'âge sombre auquel nous le renvoyons trop souvent.

Parmi ce dont nous sommes redevables aujourd'hui à cet âge qui n'a rien de « moyen », il n'y a rien de moins que la littérature qui, de hier à aujourd'hui, en dit plus long et plus vrai sur ce que nous sommes, sur ce qu'est l'humanité et ce qu'est le divin que bien des sermons et des exégèses théologiques. Par son procédé narratif, par sa mise en boucle et le jeu des correspondances, des préfigurations des divers épisodes du récit biblique considéré dans son ensemble sans rejeter ni les textes hébraïques ni les textes classiques, Ludolphe de Saxe pose les prémisses de l’œuvre romanesque. Si son œuvre n'est pas à proprement parler encore un roman, il est néanmoins précurseur de ceux qui considèrent la forme romanesque comme la meilleure manière de faire aujourd'hui de la théologie à la manière de Georges Bernanos ou de la philosophie, et donc de la théologie, à la manière d'Albert Camus. Il y a plus d'humanité et de divin dans un seul roman de Victor Hugo que dans bien des pamphlets théologiques.

La littérature, notamment romanesque, mais aussi dans toutes ses autres formes, théâtrale, poétique, cinématographique, est aujourd'hui la meilleure manière de dire Dieu et l'homme et de dire à la fois la transcendance, la présence ou l'absence de Dieu dans nos vies.

Roland Kauffmann

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