Un vitrail par jour 61

7 mars 2021

 « Je ne suis pas le Dieu des morts »

Les quatre compartiments des Enfers à la mort du Christ : le séjour des damnés, le limbe des enfants morts sans baptême et sans circoncision, le purgatoire, le sein d'Abraham. Tous, sauf les réprouvés éternels, regardent vers le Christ au milieu du sein d'Abraham.

1 Pierre 3, 19

Il [le Christ] est allé prêcher aux esprits en prison.

Ces quelques mots de la première lettre de Pierre ont fait basculer les Églises des premiers siècles dans d'étranges tentatives de descriptions de cette « prison » qu'est le séjour des morts, autrement dit « les Enfers ». Et notre vitrail a de quoi intriguer non seulement nos contemporains pour qui de telles représentations ne sont plus pertinentes mais aussi les plus grands spécialistes de l'histoire de l'art médiéval. En effet, à côté d'un motif traditionnel, la représentation des Enfers en quatre sections différentes, notre vitrail est très particulier.

Au premier niveau, au plus profond des Enfers, la section des damnés. Ceux pour lesquels il ne peut y avoir de rédemption eu égard à l'énormité de leurs fautes et particulièrement de leur refus obstiné de Dieu. Leurs grimaces ne sont jamais que l'expression de leurs souffrances que l'on imagine au-delà de toute compréhension. C'est la représentation habituelle de l'enfer tel que la tradition chrétienne l'a défini comme un lieu de peine éternelle, sauf qu'ici il n'y a nulle flamme ou instruments de torture qui auraient pu nous donner un catalogue des pratiques de l'époque.

Au second niveau, les limbes où se trouvent les enfants non-baptisés et, c'est tout à fait exceptionnel dans les représentations de l'époque, les non-circoncis. Ludolphe de Saxe les mentionne explicitement aux côtés des enfants à priori issus de familles chrétiennes et n'ayant pu être baptisés pour des raisons indépendantes de leur volonté. Les enfants ne souffrent pas et se réjouissent, au contraire, que leur mort précoce avant le baptême ou avant la circoncision les ait empêché de pécher contre Dieu et contre leur prochain. Si notre auteur ne fait aucune différence entre enfants de chrétiens et enfants de juifs, l'artiste verrier a cependant donné des cheveux aux uns et une tête nue, voire une calotte aux autres. À part, cette légère différence picturale, « nul ne sait ce qu'il plaira au Seigneur de faire d'eux [des ces enfants] », nous dit Ludolphe de Saxe.

Le fait même que dans les derniers siècles du Moyen Âge, les enfants ne soient plus voués directement aux souffrances de l'enfer est caractéristique de l'évolution des mœurs religieuses. Alors que pour saint Augustin et l'ensemble des Pères, les enfants non baptisés devaient subir le lot commun de l'humanité pécheresse en raison de la faute originelle, cette conception est devenue intolérable pour les chrétiens médiévaux. À la douleur de la perte d'un enfant en couche s'ajoutait celle de le savoir condamné aux souffrances éternelles, l'injustice de cette situation est devenue trop flagrante et imaginer un lieu intermédiaire, « marginal » (limbus, marge) permettait à la théologie de répondre à l'angoisse des parents.

Au troisième niveau, un autre endroit étrange, le purgatoire, lieux d'inimaginables souffrances mais temporaires. C'est le lieu commun à tous, celui où vont tous les humains pour peu que leurs fautes n'aient pas été un rejet conscient de Dieu mais la somme de tous ces péchés qui font l'ordinaire de nos existences. Contrairement à l'idée reçue, ce n'est pas un lieu sans souffrances. Au contraire, Ludolphe insiste : « n'est peine en ce monde qui se puisse comparer à elles, car aussi grande différence qu'il y entre le vrai feu ardent et le feu peint en vue, paraît autant différer le feu du purgatoire à notre feu matériel ». Le feu que nous connaissons n'est qu'une pâle image de la réalité au purgatoire, d'où l'intérêt évident des messes et autres actes de piété permettant de réduire le temps qui y est passé pour nos proches. L'angoisse provoquée par ces souffrances inévitables à venir a été déterminante dans l'évolution religieuse du jeune Martin Luther et pour lui faire découvrir la notion d'antériorité de la grâce divine et ainsi éviter le purgatoire aux chrétiens ordinaires, l'enfer proprement dit restant réservé aux païens et autre incroyants.

Quatrième niveau, et c'est là que notre vitrail est paradoxalement le plus surprenant, le limbe des patriarches, des prophètes et des saints. Ce niveau est normalement représenté toujours vide, puisque c'est là que le Christ est allé chercher ceux qui espéraient en Dieu avant sa venue, c'est-à-dire Abraham, Moïse, David et tous les prophètes. Or notre vitrail montre le Christ au moment précis où il s'y trouve et en cela il est profondément original pour l'histoire de l'art et de la théologie.

Qu'attendons-nous vraiment ?

Une telle géographie des Enfers n'a cependant aucun fondement biblique ni évangélique et fait fond sur les représentations classiques du séjour des morts, tant dans les religions grecques qu'orientales et égyptiennes. Depuis l'aube de l'humanité, celle-ci s'interroge sur l'au-delà de cette limite indépassable et sans retour qu'est la mort. C'est d'ailleurs l'une des marques de l'humanité que d'être capable de se projeter dans un autre monde, en imaginant une autre nature que la nôtre. C'est là que nous marquons notre différence par rapport aux bêtes qui, elles, ne changent pas et ne peuvent imaginer une survivance à la disparition matérielle.

Mais la souffrance que nous imaginons pour les réprouvés n'est jamais que le miroir des circonstances, celui des souffrances que nous aimerions voir infliger à Hitler ou à Staline, ou à n'importe lequel des obscurs bourreaux de l'humanité dans les plus sinistres geôles en Syrie, en Libye, en Chine ou tout endroit où l'humanité est niée et foulée aux pieds, si nous en avions le pouvoir. La manière dont nous imaginons l'autre côté de la mort en dit plus long sur nous que sur la réalité de ce que nous pouvons attendre de la part d'un Dieu que nous disons être de toute bonté et de toute justice, c'est-à-dire de tout amour car la justice et l'amour sont des termes équivalents. Ce n'est donc pas l'attente d'un « autre monde » qui importe que de continuer à vouloir changer ce monde pour plus d'amour et de justice et de laisser, une fois pour toutes, ce qui nous attend « de l'autre côté » aux mains de ce Dieu dont nous croyons qu'il a accepté de mourir pour nous. Débarrassés de l'angoisse de notre destinée éternelle, nous pouvons alors agir pour changer le monde et le rendre plus à l'image de Dieu que de nous-mêmes.

Roland Kauffmann

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