Moïse enfant devant Pharaon. Le roi est assis sur son trône ; Moïse enfant vient de briser sa couronne (le verrier n'en a pas figuré les débris, qu'on voit d'ordinaire sur les miniatures représentant cette scène). Un conseiller du roi a tiré l'épée pour châtier l'enfant ; mais on apporte, dans une poêle, des charbons ardents, et Moïse en prend un et le met dans sa bouche, comme si c'était un objet bon à manger.
Exode 1, 22
Alors Pharaon donna cet ordre à tout son peuple : Vous jetterez dans le fleuve tout garçon qui naîtra, et vous laisserez vivre toutes les filles.
Après la désacralisation des idoles égyptiennes dans nos deux précédents vitraux, la désacralisation du pouvoir royal. La couronne des pharaons était composée de deux parties, représentant respectivement la haute et la basse Égypte (cf. le pays des deux rois dont parle Ésaïe pour désigner l'Égypte). Elle était réputée porter une représentation du dieu Amon, le dieu suprême. Et les diverses variantes de la légende laissent à penser que Moïse aurait brisé la couronne parce qu'il voulait briser le pouvoir du dieu. D'autres variantes veulent qu'il s'agisse vraiment d'une inadvertance, le fait d'un enfant joueur. La preuve de cette innocence de l'enfant étant apportée par cette épreuve des charbons ardents qu'il met à sa bouche, montrant par là qu'il n'a pas encore de discernement et ne pouvait avoir brisé volontairement la couronne. Bien évidemment, ce jugement de Dieu avait été suggéré par un ange qui, en même temps, empêchait l'enfant de se brûler. Ne devaient lui rester que les difficultés d'élocution dont il arguera devant l'Éternel au moment du buisson ardent.
Cette légende n'a aucune source biblique mais était extrêmement répandue au Moyen Âge. On la trouve quasi telle quelle dans Le Livre du Juste, un ouvrage de littérature rabbinique du XIe siècle de notre ère et la tradition la fait remonter au grand historien juif du Ier siècle, Flavius Josèphe. C'est un exemple de la grande liberté des commentateurs, tant juifs que chrétiens, qui n'hésitaient pas à composer de nouveaux arrangements du grand récit originel. À la manière finalement des poètes grecs classiques qui n'hésitent pas à donner plusieurs versions du même événement sans que personne n'y trouve rien à redire. Ce qui nous paraît absolument incompréhensible aujourd'hui car nous sommes convaincus d'une forme de linéarité de l'histoire biblique qui nous vient de la conviction que le texte que nous avons a été inspiré par Dieu. Ce faisant nous sacralisons le texte, rejetant tout variante comme autant de signes de contradiction et donc ne pouvant avoir de vérité, oubliant par là même que le christianisme n'est pas une religion du Livre mais de la Parole qui se manifeste, se révèle, dans le texte.
Conte ou légende ?
De là viennent les difficultés que nous avons à envisager qu'il y ait plusieurs versions de tel ou tel texte biblique. Nous sommes simplement habitués à avoir un rapport figé au texte identifié à un auteur. Qui pourrait imaginer des variantes de La Recherche du temps perdu de Proust ou de La Légende des siècles de Victor Hugo ? Il en est de même du terme de « légende ». Nous entendons « conte pour enfants » ou « vieille croyance populaire de fantômes ou autres superstitions ». Pour les Anciens, le mot de légende vient du latin legenda, « comment il faut lire », c'est-à-dire comment il faut comprendre ce qui nous est raconté, quel en est le sens. Il en reste quelque chose dans les « légendes » qui accompagnent les photos de presse. Et La Légende dorée qui revient souvent dans les références de notre auteur n'a rien à voir avec de l'or mais avec « ce qu'il faut entendre », aurea ; Legenda Aurea est le titre original de La Légende dorée de Jacques de Voragine.
L'auteur du Speculum Humanae Salvationis revendique le caractère légendaire de son récit, puisque pour lui cela signifie qu'il est lourd de sens. Et c'est précisément ce sens qu'il s'attache à faire découvrir à ses lecteurs, et nous à sa suite. D'autant plus qu'il sait parfaitement que ses contemporains, contrairement aux nôtres, non seulement connaissent, mais adhèrent à la légende, par exemple de Moïse enfant brisant la couronne. La signification de la légende est très claire pour lui : Moïse est la préfiguration de cet autre enfant qui va naître et qui, comme Moïse, aura dû échapper à un massacre des innocents que Ludolphe de Saxe raconte ici plutôt que dans sa relation de la fuite en Égypte.
Moïse sauvé des eaux, comme Jésus sauvé de la main d'Hérode, va mettre à bas le pouvoir de Pharaon et libérer le peuple d'Israël, comme Jésus va libérer l'humanité des œuvres du diable. La correspondance est évidente entre les deux grands libérateurs, l'un des pouvoirs terrestres, l'autre des pouvoirs célestes, des idoles. Mettre Moïse dans sa posture d'enfant souligne encore à ce stade qu'il est l'anticipation de la libération opérée par Jésus, lui aussi venu comme un enfant mais déjà investi de sa mission. La légende de l'enfant Moïse est profondément touchante, notamment dans la représentation de notre vitrail où il porte la main à la bouche comme pour dire « oups, j'ai pas fait exprès ! ». Qui pourrait imaginer que cet enfant espiègle allait libérer son peuple ? Qui pourrait imaginer que cet autre enfant, bien plus tard, sur son âne fuyant la terre de ses pères allait libérer l'humanité ? C'est pourtant la même histoire profondément subversive d'une liberté toujours à conquérir, non pour soi mais pour les autres, pour que plus jamais des enfants ne soient sacrifiés à la folie des puissants car, nous dit le psaume 103 « C'est par la bouche des enfants, des nourrissons à la mamelle que tu fondes ton droit en face de tes adversaires ». Le sort fait aux enfants, et plus largement aux innocents, dans toutes les situations d'oppression et de misère, sociales, politiques, économiques ou religieuses, devrait être le critère premier de notre éthique chrétienne.
Roland Kauffmann
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