La fuite en Égypte. Marie, tenant dans ses bras l'enfant Jésus, est assise sur l'âne, que conduit Joseph. Celui-ci porte au bout d'un bâton, qu'il appuie sur son épaule gauche, des effets d'habillement et un tonnelet. Sa barbe n'est pas blanche, mais blonde. Peut-être l'artiste a-t-il pensé qu'un vieillard tel qu'il avait représenté Joseph jusqu'alors, n'aurait pu supporter les fatigues d'un long voyage à travers le désert; ou plus probablement cette transformation a-t-elle eu lieu lors d'une des restaurations que nos vitraux ont subies dans le cours des siècles. À l'arrière-plan, un arbre, destiné sans doute à rappeler le miracle du palmier, dont parlent les Apocryphes.
Par ailleurs, on retrouve ici la tradition de l'évangile de Matthieu très différente de celle de l'évangile de Luc. Pour Luc, Jésus est présenté à Jérusalem quarante jours après la naissance (cf. vitrail 25), et y retournera à douze ans. Pour Matthieu, la famille quitte Bethléem pour l'Égypte immédiatement pour s'installer à Nazareth à la mort d'Hérode. Et l'on n'entendra plus parler de Jésus jusqu'à sa rencontre avec un certain Jean-Baptiste, mais c'est une autre histoire. Qu'il y ait deux récits inconciliables de l'enfance de Jésus, comme il y a deux récits incompatibles de la création d'Adam et Ève, est plus une richesse pour l'interprétation qu'une contradiction.
Matthieu 2, 12-16
12 Puis, divinement avertis en songe de ne pas retourner vers Hérode, [les mages] regagnèrent leur pays par un autre chemin. 13 Lorsqu’ils furent partis, voici, un ange du Seigneur apparut en songe à Joseph, et dit : Lève-toi, prends le petit enfant et sa mère, fuis en Égypte, et restes-y jusqu’à ce que je te parle ; car Hérode cherchera le petit enfant pour le faire périr. 14 Joseph se leva, prit de nuit le petit enfant et sa mère, et se retira en Égypte. 15 Il y resta jusqu’à la mort d’Hérode, afin que s’accomplît ce que le Seigneur avait annoncé par le prophète : J’ai appelé mon fils hors d’Égypte. 16 Alors Hérode, voyant qu’il avait été joué par les mages, se mit dans une grande colère, et il envoya tuer tous les enfants de deux ans et au-dessous qui étaient à Bethléem et dans tout son territoire, selon la date dont il s’était soigneusement enquis auprès des mages.
Le contraste est saisissant entre les honneurs rendus à l'enfant par les « rois » mages et cette fuite en Égypte où le père, la mère et l'enfant reprennent les routes qui furent celles de Jacob et de ses fils fuyant la famine établie en Palestine. Ce qui est encore plus tragique, c'est sans conteste, ce que ne montre pas le vitrail et qu'il ne fait qu'évoquer : ce que l'on appelle le « massacre des innocents ». Ces enfants de deux ans et moins qui sont sacrifiés au nom de la raison d'État ou plutôt de la déraison de ce roitelet qu'était Hérode, pourtant appelé le Grand parce que défenseur de la religion, bâtisseur du Temple dont Jésus annoncera la destruction. Quand le trône et le goupillon, la politique et la religion, s'emmêlent, ce sont toujours les innocents qui souffrent et meurent.
Notre commentateur médiéval n'élude pas la tragédie des innocents, nous verrons qu'il la mettra bien plutôt en perspective à la fois prophétique et historique dans un des prochains vitraux de la même série. Mais pour le moment, il préfère expliquer pourquoi il fallait que l'enfant et sa famille aillent en Égypte. Il reprend le fil des autres commentateurs de son temps pour qui le prophète Ésaie avait annoncé la venue du Seigneur en Égypte : « 1 Oracle sur l’Égypte. Voici, l’Éternel est monté sur une nuée rapide, il vient en Égypte ; Et les idoles de l’Égypte tremblent devant lui, Et le cœur des Égyptiens tombe en défaillance » (Ésaïe 19, 1). Il tire de ce verset la tradition, largement reprise par tous les évangiles apocryphes de l'enfance de la chute de toutes les idoles d'Égypte lorsque la sainte famille entre dans le pays.
La désacralisation biblique
L'Égypte est pour les Hébreux la terre de l'origine, celle où tout a commencé, celle dont Moïse a libéré le peuple mais aussi celle dont ils ont tiré la représentation d'un Dieu plus unique que les autres, plus fort que les autres. Elle est foncièrement ambivalente, à la fois terre nourricière au temps de Joseph, puissance d'esclavage et d'oppression au temps de Moïse, elle redevient l'alliée contre les puissances assyriennes puis babyloniennes. Mais c'est aussi la terre des dieux, plus anciens que tous les autres dieux connus autour de la Méditerranée, inscrits dans la mémoire de tous les peuples, plus puissants que les cultes aux étoiles des peuples orientaux et inspirateurs des dieux gréco-romains. Pour Ludolphe de Saxe et ses contemporains, le voyage en Égypte n'est pas une tragédie mais l'annonce de la victoire du vrai Dieu sur les faux dieux, sur ceux qui ne sont pour lui que des idoles creuses qu'il faut abattre sans ménagement.
Il s'inscrit ainsi dans la volonté de désacralisation qu'ont justement annoncé les prophètes d'Israël. Ce que les peuples considèrent comme sacré, intouchable et inviolable, hier représenté sous la forme de statues qui seraient les demeures des dieux, aujourd'hui irreprésentable et indiscutable sous peine de mort pour blasphème, n'est jamais que simulacre et illusion, voile d'ignorance et d'erreur. Reconnaissons que les prophètes d'Israël ne sont pas des adeptes du dialogue inter-religieux mais qu'ils s'inscrivent résolument, et les théologiens médiévaux, jusque et y compris Martin Luther, dans la logique de « mon dieu est plus vrai, plus fort, que le tien ».
Reconnaissons aussi que cette logique revient à faire du Christ lui-même une sorte d'idole qu'il faudrait à son tour préserver de toutes formes de blasphème et de contestation et que ce nous appellons parfois superstition et ignorance chez les autres, toutes nos divisions entre croyants et mécréants, fidèles et infidèles, chrétiens et païens, religieux et laïcs, sont des vecteurs de haine et ne tiennent pas une seconde devant l'exigence évangélique qui fait de l'amour du prochain la condition même de l'amour de Dieu.
Roland Kauffmann
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