L'Heure musicale virtuelle du 16 septembre 2023

 16 septembre 2023

ODILE DE HOHENBOURG

662 – 720

Venez et voyez !


Une heure en musique...

https://www.youtube.com/watch?v=rN2p3NgqWos

Une vie, des légendes...

L'iconographie traditionnelle présente sainte Odile, patronne de l'Alsace, en moniale bénédictine tenant de sa main droite sa crosse d'abbesse et portant dans sa main gauche un livre sur lequel figurent deux yeux ouverts rappelant sa guérison miraculeuse lors de son Baptême.

La présente icône reprend ces éléments en mettant l'accent sur son rôle d'accueil et de protection des pèlerins, des pauvres et des malades par la grande courbe enveloppante de son manteau noir doublé de chaleureuse fourrure qui n'est pas sans rappeler la tunique de peau de son vénéré saint Jean-Baptiste.

Sa cape couvre le monastère d'accueil de Niedermunster au pied du mont. La Hohenbourg, château fort transformé en monastère d'intercession trône au sommet de la montagne sainte couverte de forêts de sapins transfigurés. Odile frappe le rocher de sa crosse (comme Moïse au mont Sinaï) et une source vivifiante jaillit.

Le nom d'Odile signifie « fille de Lumière ou soleil de Dieu ». Ses attributs : les yeux ouverts et la source rejoignent le sens du mot hébreux « Ayïn » qui signifie l'œil ou la source; l'œil qui permet de voir les merveilles de la création, le regard intérieur qui voit l'invisible et contemple la lumière; la source qui jaillit pour guérir l'homme et étancher sa soif d’Amour.

 Odile accueille les pauvres, les malades, les pécheurs et comme un Moïse alsacien les guide des ténèbres vers la lumière. Elle frappe le rocher de notre égo, de notre cœur de pierre, pour en faire jaillir le source d'Amour cachée au fond de chacun, elle ouvre nos yeux au merveilles et à la Lumière de Dieu.

Odile est née vers 662 à Obernai en Alsace du temps du roi Mérovingien Childéric. Aveugle de naissance elle fut reniée par son père Aldéric, duc d'Alsace qui, désespéré de ne pas avoir un fils premier né voulut la tuer.Sa mère Bériswinde obtint de lui garder la vie et la confia aux moniales de Baume les Dames près de BesançonLe saint Évêque Ehrhardt de Ratisbonne la baptisa et elle retrouva miraculeusement la vue. Aldéric instruit de cette guérison ne changea pas d'opinion et interdit son retour.

Le frère d'Odile bravant cette interdiction, la fit revenir quand elle fut une belle jeune fille, espérant fléchir son père. Mais celui-ci, dans sa fureur d'être désobéi, le frappa à mort. Cet accident ouvrit les yeux au père qui se réconcilia avec Odile. Celle-ci voulant consacrer sa vie à Dieu, il lui offrit le château de Hohenburg au dessus d'Obernai et toutes ses dépendances pour qu'elle puisse en faire son monastère et prier pour son Salut. L'Abbesse Odile attira de nombreuses Moniales auxquelles elle donna une règle adaptée de celle des Bénédictines. Depuis son Baptême qui lui fit recouvrir la vue Odile vénérait particulièrement St Jean Baptiste et elle lui consacra une chapelle. Le monastère du Hohenbourg devint le refuge des pauvres et des pèlerins d'Alsace. Un jour elle eut pitié d'un vieillard épuisé par la montée et qui demandait à boire. Elle frappa le rocher de sa crosse et une source jaillit.

Depuis cette source coule en abondance, désaltère et guérit les pèlerins. Pour faciliter l'accueil elle fit construire un second monastère au pied du mont Niedermunster. A la mort de son père, elle intercéda pour son Salut avec tant de pleurs que Le Seigneur l'exauça.

L'abbesse mourut le 13 décembre 720 pendant que les moniales étaient à l'Office mais elle revint à elle pour recevoir la Sainte Communion. Ses nièces, sainte Eugénie et sainte Gundelinde lui succédèrent faisant du Mont St Odile la montagne sainte d'Alsace et un foyer spirituel qui a persisté jusqu'à nos jours.

La fête de sainte Odile a longtemps été célébrée le 13 décembre, qui était aussi la fête de sainte Lucie, elle aussi invoquée par les fidèles pour guérir les maladies oculaires ; par conséquent, on a préféré reporter la fête d'Odile au 14 décembre, pour distinguer les deux Fêtes.

Le plus ancien document sur la vie de sainte Odile est un parchemin du Xème siècle où un moine a noté ce que la tradition orale transmettait depuis près de deux cents ans, au Mont Sainte-Odile qui domine la plaine d'Alsace.

Au temps du roi mérovingien Childéric II, Aldaric, troisième duc d'Alsace, père de sainte Odile, tient sous son empire toute la vallée du Rhin, de Strasbourg à Bâle. Aldaric est un Chrétien sincère, mais il s'arrache avec peine aux coutumes barbares, ses réactions sont impulsives et même dangereuses : pas de pardon pour qui l'offense.

En 660, alors qu’il attendait avec impatience la naissance de son fils premier-né, lui naquit une petite fille aveugle. Son premier réflexe fut de vouloir la tuer, mais devant les pleurs de sa femme, Béreswinde, il accepta de lui laisser la vie à condition que le bébé disparût aussitôt.

Béreswinde, bouleversée, se mit en quête d'une nourrice. Odile fut emmenée à Scherwiller, à une trentaine de kilomètres d'Obernai.
Devant le beau linge du bébé et les soins particuliers dont il était entouré, les langues allaient bon train.
Bientôt Odile ne fut plus en sécurité chez la nourrice et, à un an, dut reprendre la route pour Baume-les-Dames, près de Besançon, où elle franchit les portes d'un monastère.

Pendant toute son enfance, Odile était entourée du silence et de la paix des moniales qui essayaient de lui faire oublier sa cécité : elle apprit à se diriger seule dans le cloître, à reconnaître les appels de la cloche, à chanter par cœur les offices, faisant la joie de ses mères adoptives.

L'évêque Ehrhardt de Ratisbonne arriva un jour au monastère pour, dit-il, baptiser la petite aveugle. Devant la communauté, Ehrhardt prononça les paroles Sacramentelles : «
Odilia Je te Baptise au Nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. »

Au moment où l'eau coula sur son front, Odile ouvrit les paupières... elle voyait ! Après la guérison, l’Évêque fit avertir Aldaric qui n'eut aucun geste de repentir. Il avait maintenant quatre fils et une fille, sa fille aînée était oubliée. Odile demeura donc à Palma chez les religieuses qui lui apprirent aussitôt à écrire et à lire dans les livres saints.

La souffrance et la cécité l'avaient mûrie : elle faisait preuve d'une force d'âme et d'un détachement extraordinaires.
Au fur et à mesure que les mois passaient, Odile sentait grandir en elle le désir de connaître sa famille.
Certains voyageurs, qui s'arrêtaient au monastère, lui avaient déjà parlé de son frère Hugon qu’ils disaient aimable et généreux. Par l'intermédiaire d'un pèlerin, Odile lui fit parvenir une lettre qui émut Hugon au point qu’il osa affronter son père.

L'heure du pardon n'avait pas encore sonné, Aldaric ne voulait pas revoir sa fille mais Hugon écrivit cependant à sa sœur de venir au château, pensant que la vue d'Odile ferait tomber la colère de son père. Hélas, à l'arrivée de sa fille aînée la colère d’Aldaric redoubla : il frappa Hugon qui mourut des suites des blessures.

Ce fut le dernier accès de colère du terrible barbare qui, désespéré par la mort de son fils préféré, installa sa fille à Hohenbourg et assura sa subsistance. Odile eut la patience de vivre ignorée des siens et se contente de ce que lui donnait son père qu'elle n'osait plus affronter. Elle ne vivait que pour les pauvres avec qui elle partageait ses maigres ressources.

Peu à peu Aldaric se transforma et offrit à Odile le Hohenbourg et toutes ses dépendances à condition qu'elle priât pour lui.

La jeune fille humiliée va devenir la célèbre Abbesse représentée par les statues et les tapisseries. Son cœur profond, son austère vertu, sa grande Charité attirèrent plus de cent trente Moniales et la plupart des membres de sa famille. Les travaux commencèrent rapidement pour transformer le Hohenbourg en un monastère.

Odile qui est une âme d'oraison, couvrit de chapelles tout le sommet de la colline dont la première fut dédiée à Notre-Dame, puis une autre à Saint Jean-Baptiste qu'Odile vénérait particulièrement depuis son Baptême.

Un soir, la moniale chargée d'appeler ses compagnes pour l'office fut éblouie par une violente clarté : Odile conversait avec saint Jean-Baptiste. De jour, de nuit, par petits groupes qui se succédaient, les Moniales chantaient sans cesse la louange de Dieu. L'abbesse était la plus ardente à la prière ; elle aimait la mortification, mais elle était sage et prudente pour ses filles.

Peu de temps après la construction du monastère, Aldaric mourut. Avertie par une vision, Odile le sut en Purgatoire et se mit en Prière jusqu'à ce que Notre-Seigneur lui apparût pour lui apprendre l'entrée de son père en Paradis. Une chapelle, dite des larmes, se dresse encore aujourd'hui sur la terrasse du Couvent ; la tradition assure qu'une pierre creusée par les genoux de la sainte existe encore devant le maître-autel.

Le Hohenbourg était le refuge des pauvres, des malheureux, des malchanceux et des pèlerins qui savaient y trouver bon accueil.
Un vieillard tomba en montant vers le monastère. Odile le rencontra un moment plus tard et, comme pour le soulager, il fallait de l'eau, Odile implora le secours de Dieu, frappa le rocher et une source jaillit et ne tarira jamais.

Mais la preuve était faite que tous ceux qui désiraient du secours ne pouvaient parvenir au sommet de la colline. Un autre monastère fut construit en bas.Aucun des deux cCouvents ne voulait se passer de la présence d'Odile qui allait donc du cloître du haut à celui du bas.
En chemin elle aidait les éclopés et les infirmes.

De toutes parts on venait la voir car on savait que ses mains étaient Bénies. Parfois lorsqu'elle pansait des blessés ou des lépreux, les plaies se fermaient et les douleurs s'apaisaient. Sa préférence allait aux aveugles en souvenir de son infirmité. Elle présidait tout, elle prévoyait tout et s'intéressait à chacun en particulier.

Mais ses compagnes la voyaient de plus en plus lasse. Sentant la faiblesse la gagner, Odile se rendit à la chapelle Saint-Jean-Baptiste ; une dernière fois elle s'adressa à ses filles puis, à l'heure de l'office elle les envoya à l'église. Quand les moniales revinrent de l'Office, Odile les avait quittées. Leur peine était grande d'autant plus que leur mère était partie sans avoir communié. Elles se mirent en prière et Odile revint à elle. Après les avoir réprimandées, l'abbesse réclama le ciboire, communia et quitta définitivement la terre, le 13 décembre 720.

Une source

 Les premiers récits de la vie de sainte Odile ne font pas état du ‘miracle’ de la source du Mont. Vous n’en trouverez nulle trace dans le manuscrit de Saint Gall, ni dans ses diverses suites…. Ce n’est qu’en 1634 , dans le texte de Jean Ruyr, soit plus de huit siècles après les faits, que ‘l’histoire’ de notre source nous est révélée. Le bon chanoine Ruyr nous raconte une bien belle histoire. Odile fait son trajet quotidien entre les deux monastères du Mont, à mi-hauteur, elle rencontre un vieil homme épuisé, assoiffé. De son bâton pastoral, elle frappe le rocher et fait sourdre la source…

"Elle fit par volonté divine sourdre une fontaine d’un Rocher au pendant de la Montagne, tant pour la commodité de ses Religieuses que des pèlerins, & laquelle fontaine ne tarit jamais.

Ce miracle advint par ce qu’un pauvre homme, ja d’ailleurs assés débilité, s’estant mis en devoir de parvenir au monastère d’En-Haut pour y recevoir l’aumosne , que de coustume on luy distribuoit, il ne peut pour cette fois gaigner le sommet de la Montagne, ains recreu de fatigue & d’infirmité, le voilà arresté dans l’estroit sentier, tout pasmé de soif, où par la providence divine, arrivant sainte Odile, compassionnée de l’accident, & sur la grande confidence qu’elle avoit en Dieu, frappa de son baston pastoral le Rocher estant au costé du pauvre gisant à demy mort, d’où incontinant surgeona une belle fontaine, & très abondante en eau claire & si salubre, que non seulement ce langoureux en sentit les premiers effects, mais deslors les aveugles & autres affligés de la vue, en ayant pris à mesure de leur grande foy, & par la miséricorde ineffable de nostre Dieu, ont esprouvé la bonté d’icelle. Cette eau, dy-je, encor que transportée à des contrées bien remotes, ne se corrompt, si elle est conservée avec respect, pour l’usage de ceux qui ont la vue débile ou offencée."

J.Ruyr, Antiquités de la Vosge, 1634

Ainsi c'est bien Odile qui veut aider un vieil homme qui monte au Couvent-du-haut! Elle frappe le rocher et la source apparaît. Elle n'a cessé de couler et d'apporter son eau à tous les passants, promeneurs, pèlerins. Son eau apporte réconfort et soignerait les maladies liées à la vue.

Depui la parution du livre de Jean, la légende de la source miraculeuse est reprise par tous les historiographes de sainte Odile! Les responsables des couvents ont eu à coeur de mettre en valeur ce lieu de pélérinage. Les formes choisies furent multiples!

Petite reflexion sur la cécité

Contemple-les, mon âme ; ils sont vraiment affreux!
Pareils aux mannequins ; vaguement ridicules ;
Terribles, singuliers comme les somnambules ;
Dardant on ne sait où leurs globes ténébreux.
Leurs yeux, d’où la divine étincelle est partie,
Comme s’ils regardaient au loin, restent levés
Au ciel ; on ne les voit jamais vers les pavés
Pencher rêveusement leur tête appesantie.
Ils traversent ainsi le noir illimité,
Ce frère du silence éternel. Ô cité !
Pendant qu'autour de nous tu chantes, ris et beugles,
Eprise du plaisir jusqu’à l’atrocité,
Vois ! je me traîne aussi ! mais, plus qu’eux hébété,
Je dis : Que cherchent-ils au Ciel, tous ces aveugles ?
Baudelaire, « Les aveugles »,
Les Fleurs du mal (XCII).

Le premier quatrain de ce sonnet semble faire écho à la toile bien connue de Breughel intitulée La Parabole des aveugles. Car ce sont des monstres qu’y dépeint Baudelaire, des êtres que la cécité a rendus difformes jusqu’à leur faire perdre l’apparence de la vie, tout comme les aveugles du peintre flamand, dont l’allure est celle de marionnettes qui s’agitent les unes les autres, et non pas d’hommes qui se dirigent de façon autonome. La cécité physique serait-elle donc synonyme de monstruosité ? Signerait-elle l’inaptitude à l’humanité, au point qu’il soit nécessaire d’en guérir pour se voir octroyer une place auprès des autres hommes ? C’est ainsi du moins que les Évangiles envisagent la condition des aveugles : parmi les premiers miracles du Christ figurent précisément des guérisons d’aveugles, qui, une fois recouvré la vue, sont acceptés et intégrés.

La cécité pensée comme monstruosité physique est en général solidaire d’une conception qui fait d’elle une monstruosité morale. C’est ainsi que l’on peut identifier, dans les aveugles miraculés des Évangiles, les pécheurs repentis et pardonnés. Et La Parabole des aveugles de Breughel réfère, comme on sait, à la scène éponyme décrite dans les Évangiles, dans laquelle Jésus met en garde contre l’insuffisance de la loi hébraïque les Pharisiens qui se revendiquent, à l’exclusion des Sadducéens, seuls dépositaires de la loi divine transmise par Moïse : « Si un aveugle se met à conduire un autre aveugle, ensemble ils tomberont dans la fosse. » La cécité symbolique à laquelle il est fait ici allusion ne réside pas dans la seule ignorance de la loi que Jésus considère comme authentique, ou plutôt, cet aveuglement à la loi authentique dont font preuve les Pharisiens et les Sadducéens réunis se traduit par des actions non conformes à la moralité admise pour véritable – notamment le non-respect dû aux parents : la cécité est le symbole tout à la fois de l’ignorance et de la méchanceté. Une telle conception de la cécité se retrouve dans la littérature du Moyen Âge : l’historienne Zina Weygand, dans son remarquable ouvrage Vivre sans voir, constate ainsi que les aveugles y sont dépeints « comme des bouffons, dont la grossièreté, les maladresses et l’accoutrement provoquent le rire, ou comme de faux pauvres que l’on peut berner sans remords ». Si l’aveugle, au Moyen Âge, ne suscite guère la compassion, c’est que le lien entre ce qui est conçu comme une monstruosité physique, et la monstruosité morale qui l’accompagne prétendument, est considéré alors comme étant de nature intrinsèque, et non seulement métaphorique : puisque Dieu est tout-puissant, d’où l’aveugle peut-il tenir sa cécité, si ce n’est d’un châtiment divin ? Et pourquoi aurait-il été châtié, s’il n’avait péché ? Au Moyen Âge, la cécité physique est ainsi généralement comprise comme la marque même de la cécité morale. Dans ce cadre, le personnage de l’aveugle n’offre qu’un intérêt bien mince pour la pensée : privé lui-même, en tant que figure du monstrueux, de la pensée vraie et de la pensée juste, il ne donne rien d’autre à penser que de privatif ; au mieux révèle-t-il par contraste ce à quoi la pensée doit tendre.

C’est cette conception de la cécité que Baudelaire met à distance dans la suite du sonnet. Tandis que le poète est jeté à terre dans la tourmente et l’éblouissement de la Cité jusqu’à en perdre l’esprit, les aveugles, eux, parce qu’ils peuvent passer pour des monstres, parce qu’ils sont privés non seulement de la vue, mais du regard, cette « divine étincelle » évoquée par Baudelaire, cheminent imperturbables, ignorant les réalités terrestres, et gagnent ainsi les hauteurs de la pensée. Il est tout à fait remarquable de constater comment, dans ce poème, les rôles initialement dévolus aux aveugles d’une part et au poète d’autre part s’inversent presque insensiblement. Dans les deux derniers tercets, alors que le poète, dont l’esprit, comme celui de tout homme, est on le sait perturbé d’un rien, perd son regard et ne voit finalement plus rien, les aveugles, au contraire, avec leur visage étonné, leurs pas mesurés, leur air à la fois hagard et déterminé, sont devenus voyants. Ils se sont mués en poètes, ou peut-être, qui sait, en philosophes. Mais, porteurs d’une nouvelle lumière, « Que cherchent-ils au Ciel, tous ces aveugles ? » Comme une invite à la méditation, Baudelaire achève son poème sur cette interrogation.

À quel titre l’aveugle peut-il être conçu comme un compagnon de route du philosophe, voire comme son guide, lorsque la pensée de la vue ne rencontre plus que des ténèbres ? En quoi et dans quels domaines la cécité donne-t-elle à philosopher et repousse-t-elle les limites de la pensée ? Tel est ce que les auteurs de ce livre se sont donné pour tâche de déterminer. Puisse sa lecture apporter quelques éléments de réponse à la question posée par Baudelaire, et donner du fil à retordre à Breughel qui, au contraire du poète soulignant la parenté de la cécité et de la pensée, précipite ses aveugles dans un trou. À moins qu’ils ne tombent que parce qu’ils étaient, comme ceux de Baudelaire, occupés à scruter le ciel, et que ce ne soit ainsi en philosophes qu’ils aient chuté, à la manière de Thalès dans son puits.

La manière dont la philosophie a appréhendé la figure de l’aveugle au cours des siècles a connu une évolution comparable à celle que l’on peut déceler en art, entre la représentation picturale de Breughel, qui assimile la cécité à l’ignorance, et la description poétique de Baudelaire, qui suggère au contraire sa parenté avec la pensée. Les premiers textes proprement philosophiques qui se réfèrent au personnage de l’aveugle, tels la page des Esquisses pyrhonniennes de Sextus Empiricus ou encore le passage de l’Apologie de Raymond Sebond de Montaigne, s’ils ne font pas de la cécité la marque du vice, la considèrent essentiellement dans son aspect privatif : l’aveugle est avant tout celui qui est dépourvu des idées acquises par le sens de la vue et qui, comble de l’ignorance, n’en a pas même conscience. Si, dans ce cadre, la cécité est ainsi conçue, non pas comme le symbole, mais bien comme la cause de l’ignorance, elle donne encore peu de choses à penser : elle vient seulement, tant chez Sextus que chez Montaigne, dénoncer les certitudes infondées et soutenir la suspension du jugement – nous croyons détenir la vérité alors que nous sommes à son égard comme un aveugle qui pense connaître les couleurs... maigres bénéfices, donc, ce qui explique sans doute pourquoi la philosophie de l’Antiquité et du Moyen Âge s’est assez peu intéressée à la figure de l’aveugle. Il convenait de prendre la mesure de cette relative pauvreté tant qualitative que quantitative de la figure de l’aveugle durant cette période : c’est la raison pour laquelle le présent ouvrage s’ouvre sur un article qui porte sur le premier philosophe à avoir accordé une importance décisive au personnage de l’aveugle, à savoir Descartes. À partir du xviie siècle, la philosophie n’envisage plus l’aveugle comme celui dont l’ignorance peut, par analogie, révéler celle des clairvoyants, mais comme celui qui, par ses lumières propres, vient lui prêter secours.

C’est ainsi Descartes qui, le premier, conçoit l’aveugle comme le détenteur de lumières dont le voyant est privé – non pas au sens où l’aveugle, à la manière du devin Tirésias, jouirait d’une vision intérieure inaccessible au commun des mortels, mais au sens où sa condition d’aveugle permet à la pensée de saisir des réalités que l’intellection et la vision ordinaires échouent à appréhender : comme le montre Véronique Le Ru dans son article, l’aveugle aux bâtons donne à penser comment le mouvement peut se communiquer dans une nature où ne se rencontre aucun vide et où les corps ne sont doués d’aucune force mouvante, phénomène paradigmatique des réalités sur lesquelles la raison achoppe.

Seulement, la conception qui réduit l’aveugle à celui qui est privé de la vue se rencontre encore à la fin du xviie siècle, et ce dans un domaine où l’on ne l’attendait pas de prime abord : celui de l’art. Après avoir souligné que les artistes théoriciens de la jeune Académie royale de peinture et de sculpture mobilisent, dans le cadre de la querelle esthétique du coloris et du dessin, une telle figure de l’aveugle, à la fois comme objet de représentation privilégié à l’âge classique mais surtout comme objet de réflexion, Thierry Drumm explique comment les philosophes se sont immiscés dans la dispute et ont forgé une nouvelle figure d’aveugle, dont la cécité donne accès à des positions théoriques inaccessibles aux voyants.

Au siècle des Lumières, l’aveugle est bien une « figure paradoxale », pour emprunter à Francine Markovits la formule de son article. Sujet en apparence défaillant et physiquement mutilé, l’aveugle devient, avec Locke et Leibniz, et surtout avec Berkeley, Diderot et Mérian, une figure déterminante dans la critique de la métaphysique classique et de la théorie des facultés subjectives, renouvelant ainsi l’« histoire de l’esprit humain ». C’est ainsi que le fameux problème de Molyneux introduit une anthropologie du sensible et du singulier.

Mais la figure générique de l’aveugle telle que Molyneux l’élabore n’épuise pas le sujet de cette anthropologie nouvelle. Il y a certes, selon Diderot, une métaphysique d’aveugle, une morale d’aveugle, voire une religion d’aveugle, mais dans l’ordre de la connaissance, la généralisation ne paraît pas envisageable : chaque aveugle est lui-même singulier, et sa capacité perceptive sera fonction de cette singularité. C’est ainsi que Kate E. Tunstall, par la mise au jour des sources biographiques mais surtout textuelles de l’aveugle du Puiseaux que l’on rencontre chez Diderot, établit que la Lettre sur les aveugles procède à la dissolution du problème de Molyneux dans la singularisation de l’expérience.

Une telle critique de l’aveugle de Molyneux par l’un des représentants les plus fameux du siècle des Lumières a cependant de quoi surprendre : l’aveugle imaginé par le savant irlandais ne s’inscrit-il pas, au même titre que Diderot lui-même, dans un courant anticartésien que Leibniz qualifiait dès le début du xviii siècle de « voie empirique » ? Il est de fait, et je m’attache à le souligner, que l’aveugle de Molyneux est venu mettre en question les présupposés rationalistes dont l’aveugle aux bâtons conçu par Descartes était porteur. Cependant, il est non moins significatif pour mon propos que Diderot ne fut pas le seul « empiriste » à contester la pertinence de Γ aveugle qui recouvre la vue, et que Condillac lui préféra même un certain aveugle aux bâtons...

Quant à Diderot lui-même, il opposa à l’aveugle de Molyneux un homme qui fut de chair et d’os : Nicolas Saunderson. Car Saunderson est un prodige : lui, à qui manquait non seulement la vue, mais l’organe, fut illustre géomètre, et d’une moralité irréprochable. Laura Duprey montre dans son article comment la critique du discours théologique à laquelle se livre Diderot dans la Lettre sur les aveugles est supportée par les traits qui caractérisent en propre l’aveugle Saunderson, et structurée par trois acceptions de la cécité que le Philosophe articule finement entre elles : l’aveuglement des théologiens, la cécité physique qui ouvre la voie à une nouvelle « vision », et la causalité aveugle à l’œuvre dans la nature.

La cécité révélée par Saunderson, en tant qu'elle est toujours susceptible de venir se loger au cœur même de la vision, est, il va sans dire, une cécité métaphorique, ou un aveuglement au sens figuré du terme. Ce qui est également tout à fait remarquable, c’est que la cécité peut au sens propre accompagner la vision. Une cécité non pas certes physique, mais psychique. Ludwig Wittgenstein montre en effet, héritier en cela de la psychopathologie de la seconde moitié du xixe siècle, qu’il est possible d’être voyant tout en étant « aveugle à l’aspect ». Mais, comme le démontre Sabine Plaud, l’auteur des Recherches philosophiques confère au concept de « cécité psychique » un sens original en le défaisant de tout psychologisme, de sorte qu’au final, l’« aveugle à l’aspect », loin d’être une figure privative parce que dépossédée de certains contenus de conscience, devient le modèle même de l’apprenti philosophe.

Mais l’aveugle, au royaume de la pensée, est bien plus qu’un simple novice : le philosophe aveugle Evgen Bavcar, qui nous confronte ici au « point de vue » de la cécité sur elle-même, en est la preuve à lui tout seul. Contre une tradition « oculocentriste » qui, la plupart du temps, a envisagé la cécité soit comme l’aveuglement originel dont il faut se départir pour accéder à la lumière, soit, au contraire, comme la condition d’un tel accès, mais toujours comme un moment appelé à être dépassé, Evgen Bavcar donne à penser, en s’appuyant notamment sur les analyses d’Ernst Bloch, comment la cécité peut aussi être envisagée, de façon sans doute plus féconde, comme le lieu même de la connaissance, son présent en quelque sorte, en tant que l’obscurité est la condition même de l’ouverture aux possibles.

Cette petite promenade en compagnie des aveugles esquisse une histoire philosophique de la cécité et en révèle les traits saillants. D’abord, à une conception principalement privative de la cécité, s’est progressivement substituée une représentation qui fait d’elle la condition de production d’un sens qui échappe à la clairvoyance et qui, loin d’être saisi sur le mode d’une vision intérieure ou métaphorique, mobilise d’autres vecteurs de connaissance, et principalement le toucher. Ensuite, les figures anonymes et archétypales d’aveugles sont concurrencées par des aveugles singuliers, finement individualisés, qui, bien souvent, heurtent les logiques plus abstraites et généralisantes des premières. Enfin et surtout, l’aveugle est peu à peu passé du statut d’objet de la réflexion à celui de sujet d’un discours dont la philosophie, désormais, peut difficilement faire l’économie.

Matthieu Denni, septembre 2023




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