Retour sur l'histoire du protestantisme à Mulhouse

LA RÉFORME PROTESTANTE, PARTICULARITÉS MULHOUSIENNES1

Roland Kauffmann, pasteur, Saint-Étienne Réunion, Mulhouse

Annuaire historique de Mulhouse, t.30, 2019, pp. 9-16

Permettez-moi, avant toute chose de remercier Monsieur le Conservateur du Musée historique, Joël Delaine et ses équipes, d'avoir tenu à ce que, dans le cadre de l'exposition « Waldner de Freundstein. Une famille chevaleresque de Haute-Alsace », qui se tient ces lieux jusqu'en janvier prochain, nous puissions réfléchir ensemble à cette particularité mulhousienne qu'est son protestantisme. Ma reconnaissance va également à Monsieur Maurice de Waldner, l'initiateur avec Joël Delaine, de cette exposition et auteur de ce petit ouvrage très intéressant qui a donné son titre à l'exposition. Nous sommes en fait en parfaite cohérence, d'autant plus que le temple Saint-Étienne abrite un cénotaphe de la famille Waldner.

Car les Waldner de Freundstein sont protestants et, bien que le berceau de la famille se situe dans les environs de Soultz, c'est à Mulhouse, dans la Stephankirche que seront baptisés de nombreux enfants de la famille. Nous sommes déjà là au cœur de notre sujet : comment se fait-il et surtout pourquoi ?, une famille typique de la noblesse alsacienne a-t-elle éprouvé le besoin de se faire bourgeois de Mulhouse, et que ses membres y soient baptisés voire enterrés. C'est cette question surprenante au vu de l'histoire de la ville. Rappelons ici rapidement que Mulhouse a chassé ses nobles en 1441 et surtout, la même année, a attaqué le château des Waldner pour régler un différend commercial opposant Jean de Zu-Rhein à des bouchers mulhousiens. Les Waldner possèdent bien des châteaux et maisons en Alsace. Pourquoi donc Philippe-Jacques 1er y a-t-il acquis une maison située sur l'actuelle Place des Tonneliers vers 1650 ? Une demeure qui n'est pas de pure convenance si l'on en juge par la glorieuse épitaphe de Frédéric Louis II justement au temple : « Ici est enterré un ornement de la noblesse alsacienne Frédéric Louis Waldner de Freundstein, de la dynastie de Schweighouse, Berwiller, Bergolzwiller et Sierentz. Doué par les muses et les vertus, actif aux résidences des princes électeurs et des cours des empereurs, ambassadeur de Louis XV, émérité par la bienfaisance. Cinq fils et quatre filles survivent au père. Mulhousiens, par la naissance ou par la fatalité, combien est éprouvée notre ville, qui voit quitter le monde l'avantage qui lui fut attitré. » La « bienfaisance » de celui qui fut ambassadeur du duc de Wurtenberg et en même temps de Louis XV auprès de l'empereur Charles VI d'Autriche et mort en 1735 est un signe de la participation effective des Waldner à la vie de la République de Mulhouse.

Pour répondre à cette question, il m'a paru nécessaire de faire une rapide présentation d'abord du contexte de la Réforme dans son ensemble, puis de la Réforme à Mulhouse et enfin de l'histoire des Waldner. Bien évidemment aucune de ces trois parties ne sauraient être définitive ni exhaustive, je me bornerai ici à de courts rappels.

La réforme protestante, un bouleversement religieux, social et politique en Europe

Il faut toujours se rappeler que lorsque Martin Luther affiche le 31 octobre 1517 ses fameuses thèses sur la porte de l'église de Wittenberg, il n'a pas conscience des conséquences de son geste. Sinon il y a fort à parier qu'il ne l'aurait pas fait, et surtout ce n'est pas un coup de tonnerre dans un ciel bleu, une catastrophe qui briserait la paix religieuse.

La Réforme protestante du XVIe siècle est en réalité le résultat de mouvements bien plus anciens qui ont pour la plupart en commun la contestation du pouvoir et/ou de la richesse de l'Église de Rome. Déjà le mouvement franciscain est l'une de ces contestations virulentes. D'autres comme celle des « pauvres de Lyon » au XIIe siècle ont été persécutées. Savonarole est brûlé en 1498. Dans le domaine des idées, les Humanistes, depuis Pétrarque ou encore Érasme, contestent l'autorité spirituelle de l'Église tout en veillant à lui rester fidèles. Les princes enfin ne craignent plus l'excommunication. Il est loin le temps de Canossa où l'empereur Henri IV dût aller s'humilier en 1077 devant le pape Grégoire VII. Ce qui va assurer le succès du mouvement luthérien, ce n'est pas tant la vérité doctrinale que le désaveu, unique dans l'histoire, de l'Église de Rome exaspérant à la fois les peuples et les puissants. Le brasier était prêt et Luther en a été simplement l'étincelle.

La Réforme se caractérise par une opposition à l'Église traditionnelle. Alors que traditionnellement, l'individu est réputé capable de s'améliorer, d'acquérir des mérites lui ouvrant la voie du salut dispensé par l'Église uniquement, le protestantisme va affirmer au contraire l'incapacité radicale de l'homme de se repentir et d’accéder au salut. Celui-ci est le fait de la seule grâce, gratuite, unique et inconditionnelle de Dieu, manifestée sur la croix et par la résurrection. L'individu protestant n'est plus au bénéfice des œuvres de l'Église, il est érigé en interlocuteur direct et responsable devant Dieu. C'est une inversion radicale de ce que l'on appelle « l'économie du salut », c'est-à-dire quelles sont les voies qui permettent d’accéder au monde qui succède à l'actuelle vallée de larmes. C'est en ces termes que se pose le débat au XVIe siècle.

La débauche permanente, l'appétit de pouvoir et les luttes internes à l'Église achèvent de décrédibiliser cette dernière comme étant effectivement garante de la vie éternelle. Pour le dire un peu trivialement, on pourrait dire, à voir l'Église de Rome de cette époque, « s'ils vivent ainsi ici-bas et font si peu de cas de la décence et de l'humanité, qu'est-ce que ce sera au paradis ». Retenons cette revendication de cohérence entre le message et la vie ainsi que ce climat d'inquiétude existentielle quant à la garantie d'obtenir le salut, ce sera fondamental dans l'adhésion de Mulhouse à la Réforme. Mais avant d'en venir à Mulhouse, un dernier point sur l'évolution du protestantisme en Europe.

Il va très rapidement se différencier en trois grandes familles opposées entre elles. D'abord évidemment le protestantisme luthérien qui va être formalisé par la Confession d'Augsbourg de 1530. L'Empire conclura en 1555, la paix d'Augsbourg, bien connue pour le fameux « Cujus Regio, Ejus Religio », autrement dit, à chaque principauté la religion de son prince. Un point à retenir car il sera déterminant dans l'histoire des Waldner. Seconde grande famille, le protestantisme radical des anabaptistes, persuadés comme les luthériens de l'imminence du retour du Christ et donc aspirant à l'instauration effective du Royaume de Dieu sur terre. Cette famille est marquée par la guerre des paysans de 1525 et la théocratie de Münster de Jean de Leyde écrasée en 1535. Elle se continue aujourd'hui avec les mouvements protestants dits « évangéliques ». La troisième famille est celle des « Helvétiques ». Je n'oppose pas ici les « calvinistes » aux « luthériens ». Ce n'est pas une précaution diplomatique, aujourd'hui que nos Églises sont unies, mais il faut insister sur le fait que Jean Calvin n'est pas le grand leader réformé que l'on croit quand on se situe dans une perspective française contemporaine. Calvin fait partie du courant des réformateurs suisses au même titre qu'un Œcolampade, un Bullinger ou un Ulrich Zwingli pour le côté germanophone ou un Farel côté francophone.

Ce qui va opposer les helvètes aux luthériens, c'est d'abord évidemment l'histoire nationale. Les Suisses sont en lutte contre les Habsbourg et leur destin n'est déjà plus dans l'Empire alors que les luthériens vont avoir partie liée avec celui-ci. La séparation doctrinale va se faire sur deux points et sera extrêmement violente, d'abord le statut des confessions de foi puis celui de la présence réelle dans l'eucharistie.

Pour le dire très rapidement, les luthériens acceptent le principe d’ubiquité de Dieu, ou plus exactement du Christ, c'est-à-dire qu'il peut être physiquement présent au ciel et dans les espèces de l'eucharistie alors que les helvètes considèrent que les espèces ne sont que des représentations du Christ, qu'elles ne le contiennent pas et c'est ce que dit magnifiquement la confession de Mulhouse « nous n'adorons pas Christ dans ces signes que sont le pain et le vin (…) le Christ que nous adorons est dans les Cieux »2. Nous avons là le critère absolu de différentiation entre les Églises luthériennes et les helvétiques.

Je viens de faire mention de cette « confession de foi de Mulhouse » ! C'est une autre différence entre luthériens et helvètes : chaque canton suisse, chaque ville, peut se doter d'une confession alors que les luthériens doivent adhérer à la Confession d'Augsbourg. Mulhouse va reprendre en 1537 les termes de la Confession de Bâle de 1536 en y retirant l'excommunication et y ajoutant la notion d'élection. Mulhouse à cette époque ne peut en aucune manière être qualifiée de « calviniste », Jean Calvin n'étant qu'un réformateur parmi d'autres, actif à Genève3. Mulhouse n'adoptera jamais de confession « calviniste », elle adhère en 1566 à la Confession helvétique postérieure comme tous les cantons suisses réformés (i.e. non luthériens)4. Elle ne peut pas non plus être qualifiée de « luthérienne » pour les raisons doctrinales que j'expose ici5.

Une revendication de probité et de sincérité

La réforme à Mulhouse n’est pas l’œuvre de réformateurs extérieurs mais d’un natif, en 1490, de la ville, Augustin Gschmus, chapelain de l’église Saint-Étienne qui, jusqu’à sa mort en 1543 veillera sur l’établissement de la Réforme.

Le greffier (bourgmestre) Jean-Oswald Gamshart consolidera l’alliance entre le temporel et le spirituel, c’est lui qui établira la discipline ecclésiastique et imposera cette discipline à l’ensemble de la population. En 1512, après un voyage à Rome, il en revient profondément meurtri par la débauche des ecclésiastiques. Dans le même temps, plusieurs scandales dans les couvents défraient la chronique mulhousienne. On ne compte plus les concubines des moines ni les ivresses publiques des prêtres tant séculiers que réguliers.

Enfin, le premier à prêcher l’évangile sera Nicolas Prugner, prieur de l’ordre des Augustins, comme Luther, en 1522 et, comme Luther, il commence par des cours sur l'épître aux Romains.

Notons que ce sont tous trois des humanistes, Prugner est l’ami personnel d’Érasme qui vit alors à Bâle. Des humanistes qui n’ont jamais rompu complètement avec Érasme, ce qui nous donne déjà une forte indication sur la tendance libérale, l’affirmation de la liberté de conscience, qui va caractériser le protestantisme mulhousien jusqu’à nos jours. Et a fortiori, séparer encore Mulhouse du luthéranisme en raison de la controverse violente entre Luther et Érasme à propos de la question du libre-arbitre en 15256.

L’ordonnance du 29 juillet 1523, « Nous, bourgmestre et Conseil de la Ville de Mulhouse, faisons savoir à tous et à chacun, tant ecclésiastiques que laïcs, bourgeois et habitants de cette ville, quelque soit leur dignité et leur état, que le chrétien est lié7 à la Parole de Dieu, qu’il ne doit attendre son salut que de cette Parole et qu’il est tenu d’y conformer8 sa vie à la doctrine qui y est renfermée »  contient toutes les caractéristiques protestantes.

L'Église traditionnelle ne pouvant plus garantir l'accès au salut, toute la Réforme est contenue dans l'affirmation de la prééminence de la révélation de Dieu dans ce qui est ici appelé la « Parole de Dieu » à savoir la Bible. En effet l'ordonnance continue «  nous (…) voulons que nos prêtres et clercs (…) n'enseignent et n'annoncent que le Saint Évangile et la doctrine du Christ, ou tout ce qui est contenu dans l'ancien et le nouveau testament », et tout cela en allemand, la langue vernaculaire. Il s'agit de rompre avec l'enseignement de la scolastique, la théologie de Saint-Thomas et son inspiration aristotélicienne recherchant la concordance entre la raison et la foi. Mais il faut noter que ces considérations doctrinales ne sont pas la principale motivation, l'objectif est « que Dieu soit loué, que le peuple soit amélioré, la charité et la concorde chrétienne raffermies et qu'ainsi les fruits de la Parole divine croissent plus richement et dans toute leur diversité ».

Que le peuple soit amélioré, charité et concorde, diversité des fruits de la Parole, sous entendues la diversité des bénédictions qui ne manqueront pas de venir sur une ville qui cherche à respecter la loi et les commandements. Une série d'ordonnances concernant la moralité publique viendra donner à Mulhouse son caractère d'austérité des mœurs et créer un climat propice aux affaires et au commerce en général. Cet état d'esprit est une des conditions de l'émergence aux siècles suivants de la fabricantocratie mulhousienne. La veille de Noël 1528, la messe est définitivement abolie9, Mulhouse est entièrement protestante jusqu’au 15 mars 1798 et son inclusion dans la République française.

Si l'on veut bien regarder un instant l'image de la foi protestante telle qu'elle apparaît dans la confession de foi mulhousienne, on obtient une représentation intéressante des particularités mulhousiennes, et bâloises puisque la confession est quasiment identique10.

Avant tout elle est brève et ne se prononce pas sur les controverses doctrinales. Contrairement aux autres confessions de foi du XVIe siècle, l'on n'y trouve pas l'écho de négociations entre diverses branches réformées ou avec les catholiques. Odile Jurbert11, et je la rejoins largement sur ce point, fait remarquer qu'il s'agit d'une confession municipale, destinée à être acceptée par l'ensemble de la population et non pas destinée à une assemblée de clercs habitués à la controverse. Il est inutile d'entrer dans les détails alors que les confessions d'Augsbourg ou de La Rochelle, pour le monde français, ont une fonction de défense illustration de la foi face à des adversaires.

Il y apparaît cependant clairement un choix entre les différentes options que j'évoquais tout à l'heure : l'article sur la cène se démarque clairement du luthéranisme, l'article sur l'Église et celui sur les règles de vie se distinguent nettement du catholicisme tandis que le dernier article est une condamnation ferme de l'anabaptisme. Elle se caractérise vraiment par une sorte de modération, de tranquille confiance en soi. Une Confession est une forme d'affirmation de l'identité d'une ville. À cette époque, l'idée dominante est bien celle d'une nécessaire unité de la foi à l'échelle de la ville, gage des bénédictions que le Dieu vivant ne manquera de donner à la ville sainte12.

Il est attendu de tous les bourgeois qu'ils adhèrent à la Confession de foi mais il est significatif que la première version se distingue de la Confession de Bâle en refusant le principe de l'excommunication qui vaudrait également exclusion de la cité. C'est là une quasi exception à l'époque. En effet, les pasteurs souhaitaient conserver cet article et c'est le Conseil qui s'y est refusé, se souvenant de l'utilisation que pouvaient faire les évêques de cette disposition. Le Conseil ne voulait pas remplacer une domination religieuse par une autre et entendait garder l'autorité en matière morale et judiciaire.

Si l'on prend simplement les différences qui font de Mulhouse une Église particulière, c'est donc notamment la question de la cène qui ici n'est pas qualifiée de « simple mémorial », contrairement à Zwingli, mais bel et bien de « présence réelle » mais une présence déjà toute symbolique13. Dès l'édition de 1537, il est dit que « de même que dans le baptême, l'eau reste de l'eau (…) le pain et le vin restent bien du pain et du vin », cette simplicité est encore renforcée avec l'ajout de 1580. Ce qui est fondamental, c'est de considérer que les espèces ne sont jamais autre chose que des « signes » et que « nous n'enfermons pas (le corps naturel, véritable et essentiel de Christ, qui est né de la sainte Vierge) dans le pain et le vin du Seigneur. » Il y a là une distinction, extrêmement moderne entre le signe et ce qu'il représente. La préoccupation mulhousienne est de revenir à la loi et aux prophètes, c'est-à-dire un rejet ferme et définitif de tout ce qui peut être assimilé aux superstitions et à toutes les formes d’idolâtrie.

Mulhouse se distingue aussi bien de ce qui sera plus tard le calvinisme dans sa compréhension de l'homme : il est certes « si enclin au péché qu'il est incapable de faire le bien » il n'y a pas cependant pas de trace de prédestination dans la Confession de foi puisque « c'est par sa propre faute que l'homme a succombé au péché » et non pas en vertu d'une décision de Dieu antérieure même à la création du monde.

Une destinée protestante

Et les Waldner à Mulhouse ? Les Waldner sont de fidèles serviteurs de la noblesse impériale, notamment de la famille des Habsbourg d'Autriche. Militaires ou ambassadeurs, ils prennent part à de nombreuses batailles, notamment celle de Sempach le 9 juillet 1386 qui est la première grande victoire des confédérés contre les Habsbourg. La généalogie de la famille est complète jusqu'en 1235, c'est à cette date qu'apparaît le premier seigneur du château du Freundstein « Kraft de Guebwiller », la ruine du Freundstein appartient toujours à la famille et la ferme auberge du même nom est située dans l'ancienne métairie.

En 1273, Rodolphe IV, comte de Habsbourg, devient empereur du Saint Empire Romain Germanique et fixe sa capitale à Ensisheim fondant ainsi ce que l'on nomme « l'Autriche antérieure ». Les Waldner vont servir la maison d'Autriche jusqu'à l'annexion de l'Alsace par la France en 1648 après les Traités de Westphalie mettant fin à la Guerre de Trente Ans. Avec l'Empire ils participent aux guerres d'Italie. Le premier Waldner servant le roi de France est Jean-Jacques IV mort à Marienthal sous les ordres de Turenne en 1645. Un autre célèbre Waldner, Christophe, participe à la défense de l'île de Rhodes contre les Turcs en 1522.

Le premier Waldner devenu protestant est Jacques-Christophe, né en janvier 1528 à Ensisheim, capitale des Habsbourg et mort à Bâle en 1588. Il devient précepteur à la cour du duc de Wurtenberg à Montbéliard en 1556. En vertu du Cujus Regio, Ejus Religio, le pays de Montbéliard est luthérien comme le sont les ducs de Wurtenberg, en opposition avec l'Autriche antérieure, catholique puisque possession des Habsbourg. À partir de Jacques Christophe tous les Waldner seront protestants et viendront soit à Mulhouse soit à Bâle baptiser leurs enfants mais pourquoi dans des villes réformées et pas dans la ville luthérienne de Montbéliard ? Ni à Colmar, autre ville luthérienne ?

Nous avons dit que les Waldner était des militaires, or l'alliance de Mulhouse avec la Confédération permettait à ses bourgeois d'intégrer les régiments suisses du Roi de France, gage de carrière. Ainsi Christian Frédéric Dagobert (1712-1783) participe aux campagnes de Flandres, Tournay, Fontenoy et à la Guerre de Sept Ans côté français. Christian Frédéric Dagobert est le fils de « notre » Frédéric Louis II enterré au temple Saint-Étienne.

Les Waldner s'installent à Mulhouse dans la seconde moitié du XVIIe siècle, dans cette République qui est depuis 1648 une enclave à l'intérieur de l'Alsace désormais française. Alliée aux cantons suisses et donc en paix perpétuelle avec la France depuis 1515, protestante et donc épargnée par les Suédois, Mulhouse a été épargnée par la Guerre de Trente Ans et en a tiré un large profit économique : « une prospérité merveilleuse »14. La période d'établissement des Waldner coïncide avec l'extraordinaire développement des ateliers disséminés dans la ville jusqu’en 1746, date « fondamentale de l’histoire mulhousienne » avec la fondation de la 1ère manufacture d’impression sur tissus par Jean-Jacques Schmaltzer, Samuel Koechlin, Jean Henri Dollfus et Jean-Jacques Feer.

Cité « helvétique », à défaut d'être pleinement suisse, située en Alsace donc proche de leurs terres, Mulhouse constitue pour les Waldner une terre d'opportunités, équivalente à l'époque à Bâle. Même si celle-ci a une histoire beaucoup plus riche, la situation politique et géographique de Mulhouse lui ouvre un accès privilégié au marché français. Cependant les Waldner n'ont jamais envisagé Mulhouse autrement que comme un point de séjour temporaire. Deux autres membres de la famille seront enterrés dans la Stephankirche avec Frédéric Louis II15. Mais l'on ne trouve plus dans la chronique familiale de Waldner aussi illustre que lui ayant vécu à Mulhouse. Cependant la famille Waldner s'est très largement alliée aux familles d'entrepreneurs mulhousiens, notamment les Koechlin, les Mieg ou encore les Schlumberger dont les premiers représentants sont venus à Mulhouse au XVIe siècle.

En ce sens, les Waldner sont représentatifs de l'histoire de la ville, il n'existe pas de Mulhousiens de souche mais tous ont un jour immigré à Mulhouse, que ce soit pour fuir la guerre ou pour venir offrir ses bras à l'industrie et se sont plus ou moins bien appropriés son histoire. Mulhouse dès le XVIe siècle, puis au « siècle Waldner » de Frédéric-Louis, comme au XIXe siècle et au second XXe siècle a toujours été « fabriquée par les flux migratoires » pour reprendre l'expression bienvenue de Marie-Claire Vitoux16. Puissions-nous garder notre identité née de l’histoire de Mulhouse, la tradition de celle-ci faite de négociation et de volonté farouche d’indépendance. Et si aujourd’hui, nous sommes dépositaires d’une tradition et responsables d’un destin commun au protestantisme et à la Ville, c’est sous la devise peinte par Matthieu Mieg sur le fronton de sa maison de la Place de la Réunion face au temple Saint-Étienne en 1799, juste après la Réunion, la devise des Treize cantons : « Freiheit und Eintracht », « Liberté et Concorde ».

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1 Conférence donnée le jeudi 8 novembre 2018, Musée Historique de Mulhouse dans le cadre de l'exposition « Waldner de Freundstein. Une famille chevaleresque de Haute-Alsace ».

2 La Confession de foi de Mulhouse (1537). Contributions à l'histoire du protestantisme mulhousien, Église réformée Saint-Jean, Mulhouse, 17 mai 1997, traduction Michel Riff, introduction et notes de Odile Jurbert, p.21. Texte allemand de la Confession dans La Réforme à Mulhouse. 1518-1538, Philippe Mieg, Oberlin, Strasbourg 1948.

3 Qui l'expulse en avril 1538, il est à Bâle d'avril à septembre 38 avant de rejoindre Strasbourg où il publie la seconde édition de l'Institution chrétienne en 1539 (1ère à Bâle en 1536).

4 L'adoption par la ville du Catéchisme de Heidelberg de 1563, qui est le catéchisme « réformé » faisant pièce au Petit catéchisme de Martin Luther, ne signifie pas qu'elle devienne « calviniste ». En effet, le Catéchisme de Heidelberg est l'oeuvre de théologiens du Palatinat dont Gaspard von der Olewig (Olevianus) de Trèves à la demande de l'Électeur Palatin, Frédéric III « le Pieux », pour doter ses États d'une constitution ecclésiastique et s'inscrit dans cette logique du mouvement « réformé (i.e. helvétique) » par opposition au mouvement « luthérien » à l'intérieur de la Réforme.

L'identification entre « Réformés » et « Calvinistes » est spécifique aux Églises protestantes françaises. Les Églises protestantes de langue allemande distinguent justement entre « Augsburger Bekenntnis » et « Helvetische Bekenntnis » pour désigner « luthériens » et « réformés ». Les Églises réformées de langue française s'inspirant évidemment du français Jean Calvin, dont la version française de L'institution chrétienne est décisive pour l'élaboration de la langue tandis que les Églises réformées de langue allemande se référent de préférence à Bullinger.

Par contre l'adoption par Mulhouse en 1769 de la liturgie de Genève en remplacement de celle de Bâle pourrait être comprise comme une volonté des protestants mulhousiens de se rapprocher du protestantisme français dans le contexte général d'une volonté de rapprochement avec le Royaume de France suite aux nombreuses difficultés de la ville avec les cantons suisses.

5 Dans le contexte français de l'époque, l'adjectif « luthérien » désigne tous ceux qui sont favorables à une réforme de l'Église tout en contestant l'autorité du pape. Ainsi Calvin, lui aussi, est suspecté de « luthéranisme » à la Sorbonne, ce qui explique d'ailleurs que d'éminents historiens de Mulhouse comme Philippe Mieg ou encore Raymond Oberlé, se situant dans une perspective française contemporaine, parlent de « Mulhouse luthérienne » pour qualifier la ville du XVIe siècle, ce qui est à notre avis un contre-sens théologique par simple méconnaissance de la diversité des positions parmi les réformateurs.

6 Notons que Mulhouse n’est pas particulièrement sous l’influence de Zwingli mais bien plutôt des positions modérées et conciliantes de Jean Œcolampade, le réformateur bâlois.

7 Le latin est remplacé par l’allemand « pour que les gens du peuple comprennent les chants et les prières et en soient édifiés ».

8 Que l’on « punisse tous ceux qui s’adonnent à la débauche quelle que soit leur position sociale » : la tempérance légendaire de Mulhouse.

9 Cette abolition oblige de fait les catholiques à quitter la ville puisque la participation à la messe est une obligation religieuse. Mais, « l'Affaire Finninger » montre bien que des catholiques sont restés à Mulhouse. À Bâle, la Réforme débute plus tôt avec les premières prédications de Capiton au printemps 1520 mais la réformation est rendue définitive par l’Édit du 1er avril 1529 suivant la formule Res publica basiliensis ecclesia est.

10 Le rédacteur de la Confession de Bâle est Oswald Geisshüler dit Myconius (1488-1555, collaborateur de Zwingli et doyen des pasteurs à Bâle de 1532 à 1552. Il se fonde sur la Confession de Œcolampade de 1531.

11 Cf supra note 2.

12 La notion de « ville sainte » renvoie directement au chapitre 21 de l'Apocalypse qui présente la Jérusalem céleste comme horizon et destinée du monde transformé par l'obéissance à la Parole de Dieu, une conception largement partagée par les réformateurs du XVIe siècle.

13 cf. supra, la notion d'ubiquïté.

14 « C’est une bénédiction céleste, un véritable miracle, qu’entourés d’un pays ennemi dépeuplé et miné, nous jouissions d’une prospérité merveilleuse qu’on n’a pas connue de mémoire d’hommes à Mulhouse. Nos réserves en vin sont immenses, nous ne saurions les consommer en deux ans, les capitaux affluent nous en sommes comblés, même saturés ». Petri, chancelier de Mulhouse, 1630-40.

15 Marie-Françoise de Sandersleben-Coligny, épouse du baron Christian Waldner de Freundstein, mère de Clovis Waldner de Freundstein (1787-1822), grand maréchal du landgrave de Hesse-Hombourg, décédée à Sierentz en 1787. Un an plus tard, fut enseveli à son côté, le baron François Louis Waldner de Freundstein (1710-1788)

16 Entretien avec la rédaction de l'Alterpresse, 21/02/2015, https://www.alterpresse68.info/2015/02/21/marie-claire-vitoux-mulhouse-est-larchetype-de-la-ville-fabriquee-par-les-flux-migratoires (dernière consultation 6/11/18)

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