Daniel tue le dragon : DANIEL INTERFECIT DRACONEM ; Au milieu, Daniel; à sa droite, le dragon, auquel il administre la boulette mortelle; à sa gauche, debout, la statue de Bel : le dieu est représenté comme un diable à pieds d'oiseau, le haut du corps velu, le bas du corps ceint d'un tablier court; dans la main droite, il tient un os de mouton, dans la main gauche une fiole de vin; à ses pieds sont six autres fioles ;
Daniel 14, 23-27
23 Il y avait aussi un grand serpent, qui était vénéré par les Babyloniens. 24 Le roi [Cyrus] dit à Daniel : « Tu ne peux pas dire que celui-ci n’est pas un dieu vivant. adore-le donc ! » 25 Daniel répondit : « C’est le Seigneur mon Dieu que j’adore : c’est lui le Dieu vivant ! 26 Ô roi, donne-moi la permission, je tuerai le serpent sans épée ni bâton. » Le roi dit : « Je te la donne. » 27 Daniel prit alors de la poix, de la graisse et des poils. Il fit bouillir le tout et en fit des galettes qu’il jeta dans la gueule du serpent. Le serpent les avala et en creva. Et Daniel dit : « Voyez ce que vous vénérez ! ».
(traduction de l'AELF)
Il n'y a pas de dragons dans la Bible. Le récit auquel il est ici fait référence se trouve dans un des chapitres apocryphes, c'est-à-dire non retenus par le canon juif ainsi que par les Églises protestantes. Il s'agit d'un ajout tardif, passé de la traduction grecque d'Alexandrie (la Septante) dans la version en latin (la Vulgate) laquelle est la base des traductions en usage dans les Églises catholiques. Ces passages n'ont pas été retenus par les juifs en raison de leurs trop nombreuses contradictions avec le reste du livre. Il n'y a donc pas de dragons dans les versions juives et protestantes.
Alors que le dragon est omniprésent, non seulement dans l'imaginaire médiéval, que l'on pense à saint Georges terrassant le dragon, mais aussi dans notre imaginaire contemporain. Harry Potter ou encore Bilbo le Hobbit de Tolkien affrontent chacun à sa manière de grands serpents ailés, gardiens en général de trésors ou de secrets, sans parler des jeux tels que Donjons et dragons. Les personnages de la culture populaire donnent ainsi une nouvelle jeunesse aux dragons des contes pour enfants. Les anciens grecs avaient leurs monstres, l'hydre de Lerne ou le Cerbère, gardien des enfers, l'occident médiéval et moderne a ses dragons, l'exemple même d'une survivance de mythes anciens dans nos sociétés soi-disant post-post-modernes.
Nous avons dit que les trois tentations du Christ, selon notre auteur du Speculum Humanae Salvationis au XIVe siècle étaient la gloutonnerie, l'orgueil et l'avarice. Fidèle à sa méthode d'analogies, il va se servir de cet épisode où Daniel tue d'abord les prêtres du dieu babylonien, Bel, puis un dragon en utilisant la gloutonnerie de l'animal. Deux manières pour Daniel de signifier la supériorité du Dieu d'Israël sur les idoles qui sont « en argile au-dedans, en bronze au-dehors » (Daniel 14, 7). Là aussi, l'artisan verrier mêle deux épisodes successifs dans une même image, suivant ici l'exemple de Ludolphe de Saxe qui lie étroitement les deux iconoclasmes de Daniel.
La subversion du religieux
Car ce qui est en jeu dans l'histoire des prêtres et du dragon, c'est bien plus que le péché de gourmandise mais la tromperie à laquelle se livrent les prêtres. Utilisant un passage secret, ils dévorent chaque nuit les offrandes faites sincèrement par le roi et le peuple. Daniel révèle par un stratagème la supercherie et les prêtres sont exterminés. En dénonçant l'avidité des prêtres du dieu païen, notre auteur n'a pas à l'esprit l'avidité des prêtres chrétiens de son temps ou plutôt il ne l'évoque qu'en termes détournés. Il fait lui-même partie de l'ordre des Dominicains, lequel, s'il ne revendique pas la pauvreté comme celui des Franciscains, n'en est pas moins un ordre mendiant, vivant de l'aumône des auditeurs de sa prédication.
Il est aussi loin d'imaginer que deux siècles après lui, le luxe et l'opulence de l'Église, accusée de détourner à son profit les offrandes destinées par les fidèles à s'assurer du ciel, seront un puissant moteur de la Réforme luthérienne. Alors que l'acquéreur d'une indulgence pensait s'attirer le pardon de Dieu, il finançait en réalité la construction de Saint-Pierre de Rome et le service de Dieu passait souvent après le service de ses prêtres. Mais Ludolphe n'est pas aussi subversif et se contente de reprendre l'idée de la lutte de Daniel contre les idoles de l'avidité, de la spoliation et de l'accumulation.
Qu'elles soient du temps de Daniel, du Christ, de Ludolphe ou du nôtre, elles ont pour nom « toujours plus », « toujours plus vite » « toujours plus complexe », « toujours plus haut et en tout cas toujours plus que mon voisin ». Aussi longtemps que nous serons fascinés par les Richs and famous, nous serons comme les Babyloniens vénérant le serpent ailé qui vit à leur dépends et devant attendre qu'un Daniel leur en montre la vanité.
Roland Kauffmann
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