Un vitrail par jour 32

9 décembre – Les trois forces

Le Christ résiste au Tentateur : XPC [Christus] TENTAT AB DIABOLO. Les trois scènes de la tentation se trouvent sur le même panneau. Dans la première scène, des pierres sont aux pieds des protagonistes, dans la seconde, ils sont au sommet du temple et dans la troisième, alors qu'ils sont sur une montagne, Jésus tient le livre de la Loi dans la main droite. Le diable est vêtu de jaune, couleur diabolique par excellence au Moyen Âge, et ses pieds sont des pattes d'oiseau de proie. Son visage déformé et son aspect rabougri s'opposent à la prestance de Jésus, lequel est nimbé de rouge.

Nous venons de changer de série de vitraux et sommes passés aux fenêtres 4 et 5 où chaque scène est encadrée d'un titre en latin. Ces vitraux ronds sont manifestement d'un autre atelier, afin de permettre la réalisation de l'ensemble des vitraux dans un délai raisonnable.

Matthieu 4, 1-11

1 Alors Jésus fut emmené par l’Esprit dans le désert, pour être tenté par le diable. 2 Après avoir jeûné quarante jours et quarante nuits, il eut faim. 3 Le tentateur, s’étant approché, lui dit : Si tu es Fils de Dieu, ordonne que ces pierres deviennent des pains. 4 Jésus répondit : Il est écrit : L’homme ne vivra pas de pain seulement, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. 5 Le diable le transporta dans la ville sainte, le plaça sur le haut du temple, 6 et lui dit : Si tu es Fils de Dieu, jette- toi en bas ; car il est écrit : Il donnera des ordres à ses anges à ton sujet ; Et ils te porteront sur les mains, De peur que ton pied ne heurte contre une pierre. 7 Jésus lui dit : Il est aussi écrit : Tu ne tenteras point le Seigneur, ton Dieu. 8 Le diable le transporta encore sur une montagne très élevée, lui montra tous les royaumes du monde et leur gloire, 9 et lui dit : Je te donnerai toutes ces choses, si tu te prosternes et m’adores. 10 Jésus lui dit : Retire-toi, Satan ! Car il est écrit : Tu adoreras le Seigneur, ton Dieu, et tu le serviras lui seul. 11 Alors le diable le laissa. Et voici, des anges vinrent auprès de Jésus, et le servaient.

Les premiers auteurs de bande dessinée n'ont rien inventé lorsqu'ils ont eu l'idée de mettre plusieurs plans dans une même case, notre artisan verrier du XIe siècle maîtrisait déjà le rythme de la narration en image et sa composition. Les trois tentations nous sont racontées en image dans un raccourci impressionnant. Notre auteur quant à lui, nous l'avons dit à plusieurs reprises n'est pas un spécialiste de l'interprétation des textes. Il ne se pose pas la question des subtilités du dialogue entre le diable et Jésus tel que nous le rapporte l'évangile. Il voit qu'il est question de pain, de puissance et de richesse et, conformément à son intention de donner des règles de vie pieuse à ses lecteurs, en déduit que Jésus a subi les trois tentations de gloutonnerie, d'orgueil et d'avarice. Trois péchés qui devaient être bien compris par ses contemporains comme par les nôtres.

L'indulgence pour les pécheurs

Ludolphe de Saxe se livre pourtant à ce qu'on pourrait appeler une analyse psychologique : si le diable tente Jésus par la gloutonnerie, c'est parce qu'il sait qu'il est affamé, par l'orgueil, parce qu'il est dans la solitude du désert et par l'avarice parce qu'il est pauvre. Et il fait le constat que nous sommes toujours tentés par ce que nous ne possédons pas. Et il en tire la conclusion d'un indéniable souci pastoral en faisant la distinction entre le péché et le pécheur. Plutôt que le jugement et la condamnation du pécheur, il invite à la compassion et « si nous ne pouvons excuser le péché, excusons au moins l'intention ». Cette distinction entre l'acte et l'intention est à la base de notre Droit contemporain. Plus encore, refuser le péché sans pour autant condamner le pécheur, c'est ne pas confondre la personne avec ses actes, c'est n'avoir aucune indulgence pour la faute mais toute l'indulgence du monde pour les coupables.

Cette indulgence foncière qu'exprime Ludolphe naît de la conception, commune au Moyen Âge, de l'impossibilité d'échapper aux démons qui sont partout, ni sur la terre ni au ciel mais dans l'air ambiant, nous baignons parmi les diables comme les poissons dans l'eau : Nam sicut radius solis plenus videtur esse pulveribus, lta mundus iste plenus est daemonibus ; (« Car ainsi comme les rays du soleil semblent être pleins de poudre, semblablement ce présent monde est plein de diables », Speculum, chap. XIII, 28). Il est donc impossible d'y échapper puisque même le Christ a été tenté. Seul le retrait du monde dans les ordres religieux et leur clôture met un peu à l'abri. De là vient la profonde compréhension pastorale des livres de piété qui incitent à l'effort vers le bien tout en reconnaissant la difficulté de s'abstraire de notre condition. Si le péché est dans l'air, il n'est pas dans l'homme et cela change tout puisque nous ne sommes alors plus responsables du péché comme nous ne maîtrisons pas l'air que nous respirons. La Réforme changera considérablement cet état d'esprit en renvoyant les esprits dans les lieux infernaux et en purifiant, au sens propre l'air qui n'est plus infesté de démons et, ce faisant, renvoyant l'homme à sa responsabilité et à sa corruption originelle.

Fuir le monde ou le changer ?

Cependant, réduire les tentations du Christ à la gloutonnerie, à l'orgueil et à l'avarice est un peu court. Et nul autre que Dostoïevski ne l'a mieux compris que dans sa légende du Grand Inquisiteur qu'il nous livre dans Les Frères Karamazov. Alors que Jésus est revenu sur terre sous l'apparence d'un mendiant, il est arrêté et mis en prison. Il reçoit la visite du Grand Inquisiteur qui sait bien qui il est et se livre alors à un réquisitoire accusant Jésus d'avoir trahi sa mission justement au moment où il refusé les trois offres du diables. « Il y a trois forces, les seules qui puissent subjuguer à jamais la conscience de ces faibles révoltés, ce sont : le miracle, le mystère, l'autorité ! Tu les as repoussées toutes trois, donnant ainsi un exemple. ».

En refusant de changer les pierres en pain pour lui-même, alors qu'il le fera pour la foule, Jésus refuse la magie égoïste. En refusant de se jeter du haut du temple, il refuse la magie des superstitions. En refusant de prendre le pouvoir sur les nations, il refuse la magie de la force. Mais le pain, le saut dans le vide et l'autorité désignent également les trois conditions de nos existences : l'économique, le religieux et le politique. En refusant d'acheter les foules en les nourrissant, Jésus montre que la foi ne peut être de l'ordre de l'intérêt, dans l'attente d'une satisfaction économique, pas de prospérité ni de richesses à attendre puisque le pain qui nourrit nos existences est bien plus spirituel que matériel. En refusant d'éblouir les foules en se jetant du haut du temple, il montre que la foi n'est pas une superstition et qu'aucune manipulation des émotions ni aucune fascination des mythologies contemporaines ne peut remplacer la conviction intime. En refusant de recevoir le gouvernement du monde, il montre que la foi ne peut être déterminée par la force ni par aucune forme d'autorité. Et surtout il sait que le diable, comme le dit l'étymologie de son nom, est menteur par définition. Il ne peut donner ce qu'il ne possède pas en réalité. Le monde n'appartient pas au diable, il n'est pas le vrai Prince de ce monde, il ne fait que prétendre l'être mais le monde appartient à Dieu et Jésus le sait !

Le mal n'y est pas victorieux, le pire et la catastrophe ne sont pas des fatalités, et de même que l'air n'est pas infesté de démons, notre monde n'est pas irrémédiablement perdu et la foi en Christ est précisément de croire en l'avenir de l'humanité, de croire que nous n'avons plus à fuir le monde mais à le changer toujours.

Roland Kauffmann

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