Samedi
7 janvier 2023
William
Blake 1757 – 1827
Ciel
et enfer
L'intégralité du programme
William Blake,
peintre, poète, graveur, prophète est né en 1757 au-dessus d’une
échoppe de bonnetier, à Londres. De toute son existence, il ne
quitta guère sa ville. Implantée dans cette sphère étroite, sa
vie fut, à première vue, banale, sans aventure, centrée sur son
travail de graveur. Elle échappe pourtant dans une large mesure,
écrit Georges Bataille, qui consacra à Blake une étude dans La
Littérature et le Mal,
aux « limites communes de la vie ». C’est que Blake,
au-delà du cercle restreint où il se déplaçait, de son
occupation absorbante et des soucis d’une vie quotidienne
difficile, voyait bien d’autres scènes et d’autres mondes. Sur
la réalité prosaïque de l’univers extérieur, il donna la
préférence à son pouvoir de vision (opposé à la simple vue),
qu’il appelle « Génie poétique » ou « Génie
prophétique », « Imagination », ou par d’autres
termes encore.
L’imagination
lui représentait un monde plus précis, plus vivant et plus vrai que
celui qui nous est livré par le regard. Mais, insistait-il, un tel
pouvoir ne lui était pas réservé : chaque homme à l’origine
le possède. « De même que tous les hommes sont semblables par
la forme extérieure, de même (et avec la même variété) ils sont
semblables par le génie poétique. » Opprimés par la vie,
lancés dans des poursuites sans intérêt – argent, pouvoir,
paraître –, ayant de ce fait perdu leur état de disponibilité,
la plupart oublient le don qu’ils possédaient enfants et le
sentiment d’éternité qui lui est lié.
Voir :
cette capacité, il en fit très tôt l’expérience. Dieu d’abord,
qui lui apparaît à la fenêtre, puis un arbre chargé d’anges et,
un jour, parmi les ramasseurs de foin, des anges, encore, visions
inspirées par la Bible ; sur la fin de sa vie, le soleil, bien
différent de la pièce d’une guinée que verrait un avare, mais
disque resplendissant d’esprits qui chantent en chœur « saint,
saint, saint »… Ces images se sont imprimées dans son
imagination avec une si grande intensité que la vision s’est
produite, projetée devant lui, la différence entre monde extérieur
et intérieur effacée.
Il ne voyait
pas, comme il l’a écrit, « par ses yeux », mais « à
travers ». Et ce qui lui apparaît à travers, au-delà du
monde sensible dont le témoignage lui sembla toujours douteux, à
tout le moins insuffisant, c’est la réalité spirituelle, telle
que la représente l’Imagination. Ainsi, cette « double
vision » lui révélera non pas l’oiseau qui fend l’air –
spectacle que nous montre l’organe œil – mais l’immensité que
traduit son vol. « Ne comprends-tu pas que le moindre oiseau
qui fend l’air/Est un monde de délices fermé par tes cinq
sens ? » Dans le vol de l’oiseau, c’est l’illimité
qui nous est donné, et la joie que procure une telle liberté.
Pourvu que nous sachions « voir », c’est-à-dire que
nous vivions par l’imagination cette expérience, éprouvant en
nous-même la sensation de l’envol et de l’espace, l’oiseau qui
fend l’air nous porte dans une tout autre région de l’être que
celle qui est définie et bornée par les sens. Le vol de l’oiseau
nous dévoile l’infini dont nous sommes faits.
« Si les
portes de la perception étaient nettoyées, chaque chose
apparaîtrait à l’homme pour ce qu’elle est – infinie. »
Mais nous sommes enfermés en nous-mêmes, à tel point que nous ne
percevons plus que par les « fissures étroites de la
caverne », écrit Blake se souvenant de sa lecture de Platon.
De
notre époque il avait tout prévu et de la sienne tout compris. Il
ne fut pas entendu de ses contemporains qui, mis à part quelques
esprits amis, l’ignorèrent. Il fut même jugé fou en raison de
ses visions et parce qu’il s’entretenait avec les esprits – il
ne s’en cachait pas, tout au contraire. Il vécut pauvre et
incompris, sans pourtant jamais renoncer à sa vision, à sa mission,
à laquelle il consacra l’essentiel de son art et de sa vie.
Newton, Bacon,
Locke étaient ses bêtes noires, ses ennemis déclarés et, selon
lui, ceux du genre humain (même si dans ses écrits tardifs, à la
fin de Jérusalem,
ils bénéficient de la réconciliation universelle, la science
venant se ranger aux côtés de la poésie dans l’harmonie des
contraires). Newton, que représente une saisissante gravure de
Blake, assis dans les eaux de la matière, mesure l’univers à
l’aide d’un compas. C’est le monde de la « vision
simple », expliqué, mesuré, mis en ordre, un monde
géométrique fait de particules de matière dure et solide (alors
que Blake les voit brillantes comme des « joyaux de
lumière ») : celui de l’économie moderne et des
« sombres moulins sataniques » qui broient et écrasent
l’homme, celui d’hier comme d’aujourd’hui. C’est la
froideur rationnelle de la science divorcée de l’imagination, le
système qui comptabilise et uniformise, c’est la technologie
nouvelle et la production industrielle exclusivement occupée du
nombre et de la masse. Non que Blake ait détesté les découvertes
de la science dont il a donné de poétiques descriptions. C’est à
ses prémisses qu’il s’attaque, à la prédominance donnée à la
raison, domination qui implique l’exclusion de tout un ensemble de
savoirs traditionnels considérés comme inadéquats par l’esprit
rationnel. Newton est selon Blake l’annonciateur du matérialisme
moderne, cette philosophie qui consiste à placer toute réalité non
dans l’esprit, mais dans la matière, et que Blake avait donc en
horreur. C’était là, a-t-il dit, la maladie la plus grave de
l’âge moderne, la cause de notre absence de vision et celle de la
mort intérieure de nos sociétés – du somnambulisme d’Albion,
qui est « l’Homme Éternel » et qui, en dépit de sa
vie historique si violemment active, est en vérité plongé dans le
sommeil.
La philosophie
matérialiste que combattait déjà Blake n’a fait depuis lors que
croître et s’imposer. En 1945, dans un livre intitulé Le
Règne de la Quantité et les Signes des Temps,
René Guénon écrivait : « Parmi les traits
caractéristiques de la mentalité moderne, nous prendrons ici tout
d’abord la tendance à tout réduire au seul point de vue
quantitatif, tendance si marquée dans les conceptions
“scientifiques” de ces derniers siècles qu’on pourrait presque
définir notre époque comme étant essentiellement et avant tout “le
règne de la quantité”. »
Le règne de la
quantité, Blake en a dénoncé violemment les effets tout au long de
son œuvre. Évoluant dans un monde sans lumière, obstrué de tous
côtés, la majorité des hommes sont devenus selon lui des « vers
mortels », des « mangeurs de poussière », des
« racines longues d’une aune » – « des singes,
babouins et autres, enchaînés par le milieu du corps, grimaçants
et cherchant à se saisir l’un l’autre… », écrit-il dans
Le Mariage du Ciel et
de l’Enfer,
probablement son livre de poèmes le plus connu, où on lit encore :
« je vis que le fort s’emparait du faible, puis, avec des
grimaces, s’accouplait à lui, et ensuite le dévorait en arrachant
un membre puis un autre. » Mais, plus précisément, Blake
s’attaque à ce qui va devenir le mode de fonctionnement principal
du monde moderne : « le système », dont il eut à
souffrir directement dans son métier et qui repose sur les lois de
la marchandisation (aujourd’hui appelée « gaspillage
prédateur »).
C’est la
conversion de l’art en argent qu’il accuse – « Partout où
on a en vue l’Argent, on ne peut justifier l’Art, mais seulement
la Guerre » –, son enrôlement au service du profit, son
évaluation, ainsi que celle de l’homme, en termes de chiffres :
la quantité (à laquelle René Guénon, dans le même ouvrage,
oppose la qualité, qui suppose un autre ordre de valeurs).
Dans
son « Adresse publique », une suite de notes écrites
après l’échec de l’exposition qu’il avait montée autour de
ses propres œuvres et la publication, en 1809, du Catalogue
descriptif, il
dénonce : la soumission des esprits à l’air du temps, à
l’opinion ambiante, aux modes et à leurs diktats. Esclavage qui
implique le renoncement à penser par soi-même, dans la solitude, à
l’abri du conformisme général. À son habitude, prenant de la
hauteur, dépassant ce moment de l’Histoire, il élargit son
propos. Il décèle une tendance à l’uniformisation, le
« commerce » nécessitant pour plus d’efficacité la
production en masse des mêmes biens, et donc, bientôt, une forme
d’enrégimentement des esprits formés à ce mode de fonctionnement
– par la masse. « Le commerce, écrit-il, ne peut supporter
le mérite individuel. Son estomac insatiable doit être nourri par
ce que tous peuvent faire aussi bien. » La crainte de Blake
étant que ceux-là seuls qui savent faire la même chose, et pensent
de la même façon, se prêtant aux lois du marché, aient le droit
d’exister dans une société uniformisée, parce qu’ils sont des
rouages utiles à la machine à produire, tandis que les autres, ceux
qui ne sont pas conformes, qui pensent et créent par eux-mêmes,
restent en marge de ce vaste mécanisme, ignorés, laissés pour
compte.
Pour Blake,
soucieux au plus haut point de l’intégrité de l’homme, la
division des tâches, quand la conception est séparée de
l’exécution et que le travail devient purement machinal, était
inacceptable. « Une machine n’est pas un homme ni une œuvre
d’art, elle est destructrice de l’Humanité et de l’Art. »
Une machine, c’est-à-dire l’instrument qui exécute, ou
l’ouvrier réduit à accomplir les mêmes gestes, auquel on a ainsi
dénié la faculté de penser. Autrement dit, cesser de croire dans
le pouvoir de l’esprit (qui pour Blake est la source première, le
fondement de l’univers) revient à se soumettre sans plus de
résistance aux lois de l’économie (qu’il appelle « commerce »).
Celles-là détruisent l’art véritable, ou encore « l’homme
véritable », la figure de l’artiste-poète-créateur étant
au centre de son œuvre. Au nom de l’argent, elles assassinent la
part vivante de lui-même, le transformant en une « ombre »,
un « spectre », selon ses propres termes.
Blake, à partir
de constatations faites à propos de son travail de graveur,
formulait une critique étendue de son temps, qui est encore le
nôtre. Cette critique liait l’art, la poésie, l’imagination –
l’ordre spirituel, selon lui la seule réalité – et elle les
opposait à l’économie, à l’industrialisation naissante dont il
voyait autour de lui la cruauté et les méfaits.
Épris
de la Révolution, il en suivit l’éclosion avec espoir, puis,
venue la Terreur, avec désillusion. Bientôt il cessa de croire dans
la politique : « Je suis vraiment attristé de voir mes
contemporains se soucier de politique. Si les hommes politiques
étaient sages, le plus arbitraire des Princes ne pourraient leur
faire de mal. S’ils n’ont pas cette sagesse, le plus libre des
gouvernements ne peut être qu’une tyrannie. Les Princes
(traduisons “les dirigeants”) m’apparaissent comme des
imbéciles, la Chambre des Communes et la Chambre des Lords sont
peuplées d’imbéciles qui me semblent se situer quelque part en
marge de l’espèce humaine. » Mais homme de gauche, il le
resta toute sa vie, en révolte contre l’ordre établi,
antimonarchiste, anticlérical, pacifiste, défiant l’autorité,
ses institutions et ses lois. Pour prophétique que soit sa poésie,
elle présente, mêlée au message religieux, une suite de références
aux événements de l’époque comme un énoncé de ses espoirs et
déceptions.
« Les
prisons se construisent avec les pierres de la loi, les bordels avec
les briques de la religion. » De poème en poème, la loi, la
religion et ses prêtres sont accusés. Leur appareil mensonger
dénature les impulsions de l’homme qui, à l’origine, avant la
Création et la Chute, étaient pur élan, pur désir, tension vers
l’infini. Les dix Commandements ont été conçus de l’extérieur,
pervertissant « l’ardente joie », pour exercer sur
l’homme tyrannie et terreur. Partout l’existence montre
l’évidence du mal. Ceux qui l’imposent ou l’exploitent
utilisent ces commandements de Dieu, perpétuant ainsi une série
d’erreurs contre la vie. « Nulle vertu ne saurait être sans
briser les dix commandements. » Et, poursuit Blake, « Jésus
a été toute vertu, or il agissait par impulsion, et non d’après
les règles. » Jésus, parfait rebelle, selon lui, qui refusa
de plier devant les puissants du monde, auteurs des plaies du corps
social, et qui, loin de la douceur prêchée dans le Sermon sur la
Montagne, chassa du temple les manieurs d’argent.
À
la place des erreurs répandues par Satan (qui n’est qu’un aspect
de l’homme déchu), Le
Mariage du Ciel et de l’Enfer,
refusant Dieu et la transcendance, l’obéissance aux lois, le
conformisme et la guerre, prône des valeurs qui ne peuvent que
plaire aujourd’hui : l’affirmation des droits absolus de la
personne, la défense de tout ce qui détient la vie – en premier
lieu l’Énergie (qui est « éternel délice »), le
plaisir, la libre sexualité. « Je désire chez une épouse/ Ce
qu’on trouve toujours chez les putes :/ Les linéaments du
Désir Comblé. » L’abstinence est dangereuse, la répression
sexuelle conduit à la guerre. « L’Abstinence sème du sable/
Sur les membres vermeils et les cheveux de flamme/ Mais le Désir
Comblé/ Y implante des fruits de vie et de beauté. » Le
plaisir est le signe du vrai. Tenter de le dénaturer en
l’interdisant est criminel.
Est-ce à dire
que la liberté que revendique Blake et la confiance en l’homme
dont elle témoigne autorisent la libération des instincts, tels
qu’ils sont liés à « nos corps mortels végétatifs » ?
Il n’en est rien. « L’Homme n’a pas de corps distinct de
son Âme ; car ce qu’on appelle Corps est une partie de l’Âme
perçue par les cinq sens… » Toute jouissance est d’ordre
spirituel.
Au début des
années 1800, alors qu’il vivait dans un cottage à la campagne
chez William Hayley, un protecteur, Blake traversa une crise
profonde. Il voyagea « dans les périls et les ténèbres à
l’instar d’un champion » et, peu après, connut une
illumination ; son enthousiasme, écrit-il, s’en trouva
« accru et confirmé ». C’est alors que commence une
nouvelle étape et la dernière phase de son œuvre. Écrit en 1818,
L’Évangile
éternel, un texte à
la fois très sérieux et railleur, adressé aux aveugles,
c’est-à-dire à la plus grande partie du genre humain, est une
consolidation des positions déjà affirmées. L’esprit en est
pourtant différent. Blake a constaté l’insuffisance de son
évangile libertaire, il n’y renonce pas mais chemine au-delà. On
ne trouve pas de contradictions avec ses premiers textes (Il
n’y a pas de religion naturelle
et Toutes les
religions sont unes),
Blake continue de proclamer : « Je ne connais pas d’autre
christianisme et d’autre évangile que la liberté du corps et de
l’esprit tout ensemble d’exercer les arts divins de
l’Imagination. » Mais on y découvre un point de plus :
le pardon, le pardon absolu, inconditionnel, lié à l’amour. Au
bout de grands travaux sur lui-même, assouplissant sa vision pour y
faire entrer la promesse d’un salut universel (Jérusalem),
Blake se reconvertit au christianisme. Jésus ne meurt pas sur la
croix mais il y abandonne ce qui attache l’homme au monde – la
sujétion à des lois restrictives et punitives, la soumission au
monde sensible qui n’est qu’un reflet trompeur, l’attachement
au « moi », au faux moi enclos en lui-même, avec son
maladif appétit de puissance (« the
satanic selfhood »).
Dans cette dépossession de soi se réalise la plénitude.
Rouvrir
les fontaines de la vie, rendre l’homme à lui-même et à la joie
qui est en lui, telle est la mission du poète. La poésie, qui « nie
et détruit la limite des choses, a seule la vertu de nous rendre à
son absence de limites », écrit Georges Bataille. C’est par
la poésie que Blake entendait délivrer l’homme de la geôle où
il est enclos, lui restituant la vision double, c’est-à-dire le
pouvoir infini dont il dispose et qui est de percevoir en lui-même
l’immensité de la vie. « Tout ce qui vit est saint. »
Percevoir cette « sainteté » est une question de vision,
c’est-à-dire de vie ou de mort intérieures. Qu’une telle vision
exige un travail préalable sur soi-même est une évidence. Il faut
détruire les faux dieux, les fausses lois, les fausses obédiences,
dépasser le cercle étroit des intérêts individuels. « Ils
enfermèrent ma tête infinie dans un cercle étroit », se
plaint Oothoon dans Visions
des filles d’Albion ;
Blake lui-même sacrifia ambition, argent, reconnaissance à sa
conception de la poésie et du divin – les deux se confondant –
qu’il voulut mettre au service de tous. Ce fut sa vertu, écrit
Bataille, de dépouiller la figure individuelle de la religion comme
de la poésie et de leur « rendre cette clarté où la religion
a la liberté de la poésie, la poésie le pouvoir souverain de la
religion ».
Alors que tant
d’études ont été publiées sur le sujet de la mort de Dieu et
des religions, ou encore sur le « désenchantement du monde »,
on pourrait dire que la mission dont Blake se sentit investi fut de
« réenchanter le monde », cela au moment où, avec le
matérialisme naissant, commençait le processus de dépoétisation
toujours en cours. « Reste, quelque retour ou submersion par le
religieux qui puisse demain se produire, qu’il aura été démontré
par l’organisation sociale globale qui s’est déployée en
Occident depuis deux siècles qu’une société structurée de part
en part hors religion est non seulement pensable, mais viable. Nous
en connaissons désormais les formes », écrit Marcel Gauchet
(Le Désenchantement
du monde, 1985).
Certes les formes nous en sont connues. Est-ce à dire qu’elles
nous satisfont ? De moins en moins, semble-t-il. Livré à un
matérialisme écrasant, passif, emprisonné, l’homme, écrit W.B.
Yeats, que Blake inspira, « cogna à la porte ». Il y
cogne toujours. Marcel Gauchet le concède : « Même à
supposer l’âge des religions définitivement clos, il faut bien se
persuader qu’entre religiosité privée et substituts à
l’expérience religieuse, nous n’en aurons jamais terminé,
probablement, avec le religieux. » Quant au religieux lié à
l’Église et à ses lois, telles qu’elles se présentaient à
l’époque, Blake ne manqua pas de l’attaquer comme toutes les
tyrannies, qu’elles soient ecclésiastiques ou politiques. Sa
religion à lui – qui ne s’oppose pas à l’esprit du
christianisme, si l’on se rappelle que celui-ci se doit d’être
« scandale aux yeux du monde » – n’implique ni
jugement, ni transcendance ni, nécessairement, croyance en une
survie d’après la fin des temps : c’est ici et maintenant
que l’homme poétique peut vivre dans la plénitude (et tout homme,
il ne cesse de l’affirmer, est à l’origine poète ou artiste).
L’Imagination humaine (qui est tout autre chose que la faculté
d’inventer) hausse l’homme au niveau du divin –
l’ « Imagination-Dieu » écrira Blake, qui sauve
le monde de l’inertie et de la mort où il végète.
Blake demande à
son lecteur non pas de voir un autre monde, mais de voir le nôtre
différemment.
Transformation qui s’opère lors de l’accès à un autre niveau
de conscience : alors un caillou sur le bord du chemin n’est
plus un objet mort, mais, « paré de lumière céleste »,
écrit le poète Thomas Traherne, il se révèle dans son éclat
unique. Cette expérience de vie n’est pas rare. C’est elle
que la Beat Generation, qui entendit fonder un mouvement de
libération spirituelle, alla chercher au long des routes de l’Asie :
l’être plutôt que le faire. Elle est au centre du « Nouvel
Âge » dont parlait Blake. « Levez-vous, jeunes gens du
Nouvel Âge », écrit-il dans sa préface à Milton.
Ici, il s’en prend aux puissants (des « mercenaires
ignorants ») qui rabaissent le pouvoir de l’esprit et
fomentent la guerre des corps, puis il fait appel aux artistes, les
mettant en garde contre les méfaits de l’argent, du commerce, de
la publicité. Un siècle et demi après cette apostrophe
apparaissaient les premiers signes de la révolte annoncée.
Blake ne prône
aucune liste de vertus, nulle recette, nulle règle de conduite. Il
se contente de dénoncer le faux et d’exalter le vrai, qui loge
dans l’esprit poétique. Dans cette vie, à ce stade de l’Histoire,
l’esprit nous parle uniquement dans les révélations de la poésie.
Elle seule est capable de dévoiler à l’homme la réalité de ses
enfers et de ses ciels. La nouvelle Bonne Nouvelle est que la joie
est en nous, et qu’elle n’est pas une question de circonstances
mais de vision. « La joie que nous avons en vue ne tire sa
dépendance d’aucun objet extérieur […] elle arrache l’homme
aux contingences, le hisse au-dessus de lui-même et ouvre devant lui
la voie qui mène à la vraie vie » La joie, c’est-à-dire
« l’irruption de l’infini dans notre finitude ».
La vision
poétique, qui consiste à percevoir le Vivant, possède le pouvoir
de nous conduire hors de nos enfers vers le ciel que des moments
privilégiés nous ont fait entrevoir. « L’Enfer est ouvert
au Ciel. »
Pour
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