L'Heure Musicale virtuelle du 6 juillet 2024

 Samedi 6 juillet 2024

CLAUDE VIGÉE

1921 - 2020

Un siècle, une vie... 

 


Une heure en musique...

Roman Kuperschmidt "Klezmer und mehr" Jüdische Musik Live

"J'ai été initié au dialecte alsacien au début des années 20. Dans la petite ville industrielle de Bischwiller, près de Haguenau dans le Bas-Rhin, cet alsacien était encore dans mon enfance presque la seule langue courante. En dehors de l'école française, on parlait alors dans tout le quartier "wie de Schnàwwel gewàchse isch". C'était pour nous, les enfants, une merveilleuse expérience de liberté et de spontanéité linguistique. Je n'ai découvert la langue allemande littéraire que plus tard, lorsque j'ai fréquenté le "Collège classique" de ma ville natale. Depuis, la langue et la littérature allemandes - avec le français, également appris sur les bancs de l'école - ont formé et nourri mon être intérieur. Mais le dialecte bien-aimé n'a pas été oublié pour autant.

J'ai essayé de conserver cette fidélité même pendant la guerre mondiale, lorsque, après l'effondrement de la France, l'expulsion des juifs d'Alsace de leur patrie séculaire et les persécutions meurtrières de la Shoah ont définitivement interrompu mon contact quotidien avec la langue. Malgré cette profonde déchirure dans ma jeune vie, l'alsacien et le Hochdeutsch se sont maintenus dans ma conscience comme une faible veilleuse dans l'obscurité. Depuis l'enfance, le son des syllabes alémaniques résonne encore dans mon oreille spirituelle, leur lumière originelle est proche de mon cœur, et c'est ainsi que je vis parfois le miracle de l'auto-souvenir.

Mànischmool glawwi, 's ebbs noch im ohr hängen mr.vun denne gemurmelde werder ...

En tant que poète, ce n'est que plus tard que je me suis pleinement exprimé dans le dialecte de "Bischwiller" : Schwàrzi sengessle flàckere ém wénd est paru en version bilingue à Paris en 1984 ; Wénderôwefîr a été publié en 1988-89 à Paris et à Strasbourg. J'ai écrit quelques essais en français sur des poètes allemands, j'ai traduit des poèmes de Goethe, Rilke, Ivan Goll. Ainsi, malgré tout, la simple flamme du bilinguisme alsacien continuait à briller en moi.

Même pendant mon long séjour dans le Nouveau Monde, que j'ai plutôt ressenti comme un exil spirituel, je me suis laissé aller à la magie de la musique des mots alémaniques. J'ai appris l'alsacien à ma femme à Boston pour pouvoir "bàbble un schnàbble" avec elle dans mon dialecte familier... Certes, la vie à l'étranger avait en moi l'effet d'un déchirement sans fin. Mais sous la nostalgie muette se cachait l'espoir d'un avenir inimaginable, sautant par-dessus le temps : "Au-delà de la glace", malgré la destruction et l'absence menaçante de langage :

Du Schneewelt der Kindheit,

Darfst du noch schweigend singen?

De ce langage d'enfant perdu, enterré, grandissait peut-être après tout un salut insensé, impossible :

ein Tag ein Wort des Gesanges
der steinernen Zukunft
abgerungen
...

A travers la tragédie de notre temps, mûrit dans le sein de la souffrance la haute préoccupation de garder vivante cette ardeur du commencement, et aujourd'hui - dans ma vieillesse - je porte plus que jamais en moi cette préoccupation : il s'agit du devenir des langues et de la création poétique dans une petite province qui cherche avec malaise son âme menacée, coincée entre un monde qui ne peut pas mourir et une réalité pressentie à venir, qui n'est pas encore née.

L'Alsace d'aujourd'hui n'est pas seulement le lieu d'un dialecte alémanique en voie de disparition, une étroite bande de terre à moitié oubliée entre les mondes linguistiques roman et germanique. C'est aussi le lieu d'Europe où deux géants étrangers, toujours hostiles l'un à l'autre depuis l'effondrement de l'empire de Charlemagne, se rapprochent enfin pour tenter une aventure commune, voire sont prêts à partager un même destin.

Aujourd'hui, il s'agit de réunir l'ancien, le propre et l'universel dans un monde spirituel européen unifié en pleine croissance. Pour un écrivain, il s'agit de créer une poésie et une prose capables de réaliser l'essence vibrante de notre expérience la plus intime. Ce n'est que dans le puits de son âme la plus intime, avec les moyens d'expression limités mais sincères du moment vécu, que l'on peut espérer découvrir et mettre au jour ces trésors : comme on explore une source d'eau profonde cachée dans les couches de sable glacé du désert moderne.

Selon le Targum, la première traduction araméenne de la Bible, Adam a été décrit dans le deuxième récit de sa création comme "un vivant qui parle". Pour mûrir effectivement au cœur de la vie, l'homme doit parler du fond de son être unique. C'est la seule façon de sauver l'étincelle du souffle qui étouffe sous les décombres de l'absence de sens sans nom de notre environnement. Dès que nous luttons contre l'épuisement de notre propre langage d'enfant, nous retrouvons immédiatement l'accès à notre source de vie enfouie : il s'agit là de la vie et de la mort de notre propre âme. C'est peut-être aussi de cette manière que nous parvenons à entendre certains de nos semblables éloignés, qui reconnaissent le son d'une voix intérieure d'où émane une lumière qui germe silencieusement en chacun de nous et qui attend une réponse. Que cette attente secrète, cette recherche d'air libre, de lumière nouvelle, soit notre futur mot magique".

Claude Vigée

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