2 décembre 2023
JEAN TAULER
1300 ? – 1361
Le détachement et la grâce
Une heure en musique...
CONCERT de NOËL 2020 à St Thomas de STRASBOURG
« D’après une chronique du XVe siècle, ‘frère Jean que l’on nomme Tauler, est un amoureux de Dieu et un fervent prédicateur’. Demeuré fidèle à la doctrine spirituelle de Maître Eckhart, Jean Tauler (1300-1361) poursuit l’œuvre de ‘cet admirable maître que certains ont compris à partir du temps alors qu’il parlait à partir de l’éternité’.
Né à Strasbourg vers 1300, Jean Tauler entre au couvent des Dominicains de sa ville natale en 1315. Chargé de la prédication auprès des moniales dominicaines, des béguines et des laïcs, il prêche toujours en moyen haut-allemand et retraduit la théologie de Maître Eckhart avec des métaphores empruntées à la vie quotidienne. Ses sermons portent l’empreinte du mystère de la naissance du Verbe de Dieu dans l’âme. La Gottesgeburt, ‘c’est Dieu qui tous les jours et à toute heure, naît en vérité, spirituellement, par la grâce et l’amour, dans une bonne âme’. Contraint à l’exil, avec ses frères, dont Jean de Dambach (+ 1372) lors de l’Interdit prononcé par le pape Jean XXII sur la ville de Strasbourg, Jean Tauler trouve refuge à Bâle entre 1342 et 1343. Il y rencontre les ‘Amis de Dieu’, un cercle de prêtres, de religieux, de religieuses et de laïcs qui, soucieux de radicalité évangélique suivent les enseignements du prêtre Henri de Nördlingen (1300-1373). De retour à Strasbourg, il aide son disciple Ruhlmann Merswin (1307-1382) à promouvoir le mouvement dans l’Ermitage Saint-Jean de l’Ile verte, sur le site actuel de l’E.N.A. Jean Tauler meurt le 16 juin 1361, au couvent des dominicaines de Saint-Nicolas-aux-Ondes.
Pour honorer sa mémoire, Ruhlman Merswin et les ‘Amis de Dieu’ de Strasbourg font alors réaliser une pierre tombale qui est conservée dans l’église du Temple-Neuf de Strasbourg, sur le site de l’ancien couvent des frères dominicains, le couvent Saint-Barthélémy, détruit en 1870. Cette tombe de grès rose est non seulement un hommage au frère prêcheur et Lebemeister, mais aussi un portrait idéal et symbolique de l’ami de Dieu. La figure du prédicateur est entourée d’une inscription : ‘En l’an du Seigneur 1361, le 16 juin (fête de) Cyr et Juliette, frère Joh. Ta(ule)r’. Debout, revêtu de son habit et de sa chape, le frère dominicain, tel le prophète Jean-Baptiste, désigne l’Agneau de Dieu (Jn 1, 36). Figure du Christ, avec l’étendard de la résurrection, l’Agneau vainqueur est juché sur le plat d’un livre fermé par sept sceaux. Conformément au livre de l’Apocalypse (Ap 6, 1), seul l’Agneau peut ouvrir au sens des Écritures. Sur sa poitrine, Jean Tauler arbore un monogramme. L’inscription JHS et le T, ou Tau, sont des abréviations de Johannes Tauler. Symbole de la Croix, le Tau est aussi le signe dont sont marqués les serviteurs de Dieu (Ap 7, 3). Ce monogramme est surmonté de la couronne de vie donnée à tout témoin « fidèle jusqu’à la mort » (Ap 2, 10). Enfin, sur toute la longueur de la dalle, une colonne, surmontée d’un IN qui précède l’expression XTO IHV, désigne l’ami de Dieu comme une colonne de l’Église fondée dans le Christ Jésus. C’est quasiment une citation dans la pierre, d’un sermon prêché par Jean Tauler pour la fête de la nativité de Jean Baptiste. ‘Ces gens ne goûtent que Dieu et rien d’autre… Ce sont des hommes tout aimables : ils portent le monde entier : ils sont les nobles colonnes du monde. Pour celui qui tiendrait en cet état, quelle délicieuse félicité’.
La postérité de Jean Tauler est considérable. Ses quatre-vingt sermons influencent la doctrine de Martin Luther et le Piétisme luthérien, mais aussi les arts, tels l’œuvre musicale de Jean-Sébastien Bach et l’œuvre peint du paysagiste romantique allemand Caspar-David Friedrich. Traduite en latin, par le jésuite Pierre Canisisus et le chartreux Laurent Surius de Cologne, pour promouvoir une ‘réforme de l’homme intérieur’, son œuvre inspire les mystiques du Carmel espagnol, tels Jean de la Croix et Thérèse d’Avila, ainsi que l’Ecole française de spiritualité, avec notamment le cardinal de Bérulle qui affirme que ‘l’homme est un néant capable de Dieu'.
Sermon pour la fête de Noël
Un enfant nous est né un fils nous a été donné (Is 9, 5).
1. On fête aujourd'hui, dans la sainte chrétienté, une triple naissance où chaque chrétien devrait trouver une jouissance et un bonheur si grands qu'il en soit mis hors de lui-même; il y a de quoi le faire entrer en des transports d'amour, de gratitude et d'allégresse; un homme qui ne sentirait rien de tout cela devrait trembler.
La première et la plus sublime naissance est celle du Fils unique engendré par le Père céleste dans l'essence divine, dans la distinction des personnes. La seconde naissance fêtée aujourd'hui est celle qui s'accomplit par une mère qui dans sa fécondité garda l'absolue pureté de sa virginale chasteté. La troisième est celle par laquelle Dieu, tous les jours et à toute heure, naît en vérité, spirituellement, par la grâce et l'amour, dans une bonne âme. Telles sont les trois naissances qu'on célèbre aujourd'hui par trois messes.
(...)
7. Nous avons jusqu'ici parlé de la première et de la troisième naissance, et de la leçon que nous devons tirer de la première, en vue de la dernière; maintenant nous allons expliquer celle-ci au, moyen de la seconde par laquelle le Fils de Dieu, en cette nuit, est né d'une mère, est devenu notre frère. Il a été, dans l'éternité, engendré sans mère, et dans le temps, sans père. Saint Augustin nous dit : " Marie a été bien plus heureuse de ce que Dieu est né spirituellement en son âme que du fait qu'il est né d'elle selon la chair. " Celui donc qui veut voir cette naissance noble et spirituelle s'accomplir en son âme comme dans l'âme de Marie, doit considérer quelles étaient les dispositions particulières de Marie, elle qui fut mère de Dieu, mère à la fois spirituelle et corporelle. Marie était une vierge, chaste et pure; c'était une jeune femme promise et fiancée; elle se tenait à l'écart et séparée de tout, lorsque l'ange vint à elle. C'est ainsi que doit être une mère spirituelle de cette divine naissance.
Elle doit être une vierge chaste et pure. Si elle s'est parfois égarée du chemin de la pureté, il faut maintenant qu'elle y revienne. Une vierge, c'est une personne extérieurement stérile mais intérieurement très féconde. C'est ainsi que la vierge dont nous parlons doit fermer son coeur aux choses extérieures, avoir peu de. commerce avec elles et porter peu de fruits extérieurement. C'est ainsi que Marie n'avait de soucis que des choses de Dieu. Mais à l'intérieur, il faut que cette vierge porte beaucoup de fruits. " Toute la parure de la fille du Roi vient de l'intérieur ". Une vierge qui veut lui ressembler doit donc vivre dans la retraite ayant toutes ses dispositions habituelles, ses pensées, sa conduite orientées vers l'intérieur. C'est ainsi qu'elle porte beaucoup de fruits, et un fruit splendide, à savoir : Dieu lui-même, le Fils de Dieu qui est et porte en lui toutes choses.
Marie était une jeune femme mariée; c'est ainsi que notre vierge doit être mariée, d'après l'enseignement de saint Paul. Tu dois jeter à fond ta volonté changeante dans la volonté de Dieu qui est immuable, afin qu'elle aide ta faiblesse.
Enfin, de plus, Marie s'était enfermée; de même encore la servante de Dieu doit se tenir enfermée, si elle veut ressentir vraiment en elle cette naissance, s'abstenant non seulement des dispersions temporelles qui paraissent devoir lui apporter quelque dommage, mais même des pratiques purement sensibles des vertus. Elle doit assez souvent faire le silence et le calme en elle-même, s'enfermer en son intérieur, se cacher dans l'esprit pour se soustraire et échapper aux sens, et se faire à elle-même un lieu de silence et de repos intérieur.
8. C'est de ce repos intérieur qu'on chantera dimanche prochain au commencement de la messe : " Dum medium silentium fieret. Alors que l'on était en plein silence, que toutes choses étaient dans le plus grand silence, et que la nuit était au milieu de son cours, c'est alors Seigneur, que de ton trône royal descendit la parole toute-puissante ", le Verbe éternel sortant du coeur de son Père. C'est au milieu du silence, au moment même où toutes les choses sont plongées dans le plus grand silence, où le vrai silence règne, c'est alors qu'on entend en vérité ce Verbe, car si tu veux que Dieu parle, il faut te taire; pour qu'il entre, toutes choses doivent sortir.
Quand notre Seigneur Jésus entra en Égypte, toutes les idoles du pays s'effondrèrent : Tes idoles à toi, c'est tout ce qui empêche cette naissance éternelle de s'accomplir en toi, d'une façon véritable et immédiate, aussi bon et aussi saint que cela paraisse. Notre Seigneur a dit : " Je suis venu apporter un glaive pour trancher tout ce qui tient à l'homme : mère, sœur, frère ". Car ce qui t'est le plus proche, voilà ton ennemi : cette multiplicité d'images, qui cachent en toi le Verbe, et s'étendent sur " lui, empêche cette naissance en toi, sans que pourtant cette paix te soit entièrement enlevée. Cette paix ne peut, il est vrai, toujours régner en toi. Mais c'est par elle, pourtant, que tu deviendras mère spirituelle de cette naissance. Une telle mère doit souvent établir en elle ce plein silence, afin de s'habituer à le faire; l'habitude lui en donnera une certaine maîtrise, car ce qui n'est rien pour un homme exercé, paraît tout à fait impossible au novice inexercé. C'est en effet l'habitude qui donne la maîtrise.
Puisse donc chacun de nous donner place en lui à cette noble naissance, afin de devenir une vraie mère spirituelle. Que Dieu nous y aide ! Amen.
Extrait de l'édition française de référence des œuvres de Jean Tauler, Éditions du Cerf, coll. Sagesse Chrétienne.
Matthieu Denni
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