Samedi 26 novembre 2022
John Milton 1608 – 1614
Perdu et retrouvé
Tout comme celle de Shakespeare dans les pays anglophones, et donc pour plus d’un milliard de personnes, l’œuvre de Milton n’a rien d’un objet culturel extérieur ou d’un outil occasionnel, mais elle est intégrée à l’existence et à l’éducation de chacun, car chacun a grandi avec elle : l’Anglais ou l’Américain en est imprégné, et elle est citée aussi bien par les chercheurs les plus distingués que par les films les plus populaires.
En France cette popularité incomparable se répandit très vite : le XVIIIe siècle compte au moins six traductions du plus célèbre ouvrage de Milton : Le Paradis perdu. Et une première traduction en vers paraît en 1755 qui est l’ouvrage de Louis Racine, fils de l’auteur d’Andromaque et lui-même brillant poète religieux. Un siècle plus tard, en 1836, c’est Chateaubriand qui offre une belle traduction, en prose, dont on ne sortira plus et qui représente aujourd’hui la quasi-totalité des éditions. Le temps des traductions semblant s’être arrêté après Chateaubriand, dont il est difficile de présenter le texte, indiscutablement remarquable mais souvent très libre, en regard de l’original, il était important de pouvoir donner au public The Paradise Lost dans une édition bilingue de référence, annotée, et qui éclaire les symboles de cette épopée sacrée.
Ce grand livre sur le Paradis est une épopée sacrée dans laquelle Milton a mis toute sa propre vie – sa pensée religieuse bien sûr, ses recherches philosophiques, mais aussi les questions agitées par les nombreux troubles théologico-politiques de son temps. Né à Londres dans une famille où se mêlent cellulairement tous les conflits religieux de l’époque – son père est fils de catholique mais lui-même anglican, sa mère est pieuse et, acceptant l’ordre établi, ne dit pas mot – Milton envisage tour à tour toutes les confessions offertes par l’hérésie, puis regarde vers le courant républicain individualiste des Puritains sans cependant y adhérer, ne prenant finalement part à aucune querelle. Il préfère écrire des poèmes qui, admirablement hardis, s’imposent comme les plus novateurs et les plus classiques. Un temps destiné aux ordres religieux par son éducation et ses études à Cambridge, il n’en fait rien, et se met au travail en diverses directions. Une idée le hante depuis très tôt, qu’il nourrit en publiant et essayant plusieurs ouvrages différents : celle d’un grand poème biblique sur la chute de l’homme. Il mettra sa vie à l’écrire, et sa vie le remplira également.
À cet égard la contribution de Milton à l’existence de la cité, c’est-à-dire à la vie théologico-politique de son temps, apparaît entre 1640 et 1660 dans une série de pamphlets d’une violence considérable et auxquels il est difficile d’attribuer une doctrine précisément dogmatique. Sa santé fragile le laisse cependant loin des implications inutiles et de l’action. Il écrit. Ses yeux le font souffrir depuis l’enfance, et sa tête : entre la sévérité de ses migraines et la faiblesse de ses yeux, il perd progressivement la vue, et il est complètement aveugle à 40 ans. Il dictera ainsi ses chefs-d’œuvre, ses drames religieux et ses épopées bibliques dont il ne verra jamais les pages. L’image s’est vite imposée à la fierté du peuple anglais, de cette œuvre aux ambitions folles et que dicte à ses trois filles un vieillard aveugle qu’avait condamné à la réclusion l’hostilité du roi Charles II… L’occasion était trop belle : l’Angleterre tenait son Homère. Si la comparaison est hasardeuse, elle effleure toutefois de l’œuvre quelques vérités profondes. Rétif en effet à toute hérésie précise, ni anglican, ni protestant, ni calviniste, et ne parvenant pas à établir son épopée sacrée exactement au sein de la pensée catholique, Milton est un poète dont l’agitation et la quête personnelle cherchent expression : son propos apparaît alors comme celui d’un païen profondément insatisfait et usant des symboles chrétiens dans l’espoir d’être un jour incorporé au Sens que ceux-ci désignent. D’un point de vue théologal, il faut dire que Milton vit de l’espérance et non de la foi, créant l’expression originale d’un déchirement et d’un déséquilibre qui sont la condition humaine, sans cesse espérante et constamment frivole : à cet état naturel Milton donne une dimension surnaturelle dans le drame de quoi il cherche à préciser pour lui-même la révélation. Son grand poème du Paradis, qu’il soit perdu ou reconquis, met ainsi en scène de manière très originale les figures bibliques de la Genèse et des Évangiles (Dieu, la Trinité, Jésus, Adam, Ève, Satan, l’Archange Raphaël, l’Archange Gabriel, la Vierge Marie). Milton ne produit pas un commentaire de la Bible ou un poème didactique, mais donne les visages des Écritures Saintes aux questions qui le hantent et qui n’ont pas de solutions à ses yeux meurtris : le paganisme de la raison et l’agnosticisme du cœur sont ici humblement introduits au cœur de la langue de Dieu dans l’espoir d’être finalement absorbés par le Verbe et reconquis par le Paradis émanant de lui – le Paradis que rend possible la Miséricorde, dit-il.
Du Paradis perdu au Paradis reconquis, c’est donc le drame ontologique entier de l’humanité qui se déploie concrètement, en des formules puissantes et terribles : Milton dépeint la chute de Lucifer, et bien avant que Gœthe ne fasse peinture de Méphisto, il décrit en détail la psychologie meurtrière de celui qui a juré la perte de l’humanité, il décrit l’envie infernale de l’ange déchu et la guerre qu’il déclare à l’homme avant même que l’homme ne soit créé, puis il fait récit de cette guerre, du combat d’Adam, de la protection de Dieu, de la chute évidemment, de la solitude de l’homme et de la femme, de la beauté de la femme, de l’aspiration au salut, des dialogues de l’homme avec Dieu, et du plan de Salut que le Dieu Trinité a conçu pour l’homme – l’Incarnation du Fils et les trois tentations au désert, le Règne du Christ et la précipitation de l’ennemi aux enfers, la récapitulation de toutes choses, par la Miséricorde du Fils, dans le Nom sacré de « Celui Qui Est », et c’est le poème du Paradis reconquis. Dans ce majestueux foisonnement du Paradis perdu et reconquis, un centre unit tous les aspects du monde, quel que soit l’abondance du drame, et c’est la surabondance que Milton manifeste de la présence de Dieu autour de qui il a cherché le visage qu’en son propre cœur l’homme défigure de soi.
La phrase du poète est majestueuse et profondément latine : elle est d’un art que l’Antiquité imprègne autant que la Bible. C’est dans cet humanisme si caractéristique qu’à travers cet homme mystérieux et ce diptyque puissant, la littérature anglaise hérite de la Renaissance malgré la Réforme et construit son classicisme après Shakespeare. Surabondant et concentrique, le style et la pensée de Milton sont à eux seuls ce qu’étouffée par les conséquences de la Réforme, l’Angleterre du XVIIe siècle met à profit de la Renaissance. Et c’est la difficile liberté de Milton dans un pays que la Réforme hante, qui nourrira les visions hallucinées d’un William Blake, ou la révolution poétique de ce jeune Byron qui semble avoir voulu vivre comme s’il était un greffon du chef-d’œuvre de l’aède aveugle anglais.
Matthieu Denni
Pour aller plus loin :
"Hear my Prayer" de Purcell - Concert à l'église de Thiré - 2014
[RARE] John MILTON – Une Vie, une Œuvre : 1608-1674 (France Culture, 1992)
La peste de Londres en 1665 | L'Histoire nous le dira #99
Adversity and Ritual in 17th-Century London with Dr Margarette Lincoln
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire