Samedi 15 octobre 2022
Anna Akhmatova 1889 – 1966
Requiem
Il
est dur d'être poète. Mais pour elle, c'était encore plus dur.
Certes, il y avait sa jeunesse de Tsarkoïé Sélo, ce Versailles
russe, raffiné, facile, subtil et brumeux, tout près de la
Baltique, si différente de la mer Noire, au bord de laquelle elle
était née. Certes, il y avait ses premières rencontres et amitiés
avec des poètes de la Belle Époque, il y avait ses premières
amours, et aussi ses premières plaquettes de poèmes : tendres,
lyriques, mystérieux, un peu pouchkiniens, mais déjà très
personnels, couverts d'un léger voile de deuils à venir. La Grande
Guerre approchait. En
une heure de temps, nous avons vieilli de cent ans,
écrit-elle le 1er août 1914, jour où l'Allemagne déclarait la
guerre à la Russie. Ainsi donc, cette poétesse, d'inspiration
sentimentale, appelée, apparemment, à ne chanter que les
imperceptibles mouvements de l'âme féminine, la nature, l'amour et
la nostalgie d'un bonheur toujours fuyant, est confrontée avec la
terrible réalité. Et cette réalité terrible (qui est peut-être
l'essence même du XXe siècle) est entrée au plus profond de son
cœur de femme et de poétesse. Elle ne s'en délivrera plus jamais.
Il est sans doute étrange, pour un observateur occidental, de voir
cette femme de vingt-cinq ans, belle et séduisante, la
préférée de ses amis,
comme elle le dit elle-même, la
gaie pécheresse de Tsarskoïé Sélo,
faite pour des plaisirs mondains, pour des amours et aussi pour la
gloire littéraire (déjà presque acquise), échapper à toutes ces
contingences pour assumer un tout autre destin... qui était bien le
sien. Il est permis de croire que c'était la souffrance de son
peuple qui ait opéré ce changement en elle. Mais le terrain s'y est
prêté. Profondément enracinée dans la réalité matérielle et
spirituelle russe, elle se sentira désormais solidaire du destin des
autres et de tout ce qui se déroulera autour d'elle. En 1916, elle
compose ces deux vers qui définissent sa nature profonde :
Et
la conscience de plus en plus terrible
Sévit. Elle exige un
énorme tribut.
Cette
conscience terrible, qu'elle a hérité du meilleur de
l'intelligentsia russe du XIXe siècle, lui dictera le chemin à
suivre, aussi bien dans sa vie que dans sa poésie. Quand la
révolution d'Octobre éclate, ses amis se dispersent, ou se terrent,
ou se rallient, avec ou sans conviction, au nouveau régime, ou
passent à l'étranger (il était alors si facile, si tentant de
partir !). Anna Akhmatova, elle, reste, hausse ses épaules
(couvertes de son légendaire châle parsemé de roses écarlates) et
écrit :
J'ai
entendu une voix consolante
Qui me disait : viens, viens
ici,
Quitte ton pays sauvage, coupable,
À tout jamais quitte
la Russie.
Je laverai le sang de tes mains,
Et la honte de ton
cœur, j'arracherai.
D'un nom nouveau je te couvrirai
Et tes
défaites et tes offenses.
Mais, indifférente et sereine,
J'ai
bouché mes oreilles de mes mains,
Pour empêcher ses paroles
indignes
De souiller mon âme affligée.
Son
destin ainsi réaffirmé, les événements suivent leur cours
inexorable. En 1921, son premier mari, Nicolas Goumilev, est fusillé
pour activités anti-soviétiques. Après son exécution, Akhmatova
est contrainte de se taire pendant presque vingt ans. À l'exception
de quelques études sur Pouchkine et de quelques traductions, elle ne
peut pratiquement rien publier. En 1938, en pleine Iéjovchtchina, on
arrête son fils unique, Lev Goumilev, sans doute parce qu'il portait
le nom de son père. Commencent alors, pour Akhmatova, des semaines,
des mois, des années de cauchemar, dont son Requiem
porte les stigmates. Mais elle se ressaisit. En 1940, elle réussit à
publier un choix de ses anciens poèmes, ainsi qu'une suite de textes
inédits. La Seconde Guerre mondiale la surprend à Léningrad, sa
ville préférée, ville affamée, assiégée, bombardée jour et
nuit. Elle y demeure, calme et courageuse, en décrivant dans ses
poèmes de guerre la profonde détresse du peuple russe, ainsi que sa
force de résistance. Évacuée à Tachkent, elle continue à
partager l'épopée de son peuple. De cette époque désespérée,
nous avons d'elle un poème plein de lumière et de puissance,
L'Offensive
(1942), présage d'une victoire lointaine, mais certaine. Ses poèmes
patriotiques ont alors un immense retentissement en Russie
combattante.La victoire, si chèrement acquise, vient enfin. Mais en
1946 s'installe en U.R.S.S. la Jdanovchtchina, avec de nouvelles
persécutions. On passe au crible la poésie d'Akhmatova. On y
découvre un certain occidentalisme, étranger à l'esprit
soviétique . On la chasse de l'Union des écrivains
soviétiques, ce qui la prive pratiquement du droit de publier ses
livres. En 1956, son fils, après une détention de presque vingt
ans, est enfin libéré, à la suite d'interminables démarches de sa
mère. Mais la conscience d'Akhmatova, sa
terrible conscience,
n'est point apaisée, loin de là. Elle continue à sévir,
elle exige son dû, elle exige toujours cet énorme tribut prédit et
décrit dès l'année 1916. Elle sent qu'il appartient à tout le
peuple russe, au
peuple de cent millions d'âmes,
de crier sa détresse, par sa bouche à elle, Anna Akhmatova. C'est
cela son destin, c'est cela son Requiem,
poème unique dans l'histoire russe, poème épique d'un grand peuple
martyr.
Pour aller plus loin :
Prokofiev - Piano sonata n°9 - Richter Prague 1956 :
Shostakovich - Symphony No 15 in A major, Op 141 - Haitink
[RARE] Anna AKHMATOVA – Une Vie, une Œuvre : 1889-1966 (France Culture, 1990)
Les Prisons Russes
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