Rainer Maria Rilke 1875 – 1926
ou la patrie spirituelle
Que ce soit le chant d'une lampe ou bien la voix de la tempête, que ce soit le souffle du soir ou le gémissement de la mer, qui t'environne - toujours veille derrière toi une ample mélodie, tissée de mille voix, dans laquelle ton solo n'a sa place que de temps à autre. Savoir à quel moment c'est à toi d'attaquer, voilà le secret de ta solitude : tout comme l'art du vrai commerce c'est : de la hauteur des mots se laisser choir dans la mélodie une et commune
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Gabriel Fauré Cello Sonata No. 2 In G Minor Op. 117
Fauré : Quintette n°1 pour piano et quatuor à cordes en ré mineur op 89
Rainer Maria Rilke (1875-1926), l'Ouvert et la métamorphose – Une vie, une œuvre [2009]
Rainer maria rilke – l’exil helvète ou le passage d’un poète (documentaire, 1975)
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Nous sommes marqués par l’idée que la poésie est un genre littéraire. Les poètes dans l’écoute d’Orphée et dans l’écoute de la parole, nous ouvrent un champ possible. Mais avec la poésie, il se passe quelque chose de spécifique car elle n’est pas qu’un genre littéraire. Elle est parole originaire, non fabriquée, nous arrivant directement. Elle est parole s’adressant à nous intimement et non parole universelle. Elle est parole répondant à la question la plus centrale pour chaque être humain. Je viens d’où ? Dans quelle généalogie je me situe ? La poésie nous dit ce qu’est être humain mais elle le dit d’une manière très immédiate, tellement immédiate que nous sommes désarçonnés parce que cela court-circuite la pensée conceptuelle et nous pose quelque part. C’est analogiquement au poème que l’on peut parler d’une situation poétique.
L’histoire de l’humanité est une certaine forme de poème. Il faut faire le lien avec la poésie au sens très « large » du terme comme avec celle que l’on retrouve dans chaque peuple et avec la poésie au sens « étroit » du terme comme cette parole très singulière d’Orphée née en Grèce et qui se distingue très clairement du religieux parce qu’elle est d’abord parole du chant. Rilke est vraiment poète en ce sens-là. C’est d’abord dans la parole que se déploie l’expérience poétique en lui donnant une grande rigueur. Nous ne sommes plus dans les rapports étroits où nous enfermons les choses comme des chasseurs de papillons.
La correspondance de Rilke, qui fut aussi le secrétaire d’Auguste Rodin, avec Marina Tsvetaieva nous est, en effet, incompréhensible si nous ne nous immergeons pas dans le monde poétique où explosent tous nos points de repère. Dans Ion, ce dialogue de Platon, l’élément frappant est que son thème évoque l’inspiration venant du dieu au poète, du rhapsode, lecteur du poème à l’auditeur. Tous ont le même rapport à la poésie. Il n’y a pas un rapport moindre du lecteur du poème, du rhapsode, à celui des poètes. Pour nous, c’est tout à fait choquant parce que le poète est le créateur voulant s’exprimer et qui serait frustré s’il ne le pouvait pas. Platon dit que la poésie est un état de présence complètement incandescent ; si vous lisez un poème, vous êtes pleinement en rapport avec la poésie, ce qui ne veut pas dire qu’on y soit à chaque fois. Il y a une manière de se disposer par rapport au poème qui est de votre responsabilité mais vous pouvez apprendre à entrer dans ce rapport crucial à la poésie, en prenant du temps.
Pour Marina Tsvetaieva, poétesse russe et amie de Rilke, il « est aussi nécessaire que le prêtre sur le champ de bataille » car « par son opposition », il est un « contrepoison à notre temps » et « ne pouvait naître qu’en son sein ». Le poète est le contrepoison du temps. Le poète, parce qu’il est sans consolation, parce qu’il traverse l’enfer, réussit à voir par où on s’en libère et si nous voulons sortir de la dévastation, nous devons écouter les poètes. Ils vont parler à partir de la dévastation pour nous monter vers le vivant. La poésie est la seule espérance parce qu’elle est seule à pouvoir discerner la vérité de notre temps. Grandement, amplement il faut écouter la poésie, elle est le vrai de la vie. Ce qui est proprement terrible, c’est qu’on ne peut convaincre quelqu’un, soit il entend soit il n’entend pas ! Marina Tsvetaieva ajoute que « Rilke fait exception, lui seul est à la fois sublime et très grand mais c’est un poète dont le sublime exceptionnel n’exclut rien, c’est comme si en faisant don d’une seule chose aux autres poètes de l’esprit, Dieu leur avait ôté toutes les autres mais les avait laissées à lui en prime ».
Edmond Jaloux, critique et romancier ayant beaucoup œuvré à la diffusion de la poésie de Rilke nous rappelle ses premiers contacts avec lui. « Quand j’ai commencé de causer avec lui, il me sembla que c’était la première fois que je parlais avec un poète, je veux dire que les autres poètes que j’avais approché, si grands qu’ils fussent, n’étaient cependant poètes que par l’esprit, par leur travail ils vivaient dans le même monde que moi, avec les mêmes êtres ; à mesure que Rilke discourait, je m’évadais de l’enfer du logique, du labyrinthe du possible ; avec lui j’échappais à ces méandres sans but, j’aboutissais quelque part ».
La princesse autrichienne Marie Von Thurn und Taxis, admiratrice et mécène des quinze dernières années de la vie de Rilke, rapporta ultérieurement qu’elle n’avait « jamais joui d’un voyage quelconque lorsqu’elle eut la chance de voyager avec Serafico [surnom qu’elle lui avait donné] non seulement il voyait tout mais sa perception restait toujours étrange, absolument différente du commun des mortels ; cela vous ôtait parfois la respiration, mais on ne savait pas ce qu’on devait le plus admirer : la vision matérielle du poète ou sa vision intérieure »… le miracle que Rilke présente à nos yeux, c’est de ne point avoir à s’évader pour rejoindre la poésie la plus pure, ni d’affubler les choses de masques poétiques pour les faire entrer dans de plus vastes courants. Toute chose passant à travers son âme en rend l’écho sonore, y prend l’infinie précision qui est la sienne, tout événement jusqu’au plus quotidien, jusqu’au plus humble et que d’autres ne qualifieraient d’aucun regard se met à vibrer par sa voix.
« Est-il possible qu’on n’ait encore rien vu, reconnu et dit de vivant, est-il possible qu’on ait eu des millénaires pour observer, réfléchir et écrire et qu’on ait laissé passer ce millénaire comme une récréation pendant laquelle on mange sa tartine et une pomme ? Oui, c’est possible.
Est-il possible que malgré invention et progrès, malgré la culture, la religion et la connaissance de l’univers l’on soit resté à la surface de la vie ? Est-il possible que l’on ait même recouvert cette surface qui après tout eu encore été quelque chose, qu’on l’ait recouverte d’une étoffe indiciblement ennuyeuse qui la fait ressembler à des meubles de salon pendant les vacances d’été ? Oui, c’est possible.
Est-il possible que l’histoire de l’univers ait été mal comprise, est il possible que l’image du passé soit fausse parce que l’on a toujours parlé de ces foules comme si l’on ne racontait jamais que des réunions d’hommes au lieu de parler de celui autour de qui ils s’assemblaient parce qu’il était étranger et mourant ? Oui, c’est possible.
Est-il possible que nous croyons devoir rattraper ce qui est arrivé avant que nous soyons nés ? Oui, c’est possible.
Est-il possible qu’il faille rappeler à tous l’un après l’autre qu’ils sont nés des anciens, qu’ils contiennent par conséquent ce passé et qu’ils n’ont rien à apprendre d’autres hommes qui prétendent posséder une connaissance meilleure ou différente ? Oui, c’est possible.
Est-il possible que tous ces gens connaissent parfaitement un passé qui n’a jamais existé ? Oui, c’est possible.
Est-il possible que toutes les réalités ne soient rien pour eux, que leur vie se déroule et ne soit attachée à rien comme une montre oubliée dans une chambre vide ? Oui, c’est possible.
Est-il possible que l’on ne sache rien de toutes les jeunes filles qui vivent cependant ? Oui, c’est possible.
Est-il possible que l’on dise les femmes, les enfants, les garçons et que l’on ne se doute pas malgré toute sa culture, que l’on ne se doute pas que tous ces mots depuis longtemps n’ont plus de pluriel mais n’ont qu’infiniment de singulier ? Oui, c’est possible.
Est il possible qu’il y ait des gens qui disent Dieu et pensent que ce soit un être qui leur est commun ? Oui, c’est possible.
Vois ces deux écoliers, l’un s’achète un couteau de poche et son voisin, le même jour, s’en achète un identique et après une semaine, ils se montrent leurs couteaux et il apparaît qu’il n’y a plus entre les deux qu’une lointaine ressemblance tant a été différent le sort des deux couteaux dans des mains différentes ? Oui, dit la mère de l’un s’il faut que vous eussiez toujours tout et encore est-il possible que l’on croit posséder un dieu sans l’user ? Oui, c’est possible ».
Mais si tout est possible, si tout cela n’a même qu’un semblant de possibilité, mais alors il faudrait pour l’amour de tout au monde, il faudrait que quelque chose arriva.
Dans son poème Dieu au moyen âge. Deuxième livre du pèlerinage, « l’église qui enferme Dieu comme une bête prisonnière et malade » enferme l’immensité de Dieu et après l’avoir enfermé, ils sont malheureux parce que c’est tout à fait étroit.
Dans La lettre du jeune travailleur, « de tout ce qui est chrétien, ils ont fait un métier, une occupation bourgeoise ».
Dans une lettre, « sachez que m’est insensible ou indifférente toute piété qui n’invente pas, qui répète, qui s’accommode de ce qui est à grand renfort d’espérance ou de résignation. La relation à Dieu suppose comme je la comprends une productivité, même une sorte de génie inventif que je dirais au moins à usage privé même s’il ne convient pas autrui, un génie que je puis imaginer poussé au point que l’on n’arrive plus à comprendre le sens du mot dieu même en se le faisant répéter dix fois rien que pour le redécouvrir à neuf, quelque part à son origine, à sa source ».
C’est-à-dire développer une forme d’héroïsme et Rilke a médité une forme d’héroïsme. Une vie qui n’est pas héroïque, ce que seule permet la poésie n’est pas une vie qui s’accomplit. Pour Rilke, l’héroïsme c’est de dire oui à l’entièreté de la vie, c’est un travail immense, dire oui aux ombres comme aux lumières, à la confusion comme à la sagesse. Toute sa vie, Rilke a tenté d’apprendre à dire oui. Comment fait-on pour dire oui à l’entièreté de la vie et ne plus se plaindre de rien ?Dire oui au monde est une ambition bien plus haute que le stoïcisme.
Pour ce faire, la première chose est de ne pas fuir les épreuves. Quand on a une difficulté, quand quelque chose se fige en nous, c’est le moment d’un plus grand réveil. En terme rilkien, c’est être toujours prêt à la métamorphose.
Pour Rilke, le défaut majeur c’est la façon dont nous nous figeons, nous nous cramponnons et du coup, nous empêchons le mouvement de métamorphose. Notre confusion est le lieu d’une possible métamorphose. La vie est métamorphose. Tous les dragons de notre vie sont peut être des princesses qui attendent de nous voir bons et courageux. La plupart des êtres passent à côté de leur existence. Il nous faut entrer dans le péril ouvert trop terrifiant mais imploré. Il faut travailler ardemment à laisser la vie nous métamorphoser.
La peur est le seul espace de naissance du courage authentique. Le vrai obstacle c’est d’avoir peur de la peur. L’espace de métamorphose, c’est la peur. La peur n’est pas ce qui empêche d’être là. La peur n’est pas ce qui m’empêche d’être le chevalier qui rentre dans le péril ouvert mais la seule possibilité d’y rentrer. Si le chevalier voulait obtenir la récompense de la princesse, il ne serait plus dans le péril ouvert dans la nudité même de la peur. C’est la nudité de la peur qui nous rend dignes, nous ne pouvons être des êtres humains que dans l’absolue fragilité, l’espace de réalisation véritable. Cela demande juste un mouvement d’amitié envers soi-même. C’est le contraire du langage habituel. Ne pas avoir peur d’être vulnérable. La dévastation, c’est n’avoir plus le droit d’être vulnérable, de devoir être toujours un peu plus efficace. Le chevalier, c’est celui qui ne se défend pas contre le monde mais qui reste dans le péril ouvert trop terrifiant mais imploré.
L’attitude habituelle : c’est le monde qui nous agresse, le monde ne nous comprend pas, c’est le monde qui est ingrat. L’attitude bouddhiste est de dire, mais en quoi cela est aussi voix intérieure ? En quoi cela me regarde aussi ? En quoi ce que je perçois comme le monde m’attaquant est aussi quelque chose qui me regarde ? Quand le monde nous attaque, c’est un dragon qui demande à être reconnu comme une princesse, au lieu de nous crisper dans une bataille incessante contre le monde ; c’est là que le monde extérieur et le monde intérieur se rejoignent en permanence. Il faut voir leur jeu constant. C’est une erreur de vouloir tout intérioriser, c’est une attitude trop psychologisante mais c’est mieux que de voir toutes les choses extérieures et de voir la résonance que cela a en nous.
Ce que nous vivons dans le monde c’est aussi Notre propre esprit, notre propre cœur, notre propre être.
Matthieu Denni pour Saint-Étienne Réunion
Pour aller plus loin :
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