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Il Canzionere: 17th century music to poems by Petrarch. La Fenice, Tubéry
PÉTRARQUE (1304-1374) – Une vie, une œuvre [2004]
Florence, cité mythique
Le renouveau de la poésie latine du bas Moyen Âge a lieu durant les deux premières décennies du XIVe siècle, à Trieste, Padoue, Bologne et Ravenne. À Padoue c’est un groupe de juristes et de notaires (Lovato Lovati et Albertino Mussato) qui s’attachent à la rénovation de la langue. Ils redécouvrent les élégies de Catulle, les épodes d’Horace, les dialogues de Tite-Live. L’historien et homme d’État Mussato déterre notamment les tragédies de Sénèque. Il écrit L’Ecerinis et Historia Augusta, ce qui lui vaudra d’être couronné poète en 1315. C’est à cette même période que la poésie vernaculaire (héritière de l’amour courtois des provençaux) apparaît en Sicile avec une thématique romantique et amoureuse.
Les fragments en langue vulgaire renvoient à un recueil hétérogène de textes lyriques représentant la quête vers une unité intérieure retrouvée. Pétrarque rédige ses 366 poèmes à la manière d’un journal faisant principalement ressortir la forme du sonnet (on trouve aussi des chansons, des sextines, des ballades et des madrigaux). C’est son amour et muse, Laure de Sade (1310-1348), qui établi ses textes et qui écrira, par la suite, une biographie du poète. Paradoxalement, Pétrarque considérait son Canzoniere comme une œuvre de jeunesse, alors qu’il ne cessera de la remanier, de l’arranger et la corriger jusqu’à sa mort en 1374. Ses sonnets procurent un effet de réel, l’impression d’une progression chronologique à travers les rencontres, les fêtes, les retrouvailles. Là où certains textes sont d’inspirations satiriques (les chants CXXXVI et CXXXVIII), traitent de la mort, chargés d’éléments érotiques (chanson XXIII) ou de phénomènes hallucinatoire (chanson CXXIX), les trois sonnets suivants relatent les soubresauts politiques de l’Italie médiévale.
Le sonnet XXVIII relate les guerres des croisades, l’affrontement du roi de France contre les armées turques et arabes. À cette époque, tous les peuples chrétiens, dont les Allemands, sont sous la direction du roi. La chrétienté toute entière semble se mouvoir vers l’Orient, vers Jérusalem, vers le Salut : « Quiconque habite au pied de la montagne / Au bord de la Garonne, entre le Rhin, / Le Rhône et la mer, s’en va en croisade, / […] Partout où retentit le dogme / Des Très Saintes Écritures, en / Mille langues, mille armes et coutumes, / Se sont employés à cette entreprise. »
Bien que plus prudente et pieuse qu’autrefois, la politique de Rome demeure belliqueuse en souhaitant venger les offenses faites au Christ : « Or le bon roi qui gouverne le ciel / Du lieu sacré où il fut mis en croix / Tourne ses regards par grâce reçue : / Ainsi en son cœur, il inspire en Charles / Une vengeance dont le retard nuit / Car toute l’Europe attend cet instant, / Ainsi vient au secours de son épouse, / Celui dont la seule voix fait trembler / Babylone en éveillant son angoisse. »
Pour Pétrarque, l’Italie doit dépasser l’état d’asservissement et de décadence dans lequel elle est maintenue depuis trop longtemps : « Mais maintenant, c’est par reconnaissance / Et par piété, non par esprit guerrier, / Envers le fils glorieux de Notre-Dame, / Qu’on vengera les coups blasphématoires. / Qu’espère donc cette armée ennemie, / Avec ses bras humains et trop humains / Face à l’armée que commande le Christ ? »
Ce sonnet est adressé à l’écrivain et politicien Bosone de Gubbio mais l’on suppose qu’il était en réalité adressé à l’homme d’État Cola de Rienzo (auquel Wagner, des siècles plus tard, dédira un opéra) dont Pétrarque louait les qualités oratoires.
Dans le sonnet LIII l’Italie est décrite sous les atours d’une vieille femme à la belle chevelure et Pétrarque l’exhorte à reprendre force et courage : « Mais ce n’est pas sans fatalité que / Notre capitale Rome est confiée / À tes bras qui sauront la relever. »
Toute la misère de son pays natal est dévoilée à travers des images brutales de cris et de larmes : « Les pleureuses, le peuple désarmé / Des enfants et les vieillards épuisés, / Qui exècrent ce qui leur reste à vivre, / Et les moinillons noirs, beiges et blancs, / La tribu des éclopés, des malades / Crient : »Ô Seigneur ! Notre Seigneur ! À l’aide ! » »
La métaphore architecturale de la décadence (délabrement des édifices) fait écho à la métaphore corporelle de la renaissance : il faut rétablir le corps vieillissant (l’Italie) en relevant la tête (Rome). La capitale est davantage un idéal historique qu’une réalité géographique, les ruines évoquant sa grandeur antique. Pétraque s’adresse ici au lecteur en lui attribuant la puissance d’action et la volonté d’agir : « Si le peuple romain / Devait enfin penser à son honneur / Pour moi, c’est à toi que cela revient. / Les vieux murs que le monde craint et aime, / Qui le font trembler quand il se souvient / Du temps passé et se tourne vers lui : / Les tombes qui renferment les dépouilles / De ceux qui recueilleront tant de gloire, / À moins qu’avant l’univers ne se perde. »
Quant au sonnet CXXVIII, écrit en 1344 après la guerre de Parme, il déplore les guerres fratricides d’Italie du Nord et du Centre, que dévastent les mercenaires allemands : « La Nature a pour nous bien fait les choses / Dressant l’écran des Alpes / Entre la rage des Germains et nous. / Mais le désir aveugle, au bien contraire, / S’est ainsi démené / Qu’il a donné la gale à un corps sain. »
Partant, Pétrarque s’adresse à Dieu pour que la vérité soit transmise à la multitude par sa langue : « Maître du ciel, je prie / Que la pitié qui t’a conduit sur terre / T’amènes à ton cher pays nourricier. / Vois quelle guerre est née / De quel motifs légers, Seigneur courtois, / Ouvre, Père, les cœurs / Que Mars a refermés / Dans son farouche orgueil, libère-les. / Fais qu’ils puissent entendre / La vérité de ma modeste bouche. »
Le positionnement moral est ici très marqué. Sa poésie devient élégiaque lorsqu’il parle de l’Italie comme une terre perdue. Il élabore une complainte de l’exil, de la nostalgie d’un âge d’or qu’il n’a pas connu mais dont il ressent le manque : « C’est bien le sol que j’ai d’abord touché ? / Et n’est-ce pas le nid / Où j’ai été nourri avec douceur ? / Et c’est bien la patrie en qui j’ai cru, / Mère bonne et pieuse, / Où mes deux parents sont ensevelis ? »
La première et la troisième chanson ici retenues sont construites dans un double rapport d’opposition et de rapprochement dans un contexte de corruption progressive du pays : concorde des nations européennes face à la division interne de l’Italie ; guerre sainte contre guerres intestines ; contrition et délivrance face à l’incertitude de l’exil terrestre. En revanche, la dimension nationaliste n’est ni originale ni centrale dans l’œuvre de Pétrarque.
Pétrarque déplore la condition d’une Italie indigne de sa vocation antique. Si l’Italie n’est plus généreuse qu’elle fasse au moins preuve de lucidité et d’obéissance. Dans la chanson CXXVIII Pétrarque use d’antithèses pour marquer ce qu’il considère comme un scandale : « Noble sang des Romains / Écarte de toi ces vils mercenaires. / Et ne vénère pas / D’aussi fausses valeurs. / Car se laisser vaincre par ses Barbares / Par la ruse n’est pas / Chose naturelle, mais c’est notre faute. »
Il fait appel à la conversion : la cause du malheur c’est le mépris du proche, du voisin et non la férocité des Allemands. Il veut rappeler les latins à leur fraternité. Il exhorte à la paix : « C’est nue et solitaire / Que l’âme arrive au carrefour douteux. / Veuillez, avant ce port, / Déposez votre haine et le mépris, / Des vents contraires à la vie sereine. / Et ce temps dépensé / À nuire à autrui, convertissez-le / En une action plus digne, / Une pensée, un chant / De louange, en quelque honnête travail. / Ici-bas, vous aurez / Un avant-goût du chemin vers le ciel. »
La figure de la rédemption est présente dans la chanson XXVIII avec l’évocation des thèmes de la piété et de l’obéissance (« Les prières de dévotion, d’amour / Et les larmes saintes des mortels ont / Peut-être touché la pitié sublime »). Chaque strophe est un élan vers Jérusalem, une force motrice.
Dans la chanson LIII tout semble reposer sur la vertu d’un seul, symbolisé par le lecteur italien (« Je place en toi toute mon espérance ». L’Italie est métaphorisée comme une dépouille à qui il convient de donner un second souffle de vie, soit une manière de dialoguer avec les âmes immortelles : « La noble dame en pleure, elle t’appelle / Afin que tu extirpes ce chiendent / Incapable de donner nulle fleur. / Et voilà plus de mille ans à présent / Que lui font défaut les âmes gracieuses / Qui l’avaient mise où elle se trouvait. / Ah peuple usurpateur, cinglant, privé / Privé de respect envers une telle mère ! / Mais de toi en revanche / On attend l’aide d’un époux, d’un père / Car l’autre Père, le saint, vaque ailleurs… »
Notons, que ces textes sont très lyriques et d’inspiration amoureuse. L’amour est explicitement présent à travers la charité, l’amour même du poète, l’amour de la mère, des parents. L’expression du sentiment amoureux se fait avec l’expression des contradictions de l’âme. Le sort de l’amant est ressenti comme un exil terrestre négatif. Pétrarque met en garde quant au parcours sur Terre qui peut conduire à la perte du voyage céleste. Cette poésie politique est la poésie des souffrances du poète, avec une évocation discrète de son propre travail littéraire. Il mêle ainsi la figure du moi et l’effort de réconciliation.
Si ces trois sonnets ont une vertu politique ce n’est pas en fonction d’un programme politique, malgré des éléments d’analyse politique très concrets ancrés dans le temps de Pétrarque. Cette vertu n’est pas utopique mais davantage à considérer comme un appel à la lucidité, d’où une dramatisation politique du jeu lyrique. En somme, cet amour de l’Italie n’est pas seulement la revendication d’une possession et d’une jouissance de la terre latine mais il traduit aussi la quête de la patrie et du Salut de l’âme (le pèlerinage terrestre).
Pour aller plus loin :
https://www.youtube.com/watch?v=dcxbssG_VAg
https://www.youtube.com/watch?v=8ZBLU1576F0
https://www.youtube.com/watch?v=OXX9tgKoooM
Quand
d'une aube d'amour mon âme se colore,
Quand je sens ma pensée, ô
chaste amant de Laure,
Loin du souffle glacé d'un vulgaire
moqueur,
Eclore feuille à feuille au plus profond du cœur,
Je
prends ton livre saint qu'un feu céleste embrase,
Où si souvent
murmure à côté de l'extase
La résignation au sourire
fatal,
Ton beau livre, où l'on voit, comme un flot de cristal
Qui
sur un sable d'or coule à sa fantaisie,
Tant d'amour ruisseler
sur tant de poésie !
Je viens à ta fontaine, ô maître ! et je
relis
Tes vers mystérieux par la grâce amollis,
Doux trésor,
fleur d'amour qui, dans les bois recluse,
Laisse après cinq cents
ans sont odeur à Vaucluse !
Et tandis que je lis, rêvant,
presque priant,
Celui qui me verrait me verrait souriant,
Car,
loin des bruits du monde et des sombres orgies,
Tes pudiques
chansons, tes nobles élégies,
Vierges au doux profil, sœurs au
regard d'azur,
Passent devant mes yeux, portant sur leur front
pur,
Dans les sonnets sculptés, comme dans des amphores,
Ton
beau style, étoilé de fraîches métaphores !
Le 14 octobre
1835.
Victor Hugo
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