FÊTE DE LA REFORMATION 2022
Roland Barthes 1915 – 1980
Discours amoureux
"L'attente" : « J’attends une arrivée, un retour, un signe promis. Ce peut être futile ou énormément pathétique : dans Erwartung (Attente), une femme attend son amant, la nuit, dans la forêt ; moi, je n’attends qu’un coup de téléphone, mais c’est la même angoisse. Tout est solennel : je n’ai pas le sens des proportions. »
Avant de devenir une publication au succès immédiat, Les Fragments d’un discours amoureux (éditions du Seuil, 1977) ont d’abord constitué le sujet d’un séminaire que Roland Barthes donna deux années de suite (1974- 1976), à l’École pratique des hautes études, à Paris – dans un cadre collectif, institutionnel qui, lui aussi, eut son public, eut son succès.
Avec Les Fragments, l’intellectuel engagé, le théoricien du structuralisme, ayant déjà fait paraître Le Plaisir du texte (1973) ou Roland Barthes par lui-même (1975), s’imposait comme essayiste, écrivain des formes neuves qui explorait les mythes, décodait les œuvres littéraires, animé par cette seule question : "Qu’est-ce que ça signifie ?" Influx, indices, signes, pour Roland Barthes, il n’y a pas de porte principale : tout signifie.
« C’est donc un amoureux qui parle et qui dit ». Phrase inaugurale du livre, elle pose d’emblée l’idée que le sujet amoureux n’est ni masculin ni féminin : celui ou celle à qui il s’adresse est appelé l’être aimé.
La nécessité d’un livre sur le discours amoureux était justifiée selon son auteur par le fait qu’il tenait dans la considération suivante : son extrême solitude (« quoique parlé par des milliers de sujets, il n’était soutenu par personne »). Invité dans l’émission de Bernard Pivot, Apostrophes, en 1977, peu après la parution, il s’en expliquait par un propos demeurant d'une formidable actualité :
Dans l’époque actuelle, cette espèce d’amour passion, d’amour romantique, n’est plus à la mode. (…) Ce qui apparaît obscène aujourd’hui, ce n’est pas la sexualité, c’est la sentimentalité.
« Les lunettes noires [Cacher] ». « X…, parti en vacances sans moi, ne m’a donné aucun signe de vie depuis son départ : accident ? grève de la poste ? indifférence ? tactique de distance ? exercice d’un vouloir-vivre passager ? ou simple innocence ? Je m’angoisse de plus en plus, passe par tous les actes du scénario d’attente. Mais lorsque X… resurgira d’une manière ou d’une autre, car il ne peut manquer de le faire, que lui dirai-je ? Devrai-je lui cacher mon trouble - désormais passé (« Comment vas-tu ? ») ? Le faire éclater agressivement (« Ce n’est pas chic, tu aurais bien pu…» ) ou passionnément (« Dans quelle inquiétude tu m’as mis ») ? Ou bien ce trouble, le laisser entendre délicatement, légèrement, pour le faire connaître sans en assommer l’autre (« J’étais un peu inquiet… ») ? »
Car au fond, il s’agit bien de cacher – mon inquiétude, mes yeux embués - mais il faut aussi que cacher se voie, « paradoxe actif que je dois résoudre ». D’où le choix d’un signe distinctif, les lunettes noires, pour espérer provoquer la question tendre : « Qu’as-tu ? ». Or, il est possible que l’autre ne demande rien, que dans le fait, il ne voie aucun signe. « Tout est solennel. Je n’ai pas le sens des proportions », c’est toujours ce que ressent l’Amoureux – l’Amoureux de Roland Barthes.
Chacune des figures a son Idée, son sentiment, son argument. Aucune logique ne la lie à aucune autre, elle éclate et vibre seule, avec ses petites routes, ses bris de langage, son ordre, son désordre, ses excitations, ses empourprements, ses citations – Saint-Jean de la Croix, Socrate, Lacan, Werther, Balzac, Dostoïevski, Flaubert, Proust, Sollers… - autant de germes qui existent quelque part, « dans la masse des livres ou dans la masse des têtes amoureuses ».
L’amoureux se définit par son discours, l’amoureux « est tout discours ».
Pourquoi Roland Barthes est-il, aujourd’hui encore, autant d’actualité sinon intemporel ? Sans doute, parce que son œuvre, dans sa totalité – et ses biographes s’accordent à le dire - quoique traversée par la théorie, fait la part belle à l’écriture. Seule l’écriture, expliquait-il dans Comment vivre ensemble, peut « recueillir l’extrême subjectivité », sa vérité.
Mais alors, d’où vient l’écriture ? De quelle partie du corps, à quel exil est-elle liée : celui d’une ville, d’un pays, d’un amour, celui d’une enfance, d’un paradis - quel paradis ?
« Depuis longtemps, la famille, pour moi, c’était ma mère, et, à mes côtés, mon frère ; en deçà, au-delà, rien »
« Nous, toujours nous » : la mère, Henriette, Roland et le petit frère, Michel. Que ce soit dans Roland Barthes par lui-même ou dans La chambre claire, Note sur la photographie, l’aveu est cerné de photographies. L’ivresse de l’enfance se blottit dans les bras de la mère, se noie dans la douceur froissée du crêpe de Chine, dans son parfum de poudre de riz. Puis, la mère disparue, « elle n’est plus, elle n’est plus », le fond du désespoir et son double, l’ennui, « je m’ennuie partout » laconique et poignant, l’Ennui tel un cri, le cri d’amour, « je veux que quelqu’un me prenne dans ses bras » ou encore, la protestation d’amour, son entêtement : « je sais bien, mais quand même ». Autant de figures douces ou tristes, solaires ou noires, enchâssées lumineuses dans les Fragments…
Le petit frère, Michel (Salzedo, 1927-2020) avait onze ans de moins que Roland, né d’un autre père, un artiste peintre, juif, André Salzedo. Au début des années 1970, Michel épouse Rachel – cinq ans de plus que lui, elle avait vécu toute sa vie jusque-là dans la communauté juive pratiquante de Casablanca, auprès de ses parents qui venaient de mourir. Il l’a rencontrée sur le pont du bateau qui partait de Marseille pour Haïfa, en Israël où elle pensait rejoindre une sœur. Elle vivra avec eux, dans l’appartement que Michel habitait avec son frère et sa mère, agrandi sur les étages, rue Servandoni, à Paris, dans le 6ème arrondissement.
Rachel était la cousine de ma mère, leurs mères étaient sœurs. Longtemps après son mariage avec Michel, à la fin des années 90, quand il n’est plus resté qu’eux deux, rue Servandoni, nous allions leur rendre visite, ma mère et moi, certains dimanches après-midi. Ils nous attendaient à l’heure du thé, elle avait fait des galettes sucrées aux graines d’anis et à la fleur d’oranger, reconnaissables à leur parfum d’autrefois, celui de l’enfance en famille. Ils aimaient nous voir. Il voulait me faire plaisir, il m’offrait des ouvrages de Roland Barthes en japonais.
« Le fragment a son idéal : une haute condensation, non de pensée, ou de sagesse, ou de vérité (comme dans la Maxime) mais de musique », résumait Roland Barthes (dans Roland Barthes par lui-même), pour justifier ce choix d’écriture courte : privilégier des « débuts », en multiplier le plaisir, éviter les « fins ». Ainsi en est-il de la lecture des Fragments d’un discours amoureux ; autant de figures, autant de débuts, autant de plaisirs articulés en un texte qui fait entendre une musique du sens, interroge le bruissement du langage, un frisson - merveille de densité et de concision.
Matthieu Denni
Pour aller plus loin :
Dietrich Buxtehude: Membra Jesu Nostri - René Jacobs, 2004
En 1978, Roland Barthes explique son exploration de l'amour-passion (ou amour romantique)
Fabrice Luchini - Lecture d'un extrait de "Fragments d'un discours amoureux" de Barthes
Roland Barthes, Fragments du Discours Amoureux | La Déchirure
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