Heure Musicale du 9 janvier 2021

Samedi 9 janvier 2021

GLORIA

 

« Wo es war, soll ich werden », dit Freud. Là où c’était, je dois advenir. Vous remarquez que c’était est le seul temps qui se décline dans l’énoncé du principe du temps. C’était ainsi au commencement, c’était maintenant, c’était toujours, c’était dans les siècles des siècles. L’imparfait nous vient du futur. Le présent instantané, langage, verbe, se donne dans une trinité glorieuse qui coïncide avec sa célébration. Vous avez ce trois interne et externe, et la violation temporelle s’effritant, s’évanouissant sur ses bords. Soll : je dois. Je suis qui je suis, en trois personnes, précède et suit la péripétie du c’était. Je tombe de qui je suis dans le temps, je rentre dans qui je suis en comprenant l’imparfait du temps. ICH, je suis. J’adviens hors du c’était, lequel ne peut pas faire autrement que d’accoucher de moi si je me conçois.

Trois et trois six et trois neuf. Gloria, sicut, amen. On s’occupe de la génération et du temps. On énonce la clé de l’anti-matière. Compte-tenu que ça matrice indéfiniment, et de mère en fille, de serrure en serrure, d’ovule en bouture, et qu’il s’agit là du grand silence, de l’énorme tabou-réticence à propos duquel l’humanité entière ne peut que mentir, on chantonne seulement en passant le tour et le chiffre de la sortie hors du monde. L’infini étant dans l’espace comme dans le temps, encore faut-il en trouver le trou sous forme d’un nœud à l’envers. Chaque mot, ici, est une bibliothèque. Qu’est-ce que la gloire, le père, le fils, le Saint-Esprit, le commencement, le maintenant, le toujours, les siècles des siècles, le puisque-c’est-ainsi-ainsi-soit-il ? Qu’est-ce que tout cela veut dire ?

Philippe Sollers


Vivaldi Gloria at La Pieta, Venice - YouTube 

Poulenc : Gloria en sol majeur (Chœur et Orchestre philharmonique de Radio France) - YouTube

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Antonio Vivaldi : Gloria RV 589

Né à Venise, fils d’un barbier violoniste, le jeune Antonio a été tôt destiné à la prêtrise, sans doute pour lui assurer une bonne éducation, qu’il put financer grâce à ses talents d’instrumentiste (il appartenait à la même confrérie de musiciens que son père).

En 1703, Vivaldi fut ordonné prêtre puis engagé comme tel et comme maître d’instruments à la Pietà de Venise. Sa santé fragile ne lui permit de célébrer la messe que durant quelques années. La Pietà était un établissement de charité destiné à accueillir les enfants illégitimes, mais la réputation de l’établissement était telle qu’elle accueillit aussi des élèves extérieurs issues de familles aisées.

Le Seminario Musicale dell’ Ospedale della Pietà comprend un chœur exclusivement féminin. Les filles du chœur sont sollicitées en permanence pour les offices de la Pietà mais aussi dans d’autres lieux de culte y compris dans des propriétés aristocratiques (1). Le maître de chœur, à qui il revient de composer les œuvres de musique sacrée pour la Pietà, est Francesco Gasparini jusqu’en 1713.

La séance musicale où le Gloria de Vivaldi est donné pour la première fois, à l'Ospedale della Pietà, se tient probablement pour marquer sa prise de fonction en tant que maître de chœur. En effet, depuis le mois de mai, le titulaire du poste, Francesco Gasparini, a pris un congé (accordé à titre exceptionnel) pour rentrer chez lui se soigner et mettre de l'ordre dans ses affaires. Puisqu'il n'est pas là pour composer les œuvres qu'il fournit habituellement avec régularité, c'est Vivaldi qui doit s'en charger.

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Francis Poulenc : Gloria

À la mort de son épouse Natalie en 1942, le chef d’orchestre Serge Koussevitzky avait créé à sa mémoire la Koussevitzky Music Foundation qui allait commander de grandes œuvres du XXe  siècle comme le Concerto pour orchestre de Bartók, l’opéra Peter Grimes de Britten, la Troisième Symphonie de Copland, le Quatuor à cordes « Ainsi la nuit » de Dutilleux ou la Turangalîla-Symphonie de Messiaen. Installée aux États-Unis, la fondation poursuivit son action de soutien à la création contemporaine après la mort de Koussevitzky en 1951.

C’est ainsi que huit années plus tard, elle proposa d’écrire une nouvelle œuvre à Poulenc, qui composa son Gloria. «D’abord, ils m’ont demandé une symphonie. Je leur ai dit que je n’étais pas fait pour les symphonies. Ensuite, ils m’ont demandé un concerto pour orgue. Je leur ai dit que j’en avais déjà fait un et que je ne voulais pas en écrire un autre. Finalement, ils m’ont dit : "Très bien, alors faites ce que vous voulez" ! »

Si la mort de son père en 1917 avait éloigné Poulenc du catholicisme de son enfance, celle du compositeur Pierre-Octave Ferroud, tué dans un accident de voiture en 1936, allait le conduire vers un pélerinage à Rocamadour qui ravivera sa foi, et lui inspirera la première de ses œuvres religieuses, les Litanies à la Vierge noire. Sa dévotion à Marie se retrouvera également dans un Salve Regina, et surtout dans son poignant Stabat Mater écrit à la mémoire du peintre et décorateur Christian Bérard. Auteur en 1937 d’une Messe en sol majeur qui contient comme il se doit un Gloria, le compositeur utilisera la même tonalité dans ce Gloria de 1959 qu’il isole de la messe comme le firent jadis Monteverdi, Vivaldi, Charpentier, Haendel ou Mendelssohn.

Pour Hervé Lacombe, dans le mouvement introductif dont les premières notes semblent citer le début de la Sérénade pour piano de Stravinsky, « ce Dieu siégeant en majesté que représente Poulenc est un Dieu souverain, impressionnant, tel qu’il apparaît dans les représentations de la « Majestas Domini » de l’époque romane […] Le n°2 "Laudamus te" est plus franchement jubilatoire et les contretemps de l’accompagnement renforcent l’atmosphère populaire. Cette pièce a pu choquer lors de la première parisienne.»

Poulenc écrira à ce sujet : « Mon Gloria […] est une grande symphonie chorale. La deuxième partie a fait scandale. Je me demande pourquoi : j’ai pensé simplement, en l’écrivant, à ces fresques de [Benozzo] Gozzoli où les Anges tirent la langue et aussi à ces graves bénédictins que j’ai vus un jour jouer au football. » Laissant courir sa verve et son imagination, Poulenc fait ici allusion aux fresques du XVe siècle de la Chapelle des Mages au palais Medici-Riccardi de Florence, dans lesquels Gozzoli représente des anges chanteurs dont les bouches ouvertes laissent deviner la langue.

C’est au troisième mouvement, « Domine Deus », que Poulenc fait entrer la soprano. Pour la création à Boston en 1961, le chef français Charles Munch avait choisi Adela Addison, interprète majeure de la scène américaine, et dont le grand public entendait alors la voix au cinéma dans l’adaptation de l’opéra Porgy and Bess des frères Gershwin. Songeant à la soprano italienne Rosanna Carteri qui chanta la création française, Poulenc précisa dans une lettre du 28 juillet 1960 à Leonard Burkat, administrateur artistique de l’orchestre : « La soliste doit avoir la voix exacte de Desdémone [dans l’opéra Otello de Verdi], c’est-à-dire un aigu chaud mais pianissimo. »

Matthieu Denni

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