14 octobre 2023
HERRADE DE LANDSBERG
1125 – 1195
Délices : féminin pluriel
Une heure en musique...
https://www.youtube.com/watch?v=0mhaXVgmehA
« Ô vous, fleurs blanches comme la neige, qui répandez le parfum de vos vertus, en dédaignant la poussière terrestre, persistez dans la contemplation des choses célestes, ne cessez pas de vous hâter vers le ciel, où vous verrez, face à face, l’Époux caché à vos regards. »
Cet extrait est issu d’un poème rédigé par Herrade de Landsberg. La vie de cette abbesse est très peu connue, toutefois sa date de naissance est située entre 1125 et 1130. L’origine même d’Herrade reste entourée de mystère, car son appartenance à la famille noble des Landsberg n’est pas totalement certaine, c’est pourquoi elle est appelée aujourd’hui « Herrade dite de Landsberg », ou « Herrade de Hohenbourg », faisant référence au monastère dont elle fut l’abbesse durant presque trente ans.
Son entrée au couvent de Hohenbourg, situé sur le mont Saint-Odile dans le massif vosgien, marque véritablement le début de la vie d’Herrade. L’abbesse Relinde se charge de l’éducation de la jeune fille, devenant sa véritable mère spirituelle. Elle la forme non seulement à la vie religieuse, mais également aux lettres et aux arts, contribuant à faire d’Herrade une femme pieuse, dévouée au Christ, mais également dotée d’un solide bagage savant et artistique. C’est donc en toute logique qu’Herrade prend la tête du couvent en succédant à Relinde en 1167.
La nouvelle abbesse dirige une communauté composée de quarante-six chanoinesses vivant selon la règle de saint Augustin, et de douze converses placées sous l’égide des Prémontrés. L’empereur Frédéric Ier Barberousse valide lui-même le nouveau statut d’Herrade, montrant à quel point cette fonction est prestigieuse. Durant son abbatiat, la religieuse poursuit l’œuvre de Relinde en achevant la restauration du monastère, soutenue également par l’empereur Frédéric Ier Barberousse. Herrade permet également l’installation de Prémontrés dans le monastère de Niedermunster, situé au pied du mont Saint-Odile et fondé vers 700 par sainte Odile.
À côté de ses obligations d’abbesse, Herrade de Landsberg se consacre à une œuvre monumentale qu’elle réalise entre 1159 et 1175 : il s’agit de l’Hortus Deliciarum (Le Jardin des Délices). Composé de plus de six cents pages in folio et comportant des illustrations réalisées par l’abbesse, l’Hortus Deliciarum est la toute première encyclopédie rédigée par une femme. Ce codex comporte des citations bibliques, des écrits provenant des Pères de l’Église ainsi que des grands auteurs ayant marqué l’histoire de la pensée chrétienne, comme Eusèbe de Césarée, saint Augustin, Bède le Vénérable, saint Jérôme, Grégoire le Grand et saint Ambroise.
À ces auteurs incontournables, Herrade ajoute des penseurs plus récents, comme Raban Maur. Plus surprenant encore, elle évoque des théologiens qui lui sont contemporains, comme saint Anselme de Cantorbéry, Pierre Lombard et son élève, Pierre le Mangeur. Ce détail prouve qu’Herrade est particulièrement bien renseignée sur les évènements politiques et les débats qui agitent le monde savant en Europe occidentale, ce qui signifie qu’elle a entretenu des correspondances avec les grands penseurs et abbés de cette époque. Elle aurait même échangé des lettres avec le Pape Lucius III.
Herrade alterne ce contenu religieux avec des chapitres portant sur l’Histoire sainte, ainsi que des considérations sur des sciences telles que la cosmologie, l’agriculture, la topographie et les systèmes philosophiques alors en vigueur en Europe. Notons qu’après le chapitre dédié à la Création de l’Homme, l’abbesse n’hésite pas à évoquer la médecine et l’anatomie, dénotant ainsi une véritable curiosité scientifique. En outre, toute l’œuvre d’Herrade est parsemée de poèmes et d’hymnes disposant d’annotations musicales en marge, ainsi que de trois cent trente-six illustrations faites de sa main. À la fin de l’œuvre, Herrade s’est même amusée à créer un calendrier perpétuel allant jusqu’en 1707 ! Cette œuvre monumentale avait pour vocation de servir d’outil d’enseignement aux religieuses désireuses d’acquérir le bagage de connaissances le plus complet possible. Les illustrations réalisées par Herrade devaient permettre de rendre ce contenu plus ludique.
Hélas, le manuscrit original a disparu lors de l’incendie de la bibliothèque de Strasbourg par les troupes prussiennes, dans la nuit du 24 au 25 aout 1870. Heureusement, des copies de l’encyclopédie ont été effectuées avant ce funeste évènement, permettant à n’importe quel esprit curieux de se plonger dans cette œuvre monumentale.
Si le nom d’Herrade de Landsberg est certes tombé dans l’oubli, cela ne l’empêche nullement de rivaliser avec des femmes savantes de son époque plus connues, comme Hildegarde de Bingen. L’abbesse du mont Sainte-Odile a marqué l’Europe savante du Moyen Âge par cette grande encyclopédie, inspirant ainsi des générations d’artistes et de penseurs, dont Jérôme Bosch. Après tout, ce dernier n’a-t-il pas également appelé l’une de ces œuvres les plus emblématiques le Jardin des Délices ?
L’existence d’Herrade est intimement liée à cette encyclopédie si remarquable, mais également à l’abbaye de Hohenburg, dans laquelle elle a passé presque toute sa vie. Juché à plus de sept-cent mètres d’altitude, sur le mont Sainte-Odile, c’est un haut lieu de pèlerinage revêtu de grès rose qui s’élève majestueusement. Malgré trois incendies depuis sa création en 680 par Sainte Odile et ses nombreuses reconstructions, l’abbaye comporte aujourd’hui une basilique, des chapelles, une bibliothèque et un cloître tout à fait remarquable. Il est également intéressant de noter qu’au pied de cet édifice chrétien court un mur païen encore visible, dans un cadre naturel propice à l’inspiration, comme l’atteste le séjour de Maurice Barrès sur ce site.
Hortus deliciarum...
Tous les jardins sont clos, même s’ils sont ouverts sur le paysage. C’est leur condition même : un jardin est une partition de l’étendue. C’est le dessin d’un périmètre dans le plan de la surface terrestre, une démarcation entre un dedans et un dehors ne laissant que la dimension du ciel illimitée, où l’on se livre à une activité de culture, de méditation et de promenade. Un lieu bien circonscrit face à l’ouvert de la nature. Un espace privé jouxtant l’habitation, parfois si caché du monde et si intime qu’il en devient secret. Le clos en est le nom ancien.
la nature est l’objet vivant du jardin qui ne retient d’elle qu’une reproduction limitée, un apprivoisement ponctuel à l’usage privilégié d’un seul qui en est l’auteur : le jardinier. Celui-ci, en tant que réagenceur du vivant, compositeur de ce qui est déjà donné, est un artiste particulier : sans ambition expressive de lui-même et sans message, il établit de la nature sauvage un échantillon aux mesures de l’humain, à sa propre mesure et à son goût singulier. Comme l’écrit Claudel dans Connaissance de l’Est : « Ainsi la nature s’accommode singulièrement à notre esprit et, par un accord subtil, le maître se sent, où qu’il porte son œil, chez lui ».
Dans les temps antiques où Déméter commandait encore la nature, les patriciens romains dans leurs villas de campagne pratiquaient au jardin l’oitium, le loisir, dans son acception première au singulier. Le loisir est le contraire du temps prescrit, du negotium. C’est un temps réparateur de repos et de liberté où, loin des contraintes sociales et du paraître, l’on s’adonne à une méditation studieuse. Un temps dégagé pour soi seul en dehors des commerces de langage et qui permet de se recentrer autour d’un essentiel du monde démarqué de l’utilité et du communicable.
Essentiel d’un « réel » extérieur impossible à cerner, composé de tout ce qui existe et de tout ce qui peut arriver, dans lequel nous sommes immergés, dont nous avons intuition sans conscience et qu’on peut appeler, s’agissant de la nature, Présence. La manifestation diffuse, impérative et nécessaire du monde à laquelle répond l’émouvante contingence de notre existence particulière. À cet essentiel de l’immensité qui nous héberge vient correspondre un essentiel de soi : le fait d’être vivant, présent, d’être simplement là, dans un corps aux contours familiers mais dont les pulsations vitales nous demeurent étranges pour autant qu’elles appartiennent aussi au grand mystère de l’inconnaissable Présence.
Qui n’a ressenti au sein de la grande nature, arqué sous les astres un soir d’étoiles filantes, debout dans la lumière éclatée d’une forêt matinale ou assis sur une dune chaude entre terre et océan, qui n’a éprouvé dans la solitude et le silence, le sentiment de participer à une insondable Présence à laquelle les croyants donneraient le nom de Dieu ? Qui n’a connu, au plus secret de lui-même, aussi bien dans d’infimes beautés vivantes – une fleur chargée de rosée, un bourdon affolé de nectar – ces moments de pure existence ? La nature et sa Présence, cet infini insaisissable que l’on désire pourtant saisir pour soi ; circonscrire dans un cadre à son propre usage, dans ces jardins qui embellissent l’histoire de l’humanité.
Au Moyen Âge chrétien, le jardin s’entoura de clôtures bien matérielles, de murets, de fascines, de sauts-de-loup, qui montraient le souci d’une véritable protection. C’est que la terre était grandement devenue gaste depuis la chute de l’Éden, rendue mauvaise par la semence du démon. La sylve alors était maligne et menaçait de corruption hommes et plates-bandes. Les haies, les pierres, les palissades, séparaient le monde clos où croissaient les simples et où régnait Dieu, du monde extérieur chaotique où l’homme était la proie de la tentation et du mal. Nul ayant l’esprit sain ne s’extasiait alors devant les beautés de la nature… Le trône de la Présence était occupé par le diable.
Pour conjurer ce pouvoir funeste, la Vierge Marie était le seul recours. Sculptée dans la pierre, elle trônait au milieu du jardin clos des couvents, suivant partout l’activité des hommes de son doux regard, ses mains pures, pleines-de-grâce, repliées sur son sein modeste et infécond.
Féminité bleue, exonérée de sang, insoupçonnable d’aucun frisson, bien éloignée de Déméter, la Terre-Mère des anciens, la pleine-de-sexe aux seins opulents qui déclenchait l’ivresse des moissons.
Pourquoi cette image mariale dans le clos des moines ou bien, chez les gens sans habit, attachée au nom des fleurs blanches ?
C’est que, dans la généalogie de la psyché, le symbole de Marie constitue une image de mère antérieure à l’instauration de la sexualité. Immaculée conception, féminité sans concupiscence, vouée uniquement à la maternité, bonne mère absolue, elle rappelle à l’eau de la fontaine où tous les humains ont baigné, aux moments de complétude de la prime enfance, à la benoîte infantia qui est le temps béni où l’on ne parlait pas encore.
Par sa bonté, elle est celle qui préside au déploiement de la naissance et soutient la base du psychisme, base qu’il était judicieux, face aux démons et aux ascèses monastiques de l’époque, de soutenir. Assise féminine maternelle que les jardiniers d’aujourd’hui, face aux terreurs de notre époque, recherchent encore inconsciemment dans la paix de leurs enclos.
L’hortus conclusus médiéval, à la géométrie fortement symbolisée (le plan du carré long représentant la terre est divisé par deux grandes allées formant la croix christique), est un modèle de la retenue et de l’équilibre qui commandent l’accès à la rédemption.
Ces dispositions au rachat et à l’austérité laissent cependant filtrer la prégnance du désir : à l’intérieur même des clôtures, l’hortus deliciarum dessiné par une mère abbesse (Herrade de Hohenbourg) et ses moniales est rempli de représentations charnelles et sensibles de la nature et du corps humain. Pour approcher sa « rose », le poète de l’amour courtois pénètre dans un jardin délicieux où se trouve un étang magique. Quant à l’intérêt des religieux pour le Cantique des cantiques, malgré les attributions symboliques divines des fiancés et l’idée d’interdit, de fermeture, réaffirmée dans l’évocation même des délices, il manifeste plus de sensualité que de sublimation renonçante (« Tu es un jardin fermé, ma sœur, ma fiancée / Une source fermée, une fontaine scellée / Tes jets forment un jardin où sont des grenadiers / Avec les fruits les plus excellents […] »).
Les jardins de la Renaissance, conçus pour rappeler les idéaux de mesure et d’harmonie de la Rome antique, viennent encadrer la magnificence des châteaux. Ils ouvrent la voie aux élaborations toujours plus formelles et plus grandioses des jardins classiques « à la française », comportant un souci d’ouverture des perspectives sur la végétation naturelle, sur les champs et les bois. Le Nôtre qui ne pouvait souffrir les vues bornées aurait-il aboli les clôtures ? L’invisible ha-ha, fossé maçonné rappelant les sauts-de-loup (la surprise fait s’écrier ha ! ha ! lorsqu’on s’approche pour pénétrer dans le jardin) en apporte le démenti.
Dans l’histoire des hommes, pas de jardin sans partition, sans arrêt, sans clôture, même invisible, qui ne vienne tenir à distance négociée la nature brute, l’intraitable, l’imprévisible, la magnifique et cruelle Présence.
Pas de jardin clos qui ne vienne aussi accueillir dans son vivant berceau les jeux de l’amour, comme en témoigne toute l’érotomachie de l’imaginaire des jardins. On n’en finirait pas, en effet, de dénombrer les œuvres nouant l’érotisme à l’art jardinier, en particulier à ces époques de galanterie où les baguettes des corsets volaient comme des tiges d’aulne entre les alignements de topiaires. Le vivant appelle le vivant et aux circulations de la sève fait écho l’agitation des désirs.
Un siècle plus tard, avec un nouveau « sentiment de la nature », on assiste au retour du paysage arcadien des Antiques dans le « jardin anglais ». Le moteur en fut l’esprit encyclopédique et pédagogique des Lumières : Linné et sa classification des espèces végétales, Rousseau et ses leçons de botanique. Des vocations jardinières furent ainsi suscitées, dégagées des cultures nourricières et associant la marche, la méditation et l’observation de la végétation aux « Rêveries du promeneur solitaire ».
Mais c’est l’époque romantique qui décela véritablement dans la nature le reflet des sentiments intérieurs et qui, réagissant à la prédominance de la raison et portant au jour le rapport du morbide et du sublime, de la pourriture et du fleurissement, s’approcha la première au plus près de la Présence.
Le goût mélancolique des ruines fut le signe de l’effondrement des barrières protectrices contre les maléfices des passions et de la mort, et celui de la conscience de la fragilité et du caractère cyclique de la vie.
C’est en contact avec la nature, dans ses lieux grandioses aussi bien que dans ses manifestations minuscules, que l’humain fait l’expérience qu’aucun plaisir n’est dépourvu de tristesse et ne porte en lui les germes de sa disparition. Il y apprend aussi qu’il n’y a peut-être de beauté que de la nature et que cette beauté, qui infiniment nous surmonte, fait écho à la détresse de l’humaine condition dans son enclose finitude et son inaptitude à embrasser le monde.
La révolution industrielle fit passer tout cela au second plan. Malgré l’apparition de nouvelles formes d’enclaves paysagères, jardins publics, parcs urbains et collections exotiques sous serre, la technique a éclipsé la Présence. L’espoir en un progrès illimité grâce à l’accumulation des savoirs a écarté le passe-temps simple et gratuit du jardinage.
L’époque actuelle oriente l’humanité vers le béton des villes. La terreur qui s’y dessine en regard de la destruction de la nature n’a d’égal en intensité que son refoulement et la fuite en avant des sociétés politiques dans les deux primats de la science et de l’économie, le premier promettant la résolution de tous les mystères, le recul infini de nos limites, et le second la satisfaction de tous nos besoins.
En même temps, le dérèglement de l’ordre symbolique et la déliquescence des « repères » de la vie collective laissent surgir un autre réel, un autre aspect de l’irréductible Présence, logé, celui-là, à l’intérieur même de l’humain : le penchant au sans-limites et l’individualisme forcené confinant à la haine du prochain.
La « lutte pour la vie » au sein de la nature avec la nécessité de ses pauvres clôtures s’est muée en principe de no limit et de revendication du tout pour chacun. « Chacun » n’est plus alors qu’un individu devant tirer son épingle de la masse humaine, au mieux voué à vivre, comme nous promettent les paysagistes contemporains (Gilles Clément), dans un « jardin » planétaire où de vastes et plates friches ponctuées d’érections urbaines le disputeraient au dispersement raisonné des essences…
Alors qu’elle est en train d’exploser de tous côtés sous les coups de boutoir d’un gigantesque viol, la nature est aveuglément contrainte à notre volonté, rabattue à notre botte.
Nature, natura, est ce qui est proche du naître, ce qui, échappant à toute modification, est resté dans son état originel et n’offre pas de prise au temps. En deçà du langage, c’est une infantia perpétuelle, une présence-absence, un silence à tout ajout de parole. Toujours allant selon ses lois et toujours en invention d’elle-même, toujours en mouvement, et mue dans ce mouvement même par la nécessité de sa persistance, tout entière la nature est naissance. Malgré ce que l’on peut savoir sur elle on ne peut rien en savoir qui la tienne à distance puisqu’elle est en nous, qu’elle nous impulse la vie, et qu’elle est aussi là où nous sommes. Soumis jusqu’à l’intérieur de nos cellules tant à son ordre qu’à ses imprévisibles caprices, nous n’avons pour seul moyen de saisie qu’un appareil aussi instable que rigide : le corpus contraignant du langage et sa « sapience ».
Puisque la nature est ce qui nous meut et ce qui préside à notre muette naissance (nascor), ce qui est et qui échappe à notre intelligence, la nature est aussi connaissance (gnosco). Ainsi le dit Claudel (Art Poétique) : « Toute chose qui s’inscrit dans la durée est requise par la constitution ambiante préalable à son apparition et trouve hors d’elle-même sa raison d’être qui se parfait en l’engendrant. »
Cette inscription, cette réquisition et cet hors-de-soi de l’engendrement attestent bien le caractère insurmontable de la nature. Si bien que notre unique possibilité de connaissance loge finement dans le contact avec elle, dans notre allégeance négociée et singulière à l’infini pouvoir de sa Présence.
La connaissance ainsi comprise est bien l’acte de participer au naître de la nature, un acte en deçà (au-delà pour qui veut bien refaire le parcours à l’envers) des savoirs, de tout énoncé et de toute science. Gnosco exprime bien le fait d’être « familiarisé avec », d’être informé par soi-même, intimement, sans recours à aucun outil comme le langage qui ne fait que broyer la connaissance dans ses filets.
Se rapprocher du vivant de la nature dans un espace circonscrit aux dimensions de soi, y accueillir l’inconnaissable de la Présence, savoir ce qu’on peut en savoir concernant par exemple les meilleures conditions de vie des essences, y investir son faire dans une participation au mouvement infini de la naissance, y apporter le soin (care en anglais) que requiert chaque espèce, jardiner, est l’une des façons de toucher la connaissance.
C’est le désir de soutenir le vivant, ce qui reste de la triste dénonciation des semblants, qu’il faut bien vivre. Un désir appauvri de couleurs et d’écorces jusqu’au cœur de l’amande, un désir en acte, pour soi seul, comparable à celui du poète, mais accompli sans espoir d’être vu et, selon la règle de saint Benoît, en silence : les jardiniers sont taciturnes.
Si poétiser consiste à détramer le langage pour s’approcher de l’indicible, jardiner s’effectue avec le corps. C’est par le corps directement, son énergie, sa synchronisation gestuelle éminemment jouissive, ses sensations, sa vulnérabilité, sa fatigue, qu’il renoue avec la fécondité primordiale.
Alors est parfois accordé le précieux santosha du sanskrit, intraduisible état de peu de choses, état de poésie. Disposition de soi tranquille et souriante, directement branchée sur les choses, éprouvée dans les fibres, faite de contentement, d’acceptation et d’harmonie avec tout ce qui est ; état vibrant à l’unisson de l’immense cœur aveugle et sourd qui bat dans la Présence, qui nous dérobe notre être, nous porte à l’amour et qui nous fait vivre et mourir.
Sortis de leur hortus, les jardiniers sont férus d’écologie (les écologistes, eux, n’ont pas tous la main verte…), mais ils le sont par une conviction superflue désireuse de partager leur lubie, d’en maintenir les possibilités d’existence ou simplement, comme tout le monde, désireuse de maintenir sur la terre les conditions et la variété de la vie. Ces perspectives éco-logiques – du domaine de la science –, même lorsqu’elles s’attachent à une situation ou à un site particuliers, traitent le monde globalement. Elles repoussent les clôtures, abstraitement bien sûr, aux limites de notre planète pour en rappeler la finitude et nous inspirer l’indispensable critique d’une croissance économique illimitée. Mais le « jardin-monde », fût-il circonscrit aux limites de la terre – et on ne voit pas pourquoi il s’y cantonnerait longtemps… –, n’est pas un jardin. S’il est nôtre, par éducation à l’universel, il n’est pas mien, il est bien trop grand pour ma main. Il n’est pas le lieu où « le maître » de Claudel, « où qu’il porte son œil se sent chez lui ». Il n’est pas ce locus amoenus, ce lieu à moi seule aimable, forgé dans ma propre culture, issu de ma propre histoire et fleuri dans mon propre rêve où je peux trouver ombre et fraîcheur, action, beauté et tout cela conformément à mon attente singulière. Il n’est pas un morceau de nature qui « s’accommode singulièrement à [mon] esprit ». Il n’est qu’un lieu commun, un hortus publicus, un parc à côté de celui des voitures, un programme.
Mais qu’en est-il du non commun, de la solitude du singulier, de ce qui n’est le fait que d’un seul ? De ce périmètre privé dans lequel nous devons, au risque de nous perdre, aménager notre propre vivre en tant que sujets ?
Quelle obsolescence, aujourd’hui, frappe ce « jardin secret » où chacun cultive la part de Présence qu’il peut cultiver dans sa clôture intime pour se garder vivant ? Ce lieu le moins partagé où les vents indomptés chargés de graines et de plumes perdues bouillonnent et tourbillonnent pour maintenir du désir après tous les effondrements, tous les « vidages », après le traumatisme de l’éducation et du langage ? Cet espace privé, unique, inéducable qui ne rejette pourtant pas le partage, voire l’universel. Non l’universel de la planification globale des jouissances sur l’impossible mode égalitaire, mais une âpre fraternité jardinière.
Il fut un temps où les hommes craignaient la sylve et les forces de la nature, tout en étant obligés d’en extraire, sans intermédiaires, leur subsistance. Ils transigeaient avec elles et protégeaient leurs travaux dans des murs. De même, l’agressivité de leur « nature » intérieure était tenue dans les barrières de la civilisation. La Présence était vivable.
Mais le déséquilibre des forces naturelles (« réchauffement ») s’est accompagné d’un renversement des repères symboliques (« nique-ta-mère » en place d’alma parens). Le traitement de la Présence, de ce qui donnait matière à vivre, s’est fourvoyé dans la double impasse contradictoire du matérialisme (Leclerc et les mousquetaires de la distribution) et de l’immatérialité (Bill Gates et les écrans). La mort qui s’y profile est passée sous silence en même temps que le sans-limites enivre l’imaginaire. Les temps sont à la globalisation et à la « transparence ». L’une nie les impératifs des sujets et l’autre la fondamentale opacité de l’être. Elles frappent ensemble d’obsolescence tous les jardins secrets.
C’est pourtant dans l’hortus conclusus de la singularité de chacun que l’humain peut éprouver son existence, desserrer l’écrou de l’inexorable et faire que la vie ne soit pas une usure ; exercer la marge de sa liberté en sa clôture intime et puiser ses forces créatives.
Ce singulier « secret » mis en culture est le dessous enfoui, le substrat, le terreau de toute véritable « croissance » collective.
Tandis qu’on monte au front, au créneau, qu’on monte en grade, qu’on monte la garde et les couleurs, au jardin on y descend…
Il n’est rien d’autre que la dimension du sujet.
« Viens encore, viens ma Favorite
Descendons ensemble au jardin,
Viens effeuiller la marguerite
Dans l’été de la Saint-Martin », chante le Poète…
Et l’amour y gagne en douceur…
Matthieu Denni
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