Samedi 20 mai 2023
Michel Ange 1475 – 1564
Le doigt de Dieu
« Le
15 avril 1829, ambassadeur à Rome, il [Chateaubriand] écoute, à
côté de Pie VIII, qui va bientôt mourir, le Miserere.
Nous sommes à la chapelle Sixtine : « Le jour
s’affaiblissait ; les ombres envahissaient lentement les
fresques de la chapelle et l’on n’apercevait plus que quelques
grands traits du pinceau de Michel-Ange. Les cierges, tour à tour
éteints laissaient échapper de leur lumière étouffée une légère
fumée blanche, image assez naturelle de la vie que l’Écriture
compare à une petite
vapeur… »
Ainsi
écrit-on en français, parfois de l’autre côté du monde. »
Philippe Sollers
La
Guerre du Goût
in
Génie
de Chateaubriand
(p. 479, édition Folio)
Rien
n’indique que Michel-Ange ait eu le moindre goût pour la musique.
À part les trompettes du Jugement dernier, il n’a mis aucun
instrument aux mains de ses personnages. Ni David avec sa harpe, ni
Apollon, ni Orphée avec leur lyre n’ont attiré son attention. Son
contemporain Benedetto Varchi affirme qu’il chantait ses poèmes en
s’accompagnant de la lyre, mais nous n’avons aucune confirmation
de ce témoignage, pieuse affabulation sans doute, volonté
hagiographique de présenter le Héros comme un artiste absolument
complet, sans laisser l’avantage à son rival Léonard de Vinci,
connu, lui, pour sa virtuosité au luth. En réalité, Michel-Ange
s’intéressait si peu à la musique que, lorsqu’on lui envoyait
un de ses poèmes sous forme de madrigal à chanter, il en prenait à
peine connaissance et n’en manifestait nul plaisir.
Les grands compositeurs de son époque et des époques suivantes lui ont rendu la pareille. On est surpris de constater qu’aucun de ceux dont l’écriture fiévreuse, la déclamation intense se seraient accordées à la rhétorique enflammée du poète n’ont songé à en utiliser les textes Cyprien de Rore comme Gesualdo da Venosa, Monteverdi comme Roland de Lassus l’ont ignoré. Et même Emilio dei Cavalieri, dont l’oratorio Rappresentazione di Anima e Corpo, exécuté à Rome en 1600, marqua un tournant décisif dans l’histoire de la musique italienne, ne s’est pas souvenu (à moins qu’il n’ait tenu à occulter l’épisode) qu’autrefois pour son père, le beau Tommaso, le vieux Michel-Ange avait brûlé d’un tumultueux amour, à l’âge de quatre-vingts ans.
À la fin du XIXe siècle seulement, les compositeurs découvrent l’extraordinaire pouvoir expressif et la richesse émotive de cette poésie. En 1,886, Richard Strauss, dans les Fünf Lieder op. 15, inclut un madrigal de Michel-Ange. Dix ans plus tard, Hugo Wolf décide de consacrer un cycle entier à des textes de Michel-Ange. Il n’eut le temps que de publier, avant de sombrer dans la folie, les Drei Gedichte von Michelangelo, sa dernière œuvre, empreinte d’une mélancolie funèbre.
Les deux plus grands compositeurs du XXe siècle ont dédié chacun un cycle de lieder à des poèmes de Michel-Ange ; pour l’un et pour l’autre, ce cycle compte parmi leurs chefs-d’œuvre ; mais chacun a été fasciné par un aspect complètement différent de la personnalité du poète. Personne, à vrai dire, n’a jamais présenté deux visages aussi opposés. Le Michel-Ange le plus connu, celui qui est entré dans la légende, c’est l’athlète taillé en puissance, le démiurge intrépide, qui se mesure à l’éternité et conçoit la sculpture comme une furieuse empoignade avec la matière, le rebelle politique aussi, qui fulmine contre la corruption de l’Église et vitupère l’abaissement de Florence. Chostakovitch — comment s’en étonner ? — a choisi cet aspect. Conformément à.son propre tempérament de lutteur et de dissident, les onze poèmes qu’il a retenus, pour en faire une suite homogène, d’une hauteur et d’une rigueur ascétiques, expriment l’angoisse du combattant solitaire mais aussi une farouche volonté de résistance.Vérité, Courroux, Création (« Si mon rude marteau taille dans la pierre dure »), Nuit, Mort, Immortalité, les titres sont déjà éloquents. À travers ces poèmes, le compositeur revit les tortures et les défis qui ont scandé sa carrière sous la dictature stalinienne. Dante et À l’exilé évoquent l’altière figure de celui qui, victime d’une patrie ingrate, supporta fièrement l’injustice. Onze mélodies pour basse, la voix grave, profonde, pouvant seule rendre la dimension tragique de ce combat d’un homme seul contre la tyrannie du pouvoir. Onze professions de courage et de virilité. (Suite sur des poèmes de Michel-Ange, 1974, pour basse et piano op. 145, pour basse et orchestre op. 145a. La version orchestrée est plus belle, plus forte. Création de l’œuvre par Nestorenko. Excellent enregistrement par Sergei Leiferkus.) Changement complet avec les Seven Sonnets of Michelangelo, de Benjamin Britten (1942). Écrits pour ténor et piano, ils ont été créés par Peter Pears, le compagnon du compositeur double signe que celui-ci, délaissant l’image plus conventionnelle du titan, du surhomme, a débusqué la part secrète et féminine du poète, sa fragilité d’amant déchiré et blessé.
Les sept sonnets choisis ont tous pour dédicataire Tommaso dei Cavalieri, le jeune et beau seigneur déjà cité, qui inspira au poète le jeu de mots scandaleux : « Resto prigionier d’un cavalier armato. » Si scandaleux que l’arrière-petit-neveu du poète, qui établit la première édition, posthume, de ses œuvres, édulcora ces mots en : « Resto prigionier d’un cuor di virtù armato. » Il a fallu attendre jusqu’à 1897 pour qu’un érudit allemand, ayant examiné les manuscrits, restituât la version originale. Il s’agissait bien de « vertu » ! Aucune hypocrisie, on s’en doute, chez Britten, qui utilise, dans le sonnet X.XXI, le vers provocant, et le charge d’une non équivoque ferveur. Rarement l’éros interdit, doublement interdit, par le sexe et par l’âge, n’a vibré d’une émotion aussi violente. Autant Chostakovitch reste russe et russifie Michelangelo, autant Britten s’italianise pour rendre à ces textes leur sensualité raffinée. Sonnet LV : « Tu sais que je sais, ô mon Seigneur, que tu sais que je suis venu ici pour jouir de toi de plus près. » Préciosité excessive ? Non, langage codé de la transgression. La musique épouse chaque nuance, chaque sursaut de ce pathos fébrile, et, dans le dernier tercet, « Le bien que j’apprends à désirer dans ton beau visage est mal compris par les esprits humains : pour le connaître, il faut d’abord mourir », le saut d’octave qui marque le bondissement du désir, avant l’alanguissement final sur le mot « mourir », rappelle les audaces de Gesualdo da Venosa. (Sublime enregistrement par Pears et Britten au piano.)
Hommes
du Nord, Chostakovitch et Britten ont privilégié, chez Michel-Ange,
l’un, l’énergie dans l’action, l’autre, l’intensité dans
la passion. Seul un Italien, peut-être, pouvait entrer dans les
contradictions du poète et traduire en musique des sentiments
inconciliables. Ascèse torturée et sereine contemplation- de Dieu,
extases mystiques et mortels désespoirs, tourments de la chair et
rébellions de l’âme, on trouve tous ces aspects dans les Rime e
Sonetti di Michelangelo du Sicilien Girolamo Arrigo. De 1956 à 1979,
il a écrit une douzaine de pièces sur des poèmes ou fragments de
poèmes les plus variés. Elles ont en commun d’être chantées par
un chœur a cappella. Arrigo, selon son propre témoignage, a passé
de nombreuses heures, pendant ses années de conservatoire à
Palerme, à copier des œuvres de Palestrina et à s’initier à la
polyphonie. Le concile de Trente, on le sait, prescrivait aux
compositeurs de faire correspondre à chaque syllabe une note, afin
que les textes sacrés fussent intelligibles, et Palestrina réforma
la musique de son temps en appliquant cette méthode. Ce n’est pas
mû par des convictions religieuses qu’Arrigo s’en est servi à
son tour, mais pour
exprimer dans tous leurs détails les beautés
poétiques du texte. Le madrigal Sol io ardendo, all’ombra mi
rimango offre l’exemple le plus saisissant de cette identité entre
livret et musique. « Solitaire, brûlant, je demeure dans l’ombre
» : sol à l’unisson des cinq voix sur le so/ initial (par jeu de
mots, bien dans l’esprit de Michel-Ange : sol en italien signifiant
à la fois « solitaire » et la note sol). Dernier vers de ce
quatrain : « Prostrato in terra, mi lamento e piango » : « Prostré
à terre, je me lamente et pleure. » Le chœur chante la-men-to e
pian-go, en détachant les syllabes et fractionnant les notes, comme
un balbutiement exténué. Syncopes, silences, l’extrême soupir
d’un cœur poussé à bout. (Enregistrement par l’ensemble
Michel
Tranchant.)
D’après
Nanie Bridgman, spécialiste de la musique de la Renaissance ou
dérivée de la Renaissance, Michel-Ange aurait inspiré aussi Liszt
(qui a placé en épigraphe à sa deuxième Ode funèbre pour
orchestre le quatrain la None), l’Italien Ildebrando Pizzetti, le
Suisse Othmar Schoek, le Russe Taneïev, élève de Tchaïkovski.
Dominique Fernandez, Dictionnaire amoureux de l’Italie, Paris, Plon, 2008, tome I, p.653-659.
Pour aller plus loin :
https://www.youtube.com/watch?v=c88vHwwIoeE
https://www.youtube.com/watch?v=hNa378n3QwI
https://www.youtube.com/watch?v=PfehbPWr9Ds
https://www.youtube.com/watch?v=-rZiRsHJ9FI
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