Vendredi Saint 7 avril 2023
Paul Celan 1920 – 1970
Cendres
Fugue de mort
Lait
noir de l'aube nous le buvons le soir
le buvons à midi et le
matin nous le buvons la nuit
nous buvons et buvons
nous
creusons dans le ciel une tombe où l'on n'est pas serré
Un homme
habite la maison il joue avec les serpents il écrit
il écrit
quand il va faire noir en Allemagne Margarete tes cheveux d'or
écrit
ces mots s'avance sur le seuil et les étoiles tressaillent il siffle
ses grands chiens
il siffle il fait sortir ses juifs et creuser
dans la terre une tombe
il nous commande allons jouez pour qu'on
danse
Lait noir de l'aube nous te buvons la nuit
te buvons
le matin puis à midi nous te buvons le soir
nous buvons et buvons
Un homme habite la maison il joue avec les serpents il écrit
il
écrit quand il va faire noir en Allemagne Margarete tes cheveux
d’or
Tes cheveux cendre Sulamith nous creusons dans le ciel une
tombe où l'on n'est pas serré
II
crie enfoncez plus vos bêches dans la terre vous autres et vous
chantez jouez
il attrape le fer à sa ceinture il le brandit ses
yeux sont bleus
enfoncez plus les bêches vous autres et vous
jouez encore pour qu'on danse
Lait noir de l'aube nous te
buvons la nuit
te buvons à midi et le matin nous te buvons le
soir
nous buvons et buvons
un homme habite la maison Margarete
tes cheveux d'or
tes cheveux cendre Sulamith il joue avec les
serpents
II crie jouez plus douce la mort la mort est un
maître d'Allemagne
il crie plus sombres les archets et votre
fumée montera vers le ciel
vous aurez une tombe alors dans les
nuages où l'on n'est pas serré
Lait noir de l'aube nous te
buvons la nuit
te buvons à midi la mort est un maître
d'Allemagne
nous te buvons le soir et le matin nous buvons et
buvons
la mort est un maître d'Allemagne son œil est bleu
il
t'atteint d'une balle de plomb il ne te manque pas
un homme habite
la maison Margarete tes cheveux d'or
il lance ses grands chiens
sur nous il nous offre une tombe dans le ciel
il joue avec les
serpents et rêve la mort est un maître d’Allemagne
tes
cheveux d’or Margarete
tes cheveux cendre Sulamith.
In Choix de poèmes, Pavot et mémoire © Poésie/Gallimard 1998, p. 53
Le poème ci-dessus, daté de 1945, est le plus emblématique et le plus connu de Paul Celan. Son œuvre entière, en effet, est un long cri de douleur pour dire l’inexprimable que fut l’holocauste, cette entreprise industrielle vertigineuse que fut la solution finale pour nier , faire disparaître un peuple entier et le transformer en marchandise. Certes, en matière de carnages de masse, les nazis ont fait par la suite, et encore aujourd’hui, des émules un peu partout dans le monde. Aucun de ces criminels, cependant, n’a encore osé atteindre un tel degré d’abjection.
L’œuvre poétique de Celan, hantée, est celle d’un porteur de fardeau, de la douleur sans nom, sans mots, sans images, une poésie en contre-parole, pour décrire l’indicible, comme une langue de noyé, avec les mots mêmes de la langue des tortionnaires. Celan, en effet, qui parlait parfaitement français, a voulu, peut-être pour l’exorciser, que son œuvre soit écrite d’abord dans la langue des bourreaux, qui était aussi celle de sa mère. Ainsi qu’il l’écrit dans une lettre datée de 1946 au rédacteur du journal zurichois Die Tat : « je tiens à vous dire combien il est difficile pour un juif d’écrire des poèmes en langue allemande. Quand mes poèmes paraîtront, ils aboutiront bien aussi en Allemagne et – permettez-moi d’évoquer cette chose terrible –, la main qui ouvrira mon livre aura peut-être serré la main de celui qui fut l’assassin de ma mère… Et pire encore pourrait arriver… Pourtant mon destin est celui-ci : d’avoir à écrire des poèmes en allemand. » Et d’abord, avant d’essayer d’entrouvrir cette œuvre difficile, il n’est peut-être pas inutile, pour tenter d’en saisir les clés, de cerner la personnalité de son auteur. Il est né en 1920 en Roumanie, dans une famille juive. Études secondaires, apprentissage de langues étrangères, allemande, roumaine, et française. Après le baccalauréat, premier voyage en France, pour suivre des cours de médecine puis retour en 1939 dans sa province d’origine la Bucovine, annexée à partir de 1940 par la Russie, ce qui lui permettra d’apprendre la langue russe. Ses parents sont déportés dans un camp de travail roumain, puis dans un camp allemand où l’année suivante, son père mourra du typhus et sa mère, d’une balle dans la nuque, selon certains témoins. Le poète, s’installe en France en 1948 pour le restant de sa vie, donne des cours de langue, fait des traductions, et se bâtit une vie de famille, en épousant une jeune femme aristocrate et catholique, Gisèle de Lestrange, peintre et graveur, qui va lui vouer un amour profond. Leur relation sera pourtant rendue particulièrement difficile en raison des crises de délire dont est sujet Celan, au point de nécessiter, entre 1965 et 1966, son internement en hôpital psychiatrique. Ces crises qui vont s’aggraver au fil des mois avec, entre autres, pour résultat une tentative de meurtre sur son épouse et de suicide sur lui-même, ont leur origine dans un syndrome post-traumatique lié à la Shoah. À cela, vont s’ajouter des crises de dépression dues aux soucis causés par une campagne de calomnies déclenchée par la veuve d’Ivan Goll accusant Celan d’avoir plagié son époux. Cette campagne déclenchée en 1953, va être reprise interminablement pendant de nombreuses années et aura sur le caractère délirant du poète hanté par la mort son épilogue, en 1970, par un plongeon définitif dans la Seine par-dessus, pense-t-on, le parapet du pont Mirabeau proche de son domicile. À ce sujet, il y a dans le recueil La rose de personne cet étrange passage prémonitoire où Celan, plusieurs années à l’avance, semble annoncer sa disparition.
Et avec le livre de Tarussa
(…)
De
la pierre de taille
du pont, d’où
il est allé
s’écraser
dans la vie, initié
au vol par les blessures,— du
Pont
Mirabeau.
Où ne coule pas la rivière Oka. Et quels
amours ! (Ça aussi , les amis, du cyrillique,
j’en
ai passé à cheval de l’autre côté de la Seine,
de l’autre
côté du Rhin.)
(…)
Le recueil Pavot et mémoire est tiré d’un précédent ouvrage intitulé Le sable des urnes publié à Vienne, et retiré avant diffusion par Celan en raison d’un nombre important de fautes d’impression. De ce premier recueil , écrit entre 1940 et 1948, il n’en retient, pour Pavot et mémoire que vingt-six, parmi lesquels Fugue de mort, le texte célèbre placé en tête de cet article. Ce texte décrit très directement le quotidien des camps de la mort, où on faisait creuser en musique aux victimes leur propre tombe.
Au long de ces textes, ainsi d’ailleurs que dans l’ensemble des recueils du poète se croisent et recroisent des thèmes récurrents comme l’eau, la neige, la pierre, la pluie, les épis, la bouche, les yeux les cheveux, l’amande, le cœur. « (…) À travers eux, ce sont des notions telles que le vide, le deuil, le gris, le tressage, l’amer, le froid, l’éveil qui sont sollicitées. Mais, précisément, il appartient à ces motifs de tenir à la fois de notions et d’images : ils ne sont à proprement parler ni des thèmes ni des idées ni des métaphores, ils sont d’abord et avant tout des mots, lestés d’un poids singulier et dont la valeur et le sens varient selon la place et l’entourage. Mots-clés ou mots-valeurs, ils représentent les points nodaux de l’écriture poétique de Paul Celan. »
Cristal
Ne
cherche pas sur mes lèvres ta bouche,
ni devant le portail
l'étranger,
ni dans l’œil la larme.
Sept nuits plus
haut rouge s'en va vers rouge,
sept cœurs plus bas la main cogne
au portail,
sept roses plus tard la fontaine bruit.
In Choix de poèmes, Pavot et mémoire © Poésie/Gallimard 1998, p.65
****
La
nuit, quand le pendule de l'amour balance
entre Toujours et
Jamais,
ta parole vient rejoindre les lunes du cœur
et ton
œil bleu,
d'orage
tend le ciel à la terre.
D'un bois lointain, d'un bosquet
noirci de rêve
l'Expiré nous effleure
et le Manqué hante
l'espace, grand comme les spectres du futur.
Ce qui maintenant
s'enfonce et soulève
vaut pour l'Enseveli au plus intime
:
embrasse, aveugle, comme le regard
que nous échangeons, le
temps sur la bouche.
Bien que naturalisé français, Paul Celan a passé la moitié de son existence à Paris sans pouvoir se défaire d’un sentiment d’exil.
De son vivant, il ne sera reconnu comme poète que par un petit noyau d’écrivains : René Char, Henri Michaux, André du Bouchet, Jacques Dupin, Yves Bonnefoy, qu’il rejoint en 1968 au comité de rédaction de la revue L’Éphémère.
Il est aujourd’hui célébré comme un des grands poètes de langue allemande
Pour aller plus loin :
Todes Fuge based on the poetry by Paul Celan, music: Anna Segal : https://www.youtube.com/watch?v=WCrripOss0c
Azkara - A Jewish Requiem (Full Premiere Live): https://www.youtube.com/watch?v=fXHpYbP7Tz8
Paul Celan documentaire - Écrire pour rester humain: https://www.youtube.com/watch?v=oV-PR9xKmNw
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