Un vitrail par jour 23

30 novembre La clé d'interprétation de la Bible

Le songe de l'échanson de Pharaon. L'échanson dort dans un lit; de sa poitrine sort une vigne portant plusieurs raisins.

Genèse 40, 9-15
9 Le chef des échansons raconta son songe à Joseph, et lui dit : Dans mon songe, voici, il y avait un cep devant moi. 10 Ce cep avait trois sarments. Quand il eut poussé, sa fleur se développa et ses grappes donnèrent des raisins mûrs. 11 La coupe de Pharaon était dans ma main. Je pris les raisins, je les pressai dans la coupe de Pharaon, et je mis la coupe dans la main de Pharaon. 12 Joseph lui dit : En voici l’explication. Les trois sarments sont trois jours. 13 Encore trois jours, et Pharaon relèvera ta tête et te rétablira dans ta charge ; tu mettras la coupe dans la main de Pharaon, comme tu en avais l’habitude lorsque tu étais son échanson. 14 Mais souviens-toi de moi, quand tu seras heureux, et montre, je te prie, de la bonté à mon égard ; parle en ma faveur à Pharaon, et fais-moi sortir de cette maison. 15 Car j’ai été enlevé du pays des Hébreux, et ici même je n’ai rien fait pour être mis en prison.

Après la vigne qui fleurit dans la poitrine de Mandane, la fille du roi Astyage (cf. vitrail 7) et le rameau de Jessé (vitrail 11), une nouvelle floraison de vigne comme préfiguration de la naissance du Christ par la vierge Marie nous est relatée par nos vitraux. Il nous faut faire un nouveau bond en arrière dans le temps, bien avant Moïse et le buisson ardent. En ce temps d'avant les temps où Joseph, fils de Jacob, arrière petit-fils d'Abraham, est vendu en esclavage par ses frères et emmené en Égypte. Thomas Mann en tirera un roman-fleuve, Joseph et ses frères dont le volume dépasse celui de la Bible et où il fait de l'histoire de Joseph, l'exemple même de ce qu'il appelle « l'humanisme de l'avenir » où la fraternité, malgré tous les obstacles, surmonte toutes les formes d'hostilité. Voltaire, Péguy, Goethe, Dostoïevski avec Les Frères Karamazov ou Alexandre Dumas et Le Comte de Monte-Christo, Joseph est le héros biblique romanesque par excellence, source inépuisable de description de ce qui fait la condition humaine.

Mais notre auteur médiéval ne retient de Joseph, ni le pardon offert à ses frères, ni le salut qu'il offre à sa famille en les faisant s'installer en Égypte. Ne l'intéresse que ce fameux songe du sommelier (échanson) de Pharaon. Celui-ci oubliera bien vite sa promesse lorsqu'il sera libéré. Il faudra que le Pharaon lui-même fasse des rêves que nul ne peut interpréter pour qu'il se souvienne de cet hébreu rencontré en prison et le fasse à son tour libérer pour interpréter le rêve des vaches grasses et des vaches maigres.

Une vigne, source de vie

Ce qu'il l'intéresse, c'est le parallèle entre ce rêve et la légende de la floraison des vignes d'Engadi, un lieu réputé pour ses vignobles « à l'heure de la naissance ». Pour lui, c'est un miracle que des vignes fleurissent en décembre, oubliant que le climat de Judée n'est pas celui d'Alsace. C'est bien sûr, Marie vierge miraculeuse qui est la terre d'où naît la vigne « laquelle est notre Seigneur Jésus-Christ [qui] croissait de terre, c'est à savoir de Marie, laquelle avait en soi trois merveilleuses choses », Et comme il a donné une interprétation symbolique des sept fleurs du rameau de Jessé, il comprend les trois sarments du songe comme les trois choses que Jésus tire de sa mère, à savoir « chair, âme et deité ». Trois choses que Ludolphe de Saxe nomme les trois personnes de la sainte Trinité qui libère l'humanité de sa captivité, comme l'échanson a été libéré de sa prison.

Mais le symbolisme va encore plus loin puisque le fruit de la vigne, le vin, est dès à présent associé au sang que Jésus versera sur la croix. Le sacrifice est toujours déjà présent dès la nativité. Et c'est ce vin/sang qui, nous dit notre auteur médiéval, « enivra (!) tellement le roy des cieulx qu'il pardonna franchement au genre humain tout son offense » et c'est bien évidemment une image symbolique du vin qui est donné aux chrétiens dans le sacrifice eucharistique. Car l'eucharistie catholique n'est pas d'abord une communion entre frères et sœurs en Christ comme l'est le repas (la cène) eucharistique des protestants, mais bien, dans l'esprit du Moyen-Âge, une répétition quotidienne de l'oblation, c'est-à-dire du sacrifice, car « il n'est jour auquel Dieu ne soit offensé ou courroucé des mondains ».

La clé d'interprétation

Pourtant le songe de l'échanson tel qu'interprété par Joseph est bien plus simplement, sans qu'il soit besoin de considérations métaphysiques, l'annonce d'une libération. Et n'est-ce pas là une belle clé d'interprétation du récit biblique et de l'évangile ? Lorsque nous ne comprenons pas tel ou tel texte, se demander en quoi il peut être libérateur. De quoi ? Comment ? À quelles conditions et quelles en seraient les conséquences pour moi et les autres si cette libération devenait effective ? Voilà une bonne manière de ne pas passer à côté de l'esprit du texte et de l'intention de Dieu qui nous est toujours présenté comme sauveur au sens de libérateur, ici et maintenant.

 Roland Kauffmann

Un vitrail par jour 22

29 novembre L'humanité de Dieu

La naissance du Christ. Marie, nimbée de rouge, dans une robe verte, assise sur un lit, tient dans ses bras son enfant nouveau-né, lequel est déjà joueur et a les yeux ouverts; à ses pieds, Joseph, avec le même bonnet rond et le même bâton que dans la scène du mariage; dans le fond, la tête d'un bœuf et celle d'un âne; au-dessus resplendit l'étoile. - Marie n'est pas encore représentée agenouillée devant l'enfant Jésus, comme nous la voyons toujours à partir de la fin du XIVe siècle, mais couchée dans un lit; ce détail témoigne de l'ancienneté de nos vitraux.

Luc 2, 1-7

1 En ce temps-là parut un édit de César Auguste, ordonnant un recensement de toute la terre. 2 Ce premier recensement eut lieu pendant que Quirinius était gouverneur de Syrie. 3 Tous allaient se faire inscrire, chacun dans sa ville. 4 Joseph aussi monta de la Galilée, de la ville de Nazareth, pour se rendre en Judée, dans la ville de David, appelée Bethléem, parce qu’il était de la maison et de la famille de David, 5 afin de se faire inscrire avec Marie, sa fiancée, qui était enceinte. 6 Pendant qu’ils étaient là, le temps où Marie devait accoucher arriva, 7 et elle enfanta son fils premier-né. Elle l’emmaillota, et le coucha dans une crèche, parce qu’il n’y avait pas de place pour eux dans l’hôtellerie

Tympan ouest de la Collégiale de Thann
 Peut-être le texte biblique le plus connu de nos contemporains avec le récit de la naissance dans l'étable par manque de place dans l'auberge de la ville bondée par tous ceux qui devaient se faire recenser. Tant il est encore aujourd'hui repris dans toutes les cérémonies, veillée de Noël ou entendu dans l'Oratorio de Noël de Jean-Sébastien Bach. Une scène bien humaine où on ne peut blâmer l'aubergiste puisqu'il faut imaginer aujourd'hui un grand rassemblement de population. Marie et Joseph ont paradoxalement eu de la chance de trouver encore de la place au chaud auprès de l'âne qui devaient certainement être leur monture et du bœuf qui devait se trouver là.

La tradition associe cependant l'âne et le bœuf en référence avec la comparaison que fait le prophète Ésaïe « Cieux, écoutez ! Terre, prête l’oreille ! Car l’Éternel parle. J’ai nourri et élevé des enfants, Mais ils se sont révoltés contre moi. Le bœuf connaît son possesseur, Et l’âne la crèche de son maître : Israël ne connaît rien, Mon peuple n’a point d’intelligence. » (Ésaïe 1, 2-3). Ils signifie que même si l'enfant qui est naît ne sera pas reconnu par son propre peuple, il l'est pourtant par ceux qui conscience de la nature des choses. Ils signifient, comme l'étoile annoncée par Balaam, que l'enfant qui naît est bien celui annoncé par Ésaïe. Les paroles prophétiques n'annoncent en réalité par l'avenir mais sont des rappels à l'ordre, toujours dites pour ramener le peuple sur le chemin de l'obéissance à la Loi.

Malheureusement, les chrétiens dès les premiers siècles ont vu dans ces paroles et dans leur propre interprétation des signes autour de la naissance de Jésus, une condamnation sans appel d'Israël. Un peuple anciennement choisi par Dieu mais auquel viendrait se substituer le nouvel Israël, le nouveau peuple élu. L'antisémitisme contemporain se cache souvent là où on ne l'attend pas. Il est malheureusement toujours déjà là, sous nos yeux, dans nos crèches, avec cet âne et ce bœuf. Et nous verrons dans la suite de nos vitraux un certain nombre d'autres développements de ce détestable antisémitisme chrétien qui devient possible dès que l'on considère qu'il y a substitution entre Israël et l'Église. Par ailleurs, il faut toujours se souvenir, lorsque nous lisons le récit de la nativité qu'il y a deux récits, comme pour la création. L'évangile de Matthieu n'a nul besoin d'anges dans les campagnes ni d'âne ni de bœuf ni de crèches, il lui suffit de dire « Jésus étant né à Bethléem en Judée, au temps du roi Hérode » (Matthieu 2, 1) sans doute parce que l'essentiel de l'histoire n'est pas dans la crèche.

Une parfaite humanité

Ce que l'on ne voit pas ou que l'on ne voit plus, c'est aussi le fait que Marie soit couchée sur un lit. Il est assez remarquable que le Speculum Humanae Salvationis ne parle quasiment pas de la nativité. Il l'évoque comme en passant alors qu'il s'étend bien plus sur tous les autres vitraux et l'artiste verrier a ainsi pu donner libre cours à son imagination. On y voit donc Marie souriante avec un enfant joueur sous le regard tendre de son époux. Loin de la reine du ciel ou de la mère de Dieu, c'est toute son humanité, certes dans un lit d'or et de brocards quoique dans une étable, mais c'est avant tout une jeune maman qui se relève de ses peines. L'artiste prend ses distances parce qu'il nous montre comment il imagine, lui, la naissance. Dans toutes les représentations ultérieures, Marie sera assise ou à genoux en prière. Puisqu'elle a conçu son fils sans souillure et a été elle-même conçue sans péché, elle n'est pas sous le coup de la condamnation de toutes les filles d'Ève et n'a pas besoin de souffrir. Elle peut donc se lever immédiatement et adorer le fils auquel elle vient de donner naissance. Nul doute que Ludolphe de Saxe était convaincu de cette idée et qu'il n'éprouve pas le besoin d'en parler parce que ce n'est même pas une question pour lui.

Pourtant, ce n'est pas ainsi que la nativité est représentée dans nos vitraux. Nous avons un exemple de l'interstice dans lequel l'artiste verrier a glissé un décalage d'interprétation en nous montrant Marie, telle que peut être une maman quelques heures après l'accouchement : simplement heureuse !

Cette humanité de Marie est bien plus touchante et conforme à l'esprit de l'évangile. Elle nous montre que le Christ, l'envoyé de Dieu, est natif de l'humain ! Que l'humanité est à la portée de chacun d'entre nous, car le Christ, dont chaque chrétien est l'incarnation, se manifeste à chaque fois que nous sommes nous-mêmes plus humains. C'est-à-dire plus fraternels, plus solidaires et plus libres de toute forme d'oppression. À chaque fois que nous incarnons l'amour véritable que nous devons aux plus petits d'entre nos frères, que nous secourons ceux qui sont affligés ou peinés, que nous soulageons ceux qui sont écrasés ou libérons les opprimés, nous sommes alors dans l'esprit du prophète Ésaïe (58, 6-12), de l'évangile et de notre vitrail de la Nativité.

Roland Kauffmann

 

Un vitrail par jour 21

28 novembre Une étoile dans le ciel

Les Mages voient au ciel l'étoile miraculeuse. Les Mages, dans l'Orient, voient au ciel le signe miraculeux leur annonçant la naissance du Messie. Ce signe est parfois une étoile, comme dans le récit biblique; le plus souvent, c'est l'image resplendissante d'un enfant; ici c'est le Christ priant qui apparaît, en buste, dans les nuages.

Matthieu 2, 1-2

Jésus étant né à Bethléhem en Judée, au temps du roi Hérode, voici des mages d’Orient arrivèrent à Jérusalem, 2 et dirent : Où est le roi des Juifs qui vient de naître ? Car nous avons vu son étoile en Orient, et nous sommes venus pour l’adorer.

Ésaïe 49, 1

Îles, écoutez-moi ! Peuples lointains, soyez attentifs ! L’Éternel m’a appelé dès ma naissance, Il m’a nommé dès ma sortie des entrailles maternelles.

« Ce même jour que Dieu fut né en Judée, sa nativité fut annoncée en Orient à trois puissants rois qui virent lors une nouvelle étoile en laquelle leur apparût un petit enfant, sur le chef duquel resplendissait une croix d'or » nous disent le Speculum Humanae Salvationis et les vitraux qui en reproduisent les illustrations. C'est ainsi que les mages de l'évangile devinrent de puissants rois encore connus aujourd'hui comme les rois mages. Ils ne sont pas non plus trois pour l'évangéliste, les églises arméniennes et syriaques vont jusqu'à imaginer qu'ils étaient douze comme les disciples et les apôtres. La tradition des trois mages est certainement très ancienne et s'est imposée dans les traditions grecques et latines par analogie avec les présents que font les mages au moment de l'épiphanie. Dans le contexte de la chrétienté triomphante, il ne pouvait plus être questions de magiciens, astrologues et autres devins n'étant plus tolérés dans l'Occident chrétien.

Mais la représentation la plus intéressante, c'est bien sûr que l'étoile soit figurée par le Christ lui-même, reprenant l'annonce de Balaam (cf. vitrail 6) « De Jacob naîtra une étoile ». C'est ainsi que les prophéties trouvent leur accomplissement à posteriori, lorsqu'un événement se produit qui en donne la signification. L'art chrétien a souvent repris cette image d'un enfant nimbé et couronné d'une croix d'or. Un raccourci pour signifier que le destin de l'enfant est déjà inclus dans sa nativité. C'est aussi l'attribut qui permet dans l'art de reconnaître le Christ, de la même manière que chaque dieu dans toutes les religions se reconnaît par des caractéristiques qui lui sont propre : l'égide de Zeus, les sandales ailées de Hermès, le casque d'Athéna ou le trident de Poséidon.

De la difficulté de représenter Dieu

La représentation du divin répond à des codes extrêmement stricts à une époque donnée mais elle est en constante évolution. Ce qui est permis à telle période devient saugrenu voire blasphématoire à telle autre, à telle enseigne qu'il arrive que certains s'autorisent à tuer parce que d'autres ont simplement représenté, non pas Dieu mais leur prophète. Plus généralement, les mentalités évoluent et les codes de représentation s'oublient. Ainsi qui comprendrait aujourd'hui le monogramme du Christ qui dans certaines représentations des mages remplace l'étoile et l'enfant.

Qu'ils soient rois ou mages semble n'avoir a priori que peu d'importance. L'essentiel pour nos vitraux étant la cohérence entre les annonces et leur réalisation. Une autre dimension cependant de nos mages n'est autre que leur origine. C'est de l'Orient qu'ils viennent, de ce monde étranger, de ce monde dangereux que l'on ne connaît pas. Comme Balaam était le signe de la conscience de Dieu en dehors du peuple élu et signifiait l'universalité de ce Dieu qui, autrement, serait cantonné à ce petit peuple coincé entre la mer et le Jourdain. Souvenons-nous qu'à l'époque de la naissance, ce fameux jour où les mages virent l'étoile et se mirent en route, l'essentiel du monde connu est sous la domination de l'empire romain dont la majorité des habitants n'a eu aucune difficulté à donner le nouveau nom de Jupiter à l'ancien Zeus. Ils n'hésiteront pas quelque décennies plus tard à troquer le nom de Jupiter pour celui de Jésus, le revêtant des mêmes attributs et en en faisant le même « tout puissant » pour instaurer la même religion de la force alors que nos mages sont eux porteurs d'une religion de l'esprit, de la conscience de l'unité de toutes choses. En en faisant des rois, les commentateurs médiévaux ont choisi le pouvoir alors que les mages auraient pu représenter le savoir, la science et la connaissance de l'unité du monde.

Un vitrail par jour 20

27 novembre La force d'une vocation

Gédéon et la toison. Gédéon, en chevalier, le glaive au flanc gauche, le casque à visière avec grand panache, la forme orangée, suspendu à son cou, est à genoux devant la toison miraculeuse.

Juges 6, 36-40

36 Gédéon dit à Dieu : Si tu veux délivrer Israël par ma main, comme tu l’as dit, 37 voici, je vais mettre une toison de laine dans l’aire ; si la toison seule se couvre de rosée et que tout le terrain reste sec, je connaîtrai que tu délivreras Israël par ma main, comme tu l’as dit. 38 Et il arriva ainsi. Le jour suivant, il se leva de bon matin, pressa la toison, et en fit sortir la rosée, qui donna de l’eau plein une coupe. 39 Gédéon dit à Dieu : Que ta colère ne s’enflamme point contre moi, et je ne parlerai plus que cette fois : Je voudrais seulement faire encore une épreuve avec la toison : que la toison seule reste sèche, et que tout le terrain se couvre de rosée. 40 Et Dieu fit ainsi cette nuit-là. La toison seule resta sèche, et tout le terrain se couvrit de rosée.

À nouveau un retour aux temps anciens, entre le XIIe et le VIIIe siècle avant notre ère dans ces âges sombres qui séparent la mort de Josué et la conquête du pays de Canaan, l'actuelle Palestine et l'instauration de la royauté. En ces temps-là des « Juges » dont l'autorité s'imposait plus ou moins et avec une géométrie variable entre les diverses tribus dirigeaient le peuple d'Israël. On est très loin de l'idéal de l'utopie de Moïse d'un peuple, parfaitement organisé sous le regard du Dieu du Sinaï, respectant la Loi et vivant en harmonie. Le livre des Juges nous raconte le désordre du « chacun pour soi » qui s'est instauré dans la Terre promise.

Et comme tous les héros des cultures orientales de l'époque, Josué consulte les haruspices, c'est-à-dire les devins interprétant les signes divins. Il suffit d'un vol d'aigle venu de la droite pour que les grands généraux de l'épopée homérique y voient le signe de la bénédiction de Zeus. De même, au moment où son pays est envahi par une troupe étrangère pour une razzia, Gédéon cherche les signes favorables du Dieu d'Israël. Il ne faut pas là imaginer des guerres dévastatrices mais bien plutôt des escarmouches dont le seul objectif est de s'emparer des troupeaux et des femmes, suivant l'habitude des peuples de cette époque et que les Hébreux eux-mêmes n'hésitent pas à pratiquer contre leurs ennemis Philistins, c'est-à-dire les Phéniciens de Tyr.

L'aventure de devenir soi-même

À la même période, les peuples grecs imaginent une autre épopée, celle de Jason qui, pour plaire aux dieux, se lance à la conquête de la Toison d'or accompagné de ses Argonautes, du nom de son navire, Argô. Jason reviendra pour son malheur avec la Toison et avec Médée dont la folie fera le sujet des tragédies. Cette archéologie des mythes qui circulent entre les civilisations antique à une époque où les hommes, les héros et les dieux cohabitent est essentielle pour comprendre comment les vitraux du temple Saint-Étienne sont porteur d'une signification qui dépasse largement le cadre chrétien.

Si le miracle de la toison de Gédéon est la préfiguration de Marie dans la tradition catholique, c'est pour nos commentateurs médiévaux, parce que, comme la Toison seule est humide de rosée, Marie « toute seule était remplie de la rosée divine » à l'exclusion de toute autre jeune fille également vertueuse. C'est cette exceptionnalité de Marie qui est soulignée par la métaphore de la Toison et, de même, que la rosée n'abîme pas la laine, de même « Marie conçut son fils sans corruption de chair », de même Gédéon remplit une coupe de rosée, ainsi «  la vierge Marie a enfanté un fils qui a rempli le monde de la rosée de la grâce ».

Le courage d'être

Mais Gédéon, c'est avant tout la réponse à l'appel de Dieu, avec la même réponse qui fut celle de Moïse et de Marie, à savoir « me voici ». Gédéon était le plus petit de la plus petite famille de la plus petite tribu. Et pourtant, il ose. Parce qu'il a compris qu'à obéir à Dieu on ne s'abaisse jamais. Dans le récit de Gédéon, ce qui se joue, c'est le monologue intérieur d'un homme qui se sent appelé à agir et qui doit trouver une légitimité pour mobiliser autour de lui. Le « miracle » de la Toison n'est pas pour Gédéon mais pour convaincre ceux qui vont aller au combat avec lui.

C'est le récit d'une vocation qui ne concerne pas que les grands héros, comme Moïse, ni les pures âmes, comme Marie, mais l'individu ordinaire que nous sommes tous. Nous n'avons certes plus à revêtir une armure avec un grand panache mais l'impératif demeure d'être « auprès des plus abandonnés de Dieu ». Ceux de nos contemporains qui sont le plus frappés par la crise sanitaire, sociale, politique et morale que nous connaissons sont ceux qui ont besoin, non seulement de notre compassion, mais de notre attention. À nous de trouver la Toison qui convaincra ceux qui seront mobilisés auprès des plus faibles.

 Roland Kauffmann

Un vitrail par jour 19

26 novembre La preuve de la conception virginale

L'Annonciation de la naissance du Christ. Un ange plie le genou devant Marie, laquelle a une robe vert, et tient un phylactère portant les mots « AVE MARIA GRACIA PLENA » (Salut Marie, pleine de grâce). Marie, la tête nimbée, est debout dans l'embrasure d'une porte; la main droite levêe exprime sa surprise. Une colombe, qui descend du ciel, représente le Saint-Esprit.

Luc 1, 26-38

26 […]l’ange Gabriel fut envoyé par Dieu dans une ville de Galilée, appelée Nazareth, 27 auprès d’une vierge fiancée à un homme de la maison de David, nommé Joseph. Le nom de la vierge était Marie. 28 L’ange entra chez elle, et dit : Je te salue, toi à qui une grâce a été faite ; le Seigneur est avec toi. 29 Troublée par cette parole, Marie se demandait ce que pouvait signifier une telle salutation. 30 L’ange lui dit : Ne crains point, Marie ; car tu as trouvé grâce devant Dieu. 31 Et voici, tu deviendras enceinte, et tu enfanteras un fils, et tu lui donneras le nom de Jésus. 32 Il sera grand et sera appelé Fils du Très Haut, et le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David, son père. 33 Il règnera sur la maison de Jacob éternellement, et son règne n’aura point de fin. 34 Marie dit à l’ange : Comment cela se fera-t-il, puisque je ne connais point d’homme ? 35 L’ange lui répondit : Le Saint-Esprit viendra sur toi, et la puissance du Très Haut te couvrira de son ombre. C’est pourquoi le saint enfant qui naîtra de toi sera appelé Fils de Dieu. 36 Voici, Élisabeth, ta parente, a conçu, elle aussi, un fils en sa vieillesse, et celle qui était appelée stérile est dans son sixième mois. 37 Car rien n’est impossible à Dieu. 38 Marie dit : Je suis la servante du Seigneur ; qu’il me soit fait selon ta parole ! Et l’ange la quitta.

C'est peu dire que le thème de l'Annonciation est sans doute l'un des plus repris dans l'histoire de l'art, certainement autant que la crucifixion ou la résurrection. L'adresse de l'ange est d'ailleurs aujourd'hui encore l'un des hymnes les plus populaires, en effet l'Ave Maria, qu'il soit de Gounod ou de Schubert est de quasiment toutes les bénédictions de mariage, même pour des couples n'ayant aucune pratique religieuse habituelle. Les grands maîtres de la Renaissance en ont fait également l'un de leur sujet de prédilection. Il suffit de se souvenir de l'extraordinaire Annonciation de Léonard de Vinci ou, plus proche de nous, de celle de Matthias Grünewald dans le Retable d'Issenheim à Colmar.

Nos vitraux sont précisément exemplaires de ce tournant majeur de l'histoire de l'art au XIIIe et XIVe siècle. En effet, sous l'influence de saint Bernard de Clairvaux et des ordres mineurs comme les Dominicains dont Ludolphe de Saxe est certainement l'un des membres, les commentateurs cessent de faire mention de ce que l'on appelle « L'ordalie de Marie et Joseph ». L'ordalie est le jugement de Dieu et elle consistait en l'ingestion d'eau amère, la mort était la preuve du péché et la survie à l'épreuve, le signe de l'action divine. De telles ordalies de Marie sont représentées dans de nombreuses fresques jusqu'au XIIe siècle. Le Speculum Humanae Salvationis s'inscrit dans une volonté théologique de légitimation de la piété mariale en vogue à son époque et que les ordres mineurs, qui sont aussi des ordres prêcheurs tels les Franciscains et les Dominicains précisément, relaient dans leur prédication et leurs manuels de piété.

Une preuve qui se suffit à elle-même

Dans sa description de la conception, Ludolphe récapitule l'ensemble des preuves qui attestent qu'elle n'a pu se faire par fornication et il reprend tous les sujets des précédents vitraux, à savoir le fait qu'elle a vécu toute son enfance dans le temple, que de retour chez ses parents, elle « restait enclose dans sa chambre et là persévérait en oraisons ». Pour attester la conception miraculeuse, il fallait que Marie soit celle qui « jamais ne donnât occasion à quelconque péché » puisqu'elle avait elle-même été conçue en dehors du péché. La méthode de Ludolphe revient à imaginer une Marie hyper vertueuse et à faire de cette vertu la preuve ultime de l'immaculée conception, ce qui est avant tout une tautologie : «il en est forcément ainsi parce que ça ne peut pas être autrement ».

C'est également notre auteur médiéval qui fait mention de la prophétie d'Ésaïe que nous reprennons aujourd'hui encore dans nos liturgies d'Avent et de Noël, « C’est pourquoi le Seigneur lui-même vous donnera un signe, Voici, la jeune fille deviendra enceinte, elle enfantera un fils, Et elle lui donnera le nom d’Emmanuel [Dieu avec vous]» (Ésaïe 7, 14) alors que l'évangile de Luc n'y fait pas référence et substitue le nom de « Jésus [l'Éternel sauve]» à celui qui était annoncé pour désigner l'envoyé de Dieu. Ludolphe fait ce lien en raison de la référence à « la maison de David, son père » dans l'évangile et inscrit ainsi l'enfant à naître dans la lignée de Jessé (cf. vitrail 11, Le rameau de Jessé). L'élaboration médiévale cherche à tous prix à concilier les deux généalogies, terrestre et céleste. Lorsque nous célébrons Noël, c'est d'une certaine manière l'union du ciel et de la terre que nous célébrons.

Le souvenir des âmes libres

Il faut nous garder de donner trop d'importance à la salutation de l'ange. La formule de bénédiction « tu es bénie entre toutes les femmes » est traditionnelle dans la culture grecque classique en ce qu'elle marque la déférence qui est due à la femme saluée. Ainsi Talthybios, héraut (c.-à-d. « envoyé », « ange ») des Grecs, salue Hécube, reine déchue de Troie vaincue, en disant « Je me porte témoin qu'entre toutes les femmes aucune plus que toi n'aura été bénie ». Mais nous sommes là dans une tragédie car il ajoute « ni plus que toi meurtrie ! ». En effet, il vient de lui relater le sacrifice de sa fille, Polyxène, sur le tombeau d'Achille (Hécube, Euripide, à rapprocher de notre « Fille de Jephté », vitrail 12). La salutation de l'ange à Marie est aussi, avec toute sa solennité, le témoin de la douleur à venir de Marie au pied, non plus du tombeau d'Achille, mais de la croix de son fils. Et c'est en cela que la figure de Marie est digne, non d'adoration, mais au moins de respect comme le sont toutes les mères qui voient mourir leur enfant sous les coups de l'injustice, de l'arbitraire ou de l'oppression et qui, comme Jésus et Polyxène, sont morts « en âme libre ».

Un vitrail par jour 18

25 novembre Dieu oui ! Mais quel est son nom ?

Moïse et le buisson ardent ; Moïse agenouillé voit au-dessus de lui, dans une gloire (la forme courbe entre les deux personnages) l'Éternel lequel tient une banderole portant une croix grecque et le mot « ANOCHI » c'est-à-dire le premier mot hébreu de la phrase « Je suis (Anochi אָנֹכִי) le Dieu de ton père » (Exode 3, 6). À noter que lors de la rénovation de 1904, les restaurateurs ont commis une grossière erreur de copie en remplaçant « Anochi » par « Anahi » qui n'a aucune signification ! On peut aussi remarquer que le buisson ardent est vert et explique pourquoi la couleur mariale par excellence au temps de Ludolphe de Saxe n'est pas le bleu comme aujourd'hui mais le vert (cf. la nativité de Marie).

Exode 3, 1-10

1 Moïse faisait paître le troupeau de Jéthro, son beau-père, sacrificateur de Madian ; et il mena le troupeau derrière le désert, et vint à la montagne de Dieu, à Horeb. 2 L’ange de l’Éternel lui apparut dans une flamme de feu, au milieu d’un buisson. Moïse regarda ; et voici, le buisson était tout en feu, et le buisson ne se consumait point. 3 Moïse dit : Je veux me détourner pour voir quelle est cette grande vision, et pourquoi le buisson ne se consume point. 4 L’Éternel vit qu’il se détournait pour voir ; et Dieu l’appela du milieu du buisson, et dit : Moïse ! Moïse ! Et il répondit : Me voici ! 5 Dieu dit : N’approche pas d’ici, ôte tes souliers de tes pieds, car le lieu sur lequel tu te tiens est une terre sainte. 6 Et il ajouta : Je suis (Anochi אָנֹכִי ) le Dieu de ton père, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob. Moïse se cacha le visage, car il craignait de regarder Dieu. 7 L’Éternel dit : J’ai vu la souffrance de mon peuple qui est en Égypte, et j’ai entendu les cris que lui font pousser ses oppresseurs, car je connais ses douleurs. Je suis descendu pour le délivrer de la main des Égyptiens, et pour le faire monter de ce pays dans un bon et vaste pays, dans un pays où coulent le lait et le miel, dans les lieux qu’habitent les Cananéens, les Héthiens, les Amoréens, les Phéréziens, les Héviens et les Jébusiens. 9 Voici, les cris d’Israël sont venus jusqu’à moi, et j’ai vu l’oppression que leur font souffrir les Égyptiens. 10 Maintenant, va, je t’enverrai auprès de Pharaon, et tu feras sortir d’Égypte mon peuple, les enfants d’Israël.

Si l'épisode du buisson ardent lors duquel l'Éternel Dieu se révèle à Moïse est compris par les commentateurs médiévaux comme étant une préfiguration de la Vierge c'est en raison de l'étrangeté même du phénomène d'un buisson qui brûle mais ne se consume pas. Une étrangeté dont l'intention est précisément de signaler que quelque chose de singulier, de l'ordre du divin, est en train de se passer. Et Moïse ne s'y trompe pas et se met immédiatement en position de déférence et d'écoute de ce divin qui se manifeste à lui si étrangement.

Cette étrangeté fait directement référence dans l'esprit de Ludolphe de Saxe et de ses contemporains à cette autre étrangeté qu'est la vie commune de Joseph et Marie après leur mariage. Joseph lui-même est troublé par l'état de son épouse, un trouble manifesté dans l'évangile de Matthieu pour qui Marie était enceinte avant le mariage. Joseph voulant la répudier secrètement, en fut dissuadé par l'intervention de l'ange (Matthieu 1, 18-25). C'est ce parallèle, entre l'ange qui révèle le sens de ce qui est en train de se passer à Joseph et l'Éternel s'adressant à Moïse, qui explique l'analogie de Ludolphe entre le buisson ardent et la situation maritale compliquée de Marie et Joseph. Ludolphe de Saxe tire encore la métaphore lorsqu'il compare Marie au buisson, « comme Dieu habita en le buisson, ainsi en Marie et dans son ventre plein, le buisson soutint le feu sans perdre sa verdeur, ainsi Marie conçut son fils sans perdre sa virginité, Dieu descendit dans le buisson pour la délivrance des Juifs, il descendit dans la Vierge Marie pour notre rédemption ». De manière très élégante, Ludolphe de Saxe fait le parallèle entre la révélation de Dieu à Moïse pour la libération d'Égypte et cette même révélation à Marie pour que Dieu « nous tirât hors d'enfer », l'histoire de l'Église se substituant à celle du peuple d'Israël, ce qui sera une autre des clés de compréhension de nos vitraux.

De quoi le buisson ardent est-il le nom ?

La révélation de Dieu dans le buisson ardent est aussi connue par nos contemporains en raison de la première mention du nom divin « Je suis celui qui suis » (אֶהְיֶה אֲשֶׁר אֶהְיֶה Hayah ascher hayah, je suis l'Être qui ne change pas, Exode 3, 14). Celui qui envoie Moïse délivrer les Hébreux en Égypte, c'est l'Éternel Dieu (יְהוָה אֱלֹהֵי Yahvé Elohim) et il se nomme lui-même Hayah (אֶהְיֶה, Être invariable). C'est la seule occurrence biblique de cette forme du verbe être attribuée à Dieu alors que יְהוָה, l'Éternel, est utilisé près de sept mille fois. Mais ce nom est interdit dans la tradition juive afin de ne pas risquer de prononcer le nom de Dieu en vain conformément à la Loi. Le maître verrier, ou ses commanditaires, ont ici fait preuve d'initiative en utilisant au lieu de Yahvé, cet autre nom par lequel Dieu appelle Moïse : « Anochi » (אָנֹכִי, littéralement « c'est moi ») et qu'il complète dans la formule traditionnelle, « le Dieu de tes pères, Abraham, Isaac et Jacob ».

Le processus de nomination d'une religion est essentiel dans l'élaboration d'une religion. Dire « Dieu est… », c'est toujours une manière de le qualifier et de le situer géographiquement. Ainsi lorsque Héraclès dédie un enclos à Zeus, il précise « à Zeus Cénéen », c'est-à-dire le Zeus qui est au cap Cénéen (Sophocle, Les Trachiniennes). Il ne s'agit pas pour autant d'un Zeus particulier, c'est bien le même Zeus mais qu'il faut qualifier en fonction du lieu et du peuple qui lui rend un culte. De même, lors de la révélation du buisson ardent, le Dieu qui se révèle est associé à un lieu (la montagne où il se trouve) et à une histoire (les pères) et il accompagne son prophète (« Je serai avec toi », Exode 3, 12).

Mais à l'inverse des dieux grecs, en prenant le nom de Hayah, l'Éternel s'individualise en même temps qu'il s'universalise car il ne se déploit pas dans un espace fut-il saint ou consacré mais dans ce qui n'a justement aucune limite, à savoir le temps qui est à la fois ce que nous éprouvons de la manière la plus intime dans son mouvement et ce qui par définition n'a pas de fin. Le temps est ce que nous expérimentons comme fini de la manière la plus radicale qui soit puisque tout passe et a une fin et ce que nous savons être sans fin. C'est ainsi que la révélation du buisson ardent est celle d'un Dieu qui à la fois nous rejoint dans le plus intime et le plus particulier et nous dépasse dans le plus universel qui soit. C'est là que se nouent la plus haute transcendance et la plus profonde immanence. Dans un monde qui change, une seule chose ne change pas. Et cet invariable qui est hors du temps et de l'espace est précisément ce que nous pouvons nommer « Dieu » au sens où l'entend l'évangile (Jean 1, 1).

Nos anciens, bâtisseurs du temple actuel, ne s'y sont pas trompés lorsqu'ils ont inscrit à son fronton « Jesus Christus gestern und heute und derselbe auch in Ewigkeit » (Jésus-Christ hier et aujourd'hui le même pour l'éternité, Hébreux 13, 8) renouant ainsi avec la révélation à Moïse au pied du buisson qui ne perd pas sa verdeur tout en soutenant le feu, véritable confession de foi de l'Église.

 Roland Kauffmann

Un vitrail par jour 17

24 novembre La vraie sagesse

La Tour de David. Quatorze écussons y sont suspendus; la porte est munie d'une grande serrure.

Difficile d'imaginer une représentation plus symbolique de la sureté de la virginité de Marie que cette tour de David hérissée de « mille écussons » nous dit Ludolphe de Saxe. Si notre maître verrier n'en a représenté que quatorze, ce n'est pas seulement pour des questions d'efficacité graphique. Une fois encore, Ludolphe est, outre un défenseur de la notion d'Immaculée conception, dont la Tour est devenue depuis lors l'emblème, c'est aussi un guide spirituel et, après nous avoir expliqué que Joseph avait été donné à Marie comme protecteur, la vrai protection, signifiée par la Tour n'est autre que la protection de Dieu lui-même, laquelle produit les « mille vertus » propre à Marie qui sont représentés par les boucliers.

Ce sont ces vertus qui éloignent naturellement Marie, non seulement de toutes formes de péchés qu'elle pourrait éprouver mais aussi de celles que d'autres pourraient éprouver à son endroit : « d'elle yssait (émanait) une vertu divine, qui éteignaient toutes les illicites concupiscences de ceux qui la regardaient ». Ces vertus lui viennent de Dieu qui est « Deus, vera sophia » (Dieu, vraie sagesse » par opposition avec Apollon réputé aussi être « Dieu de sagesse ». En tant que guide spirituel, Ludolphe montre l'exemple des vertus de Marie pour qu'elles soient mises en pratique par ses lecteurs et qu'ils se détournent de ceux qui ne sont la vraie sagesse.

Les vraies vertus

La représentation de quatorze écussons seulement devait pouvoir servir de support catéchétique puisqu'il est aisé de les rapprocher des sept vertus de la foi catholique traditionnelle, à savoir la foi, l'espérance, l'amour, la prudence, la tempérance, la force et la justice, en y ajoutant les sept fruits de l'esprit que sont sagesse, intelligence, science, conseil, force, piété filiale et crainte que l'auteur du Speculum associait avec les sept fleurs de l'arbre de Jessé. Mais outre la répétition de la force au nombre des vertus, reconnaissons que ce n'est jamais qu'une conjecture puisque Ludolphe lui-même ne détaille pas les vertus de Marie dont le nombre est si vaste qu'il ne peut être inférieur à mille. Si pour nous aujourd'hui, l'idée de Tour n'évoque plus que l'idée de la démesure des gratte-ciels, il faut se souvenir que leur caractéristique de défense faisait partie du quotidien des contemporains de la fabrication des nos vitraux.

Profitons de l'occasion pour évoquer un autre trésor du temple Saint-Étienne, lui aussi couvert d'écussons mais d'une symbolique très différente. Il s'agit de l'épitaphe de la famille Waldner de Freundstein qui se trouve dans l'une de nos salles, justement appelée « Salle des épitaphes ». Une épitaphe est une pierre tombale sans tombe, uniquement destinée à entretenir le souvenir du défunt. Les trois vertus dites théologales, la foi, l'espérance et la charité y sont représentées par les trois symboles de la croix, de l'ancre et de l'enfant. Les écussons des familles parentes et alliées des Waldner de Freundstein, soulignant, non pas les vertus, mais l'importance de cette famille protestante.

Un vitrail par jour 16

23 novembre De qui est-il le fils ?

Le mariage de Joseph et de Marie. Le grand-prêtre, en évêque, unit les deux fiancés ; Marie fait de la main gauche le même geste que Sarra dans la scène précédente; Joseph a un bonnet rond et une longue barbe blanche; il s'appuie sur un bâton à béquille. Marie est couronnée et nimbée.

Légende dorée 131

Comme toute la tradition de la vie de Marie avant la naissance de Jésus, c'est dans La Légende Dorée de Jacques de Voragine que notre auteur trouve la source de son récit du mariage de Marie et Joseph. L'artiste verrier a donné un petit sourire au grand-prêtre tandis que Marie semble ne pas se réjouir de l'union. La longue barbe blanche de Joseph fait penser que la virginité de Marie sera préservée d'autant que son bâton, qui connaîtra un bel avenir métaphorique dans l'histoire de l'art, est aussi un symbole de son âge et la tradition veut que Joseph ait été non seulement chaste mais vierge lui-même. Marie est ainsi confiée à la garde de Joseph et Ludolphe de Saxe expose les huit raisons qui rendent ce mariage nécessaire à ses yeux.

La première était qu'on ne puisse penser que l'enfant à venir ne soit conçu hors mariage et que Marie soit jugée et condamnée pour cela. La seconde, c'est que Marie soit aidée et protégée partout où elle allait. La troisième, très surprenante pour nos esprits modernes, était de tromper le diable, il ne fallait pas qu'il puisse soupçonner que conformément à la prophétie, une jeune fille allait être enceinte ! Quatrièmement, qui, mieux que son mari, pouvait témoigner de la virginité de la jeune maman ? Cinquièmement, parce que la loi juive faisait courir la généalogie par les hommes et comme le Messie était annoncé comme « Fils de David », il fallait bien épouser un descendant de David. Sixièmement, la dignité du mariage en tant qu'institution voulue par Dieu est ainsi soulignée. Septièmement, montrer que la virginité, même dans le mariage, est une chose souhaitable ; à noter que le Speculum précise qu'il s'agit pour les couples ordinaires d'une virginité morale et non physique. Enfin, pour éviter de désespérer ceux qui sont mariés et pourraient craindre que la sainteté soit réservée aux vierges, c'est-à-dire aux célibataires1, ce qui, à l'époque, est synonyme de virginité.

La préoccupation de la virginité de Marie est une préoccupation constante. Il faut se souvenir que les évangiles ont été écrits en grec, tout comme les ouvrages apocryphes non retenus dans le Nouveau Testament comme le Protévangile de Jacques le Mineur qui est la source de la biographie mariale. Non seulement cette littérature est écrite en grec mais elle s'adresse aux « Hellénistes », ceux que l'on voit s'opposer aux « Hébreux » dans le livre des Actes (6,1). Les Hellénistes sont des juifs de culture grecque convertis à la nouvelle école du Christ alors que les Hébreux sont aussi des convertis mais de culture juive. Lorsque le christianisme naissant se répandra dans l'Empire à la faveur des voyages missionnaires de l'apôtre Paul, les convertis seront de plus en plus, non plus des juifs d'origine, mais des « grecs » n'ayant plus de culture juive mais dont certains se souviennent des nombreux enfants dont la paternité divine est plus ou moins sujette à caution. Ainsi Dionysos qui se prétend « Dios païs » » (Διὸς παῖς, fils de Dieu, traduit par fils de Zeus) mais dont le soupçon que sa mère, Sémélé, ait été en fait « séduite par un mortel quelconque et rejetait sur Zeus sa faute d'amour » est le sujet des Bacchantes d'Euripide. Les chrétiens appelleront Jésus « theos huios » (θεός υἱός, fils de Dieu) mais la préoccupation est la même : que celui qui prétend être « Fils de Dieu » le soit effectivement est de la plus grande importance pour les Grecs de l'époque classique comme pour les nouveaux convertis qui, cinq siècles plus tard, forment les premières Églises de culture grecque dont nos Églises européennes sont les héritières.

1 Le couple des futurs parents de Jésus est ainsi donné en exemple aux couples du XIVe siècle et l'intention de Ludolphe de Saxe est à la fois théologique et morale. Il continue d'ailleurs son explication en précisant qu'il fallait que celle qui avait été choisie pour « être la table où nous est donnée la viande », littéralement « l'incarnation », fut à la fois vierge, mariée et veuve, trois états « semblablement saints » nous dit-il, puisqu'en effet « les mariées reçoivent trente, les veuves soixante et les vierges cent ». C'est une référence directe à la parabole du Semeur dans l'Évangile de Matthieu (13, 13-23) : « Celui qui a reçu la semence dans la bonne terre, c’est celui qui entend la parole et la comprend ; il porte du fruit, et un grain en donne cent, un autre soixante, un autre trente ». Le rapport entre la parabole du Semeur et les états de célibat, mariage et veuvage peut nous semble légitimement étonnant mais, à l'époque de Ludolphe de Saxe, la culture du viol est une réalité. Les femmes pieuses, ou consacrées à Dieu, les moniales dans les couvents, n'étaient pas à l'abri de ce risque. D'où l'insistance de Ludolphe et des autres auteurs de manuels de piété sur la notion de virginité morale pour rassurer les femmes : leurs efforts pour une vie chaste et pure leur seraient comptés malgré le viol qu'elles pourraient subir.

Un vitrail par jour 15

22 novembre La pureté du ciel sur la terre

Le mariage du jeune Tobie et de Sarra. Ragouël, père de Sarra, met la main droite de sa fille dans celle de Tobie; les deux fiancés lèvent la main gauche. De même que la fille de Jephté, Sarra porte une couronne d'or, pour signifier qu'elle préfigure Marie.

Tobie 7, 12-14 (traduction de La Bible liturgique)

12 Tobie répliqua : « Je ne mangerai ni ne boirai rien, tant que tu n’auras pas pris de décision à mon sujet. » Ragouël lui dit : « Soit ! elle t’est donnée en mariage selon le décret du Livre de Moïse ; c’est un jugement du ciel qui te l’a accordée. Emmène donc ta sœur. Car, dès à présent, tu es son frère et elle est ta sœur. À partir d’aujourd’hui elle t’est donnée pour toujours. Que le Seigneur du ciel veille sur vous cette nuit, mon enfant, et vous comble de sa miséricorde et de sa paix ! » 13 Ragouël appela Sarra, qui vint vers lui. Il prit la main de sa fille et la confia à Tobie, en disant : « Emmène-la : conformément à la Loi et au décret consigné dans le Livre de Moïse, elle t’est donnée pour femme. Prends-la et conduis- la en bonne santé chez ton père. Et que le Dieu du ciel vous guide dans la paix ! » 14 Puis il appela sa femme et lui dit d’apporter une feuille sur laquelle il écrivit l’acte de mariage, selon lequel il donnait Sarra à Tobie conformément au décret de la loi de Moïse. Après quoi, on commença à manger et à boire. 

L'histoire de Tobie est inconnue de nos traditions protestantes. Le livre du même nom faisant partie de ce que l'on appelle les livres deutéro-canoniques, littéralement « du deuxième canon », le canon étant l'ordre des livres bibliques. Il s'agit de récit ne se trouvant pas dans la Bible hébraïque mais uniquement dans la traduction en grec que l'on nomme la Septante car réalisée par soixante-dix (septante) traducteurs. Pourtant cette histoire est bien plus présente dans la culture européenne qu'il n'y paraît au premier abord. Haendel et Haydn en ont fait des Oratorios, Chagall de magnifiques tableaux, Paul Claudel sa pièce Histoire de Tobie et Sara et Proust s'en servira également dans Sodome et Gomorrhe.

Pour comprendre en quoi elle intéresse la tradition catholique et pourquoi Ludolphe de Saxe fait de Sarra une préfiguration de Marie et donc, de son mariage avec Tobie, l'anticipation du mariage de Marie avec Joseph, il faut savoir que Tobie, conformément aux traditions de son temps quitte sa famille proche pour aller chercher une épouse dans la famille éloignée. Chez son oncle Ragouël, il tombe sous le charme de Sarra, la fille de ce dernier, or celle-ci est sous le coup d'une malédiction d'un ange malin, Asmodée, qui a fait mourir les sept hommes qui ont été successivement promis à Sarra, à chaque fois après la noce mais avant qu'ils se soient « approchés d'elle ». Sarra, bien que mariée sept fois, reste donc vierge.

Une image de la pureté

Et c'est cette virginité dans le mariage qui intéresse Ludolphe puisque ce sera l'objet de contestations majeures dès l'origine de l'Église, au temps de Ludolphe comme encore aujourd'hui, les protestants considérant que certes Marie était vierge à la naissance mais qu'il n'y avait aucune raison qu'elle le demeure. Nous verrons dans le prochain vitrail pourquoi il était important pour Ludolphe que Marie soit à la fois vierge, mariée puis veuve, toutes qualités déjà présentes chez Sarra. Heureusement pour Tobie et Joseph, le premier bénéficie de l'aide de son compagnon, Raphaël, lui-même un ange qui donnera à Tobie le moyen de guérir Sarra et par la même occasion de survivre à sa nuit de noces, tandis que Joseph mourra de sa belle mort.

Il y a dans l'évangile de Jean une autre femme qui a eu, non pas sept mais cinq maris, et, de plus, l'homme avec qui elle vit au moment de sa rencontre avec Jésus au bord du puit « n'est pas [s]on mari ». Il s'agit de la Samaritaine (Jean 4, 1-42) dont l'échange avec Jésus est autrement inspirant puisqu'il y est question de vérité, de manière de célébrer le culte divin et de vivre suivant l'Esprit plutôt que suivant la lettre des traditions religieuses, nationales ou sociales. Autrement dit de s'approprier de l'intérieur la vérité de l'Évangile car « Dieu est esprit, et il faut que ceux qui l'adorent l'adorent en esprit et en vérité » c'est-à-dire conformément à ce que Dieu est lui-même. La manière dont nous incarnons ou pas notre foi, comment elle nous inspire, nous nourrit et nous fait grandir vers le bien, le beau, le vrai, le juste et le bon, qui sont autant de noms que l'on peut donner à l'Éternel en dit plus long sur qui est notre Dieu que toutes les confessions de foi. Nul ange avec la Samaritaine mais seulement celui qui a dit « Je suis le chemin, la vérité et la vie ».

Roland Kauffmann

Un vitrail par jour 14

21 novembre La mesure de toute chose

La table d'or offerte au dieu Soleil. Deux hommes tiennent un filet contenant une table en or. Au-dessous du filet, il y a, en petit, deux portails qui représentent sans doute le temple du Soleil. Au-dessus des deux personnages, se trouve le Soleil, à qui la table est destinée.

« Le souvenir de Pittacus m'invite à rappeler un trait de modération des Sept Sages. Des pêcheurs qui traînaient leur drague dans les parages de Milet avaient vendu d'avance un coup de filet à un particulier. À la suite de cela, ils retirèrent de l'eau un trépied d'or d'un grand poids et semblable à ceux de Delphes. Là-dessus discussion : les uns soutenaient qu'ils n'avaient vendu que les poissons qui seraient pris, l'autre qu'il avait acheté toutes les chances du coup de filet. Le différend, vu la rareté du fait et la valeur considérable de l'objet en litige, fut porté devant l'assemblée du peuple. On décida de consulter Apollon Delphien pour savoir à qui l'on devait adjuger le trépied. Le dieu répondit qu'il fallait le donner au plus sage : Tis sopphia pantôn prôtos : toutôi tripod’audô [Au plus sage d'entre-vous, à celui-là je l'attribue]. Alors les Milésiens, d'un commun accord, le donnèrent à Thalès. Celui-ci le céda à Bias, Bias à Pittacus, ce dernier à un autre et le trépied passa ainsi de main en main dans le cercle des Sept Sages pour parvenir enfin à Solon qui décerna à Apollon lui-même le titre de sage suprême et le prix de la sagesse. (Av. J. -C. 579.) 

Valère Maxime, Actions et paroles mémorables, IV, 1 De la modération, exemples étrangers, 7

Quand nous aurions tout oublié des mathématiques et de la géométrie, il nous resterait néanmoins le nom de Thalès dont le théorème reste gravé dans les mémoires. C'est bien le seul des Sept sages de la Grèce qui soit encore aujourd'hui connu du grand public et qui, certes indirectement, est présent dans nos vitraux. Outre donc Thalès de Milet, il s'agit de Pittacus de Mytilène, Bias de Priène, Solon d’Athènes, Cléobule, tyran de Lindos (Rhodes) , Périandre de Corinthe et Chilon de Sparte. Tous contemporains les uns des autres, entre le VIIe et le VIe siècle avant notre ère, ils sont les auteurs de sentences morales restées fameuses comme « Connais-toi toi-même » de Chilon; « En toutes choses, il faut considérer la fin » de Solon ; ou plus méconnues comme « Qu'y a-t-il de plus ancien ? - La divinité, car elle n'a pas eu de commencement. - De plus beau ? - Le monde, car c'est l'œuvre de la divinité » de Thalès ; voire quasiment évangéliques comme « Ne fais pas toi-même ce que tu reproches à ton prochain » de Pittacus ; « Soyez modeste dans la prospérité; soyez ferme dans le malheur. Soyez toujours le même avec vos amis, qu'ils soient heureux ou malheureux » de Périandre ; et qui peuvent être toutes résumées par « la mesure est ce qu'il y a de meilleur » de Cléobule ou « Quand tu fais quelque chose de bien, fais-en honneur aux dieux, non à toi-même. » de Bias.

Historien et moraliste romain du 1er siècle de notre ère, Valère Maxime a bien compris le sens de la sagesse grecque lorsqu'il rapporte cet épisode du trépied d'or dans son ouvrage Actions et paroles mémorables. C'est justement parce que chacun des sept considère l'autre comme plus sage que lui-même qu'ils font la preuve de leur sagesse, en reconnaissant finalement que seul le divin peut être considéré comme vraiment sage. La principale vertu qui est à rechercher dans l'existence, c'est la mesure et l'équilibre de toutes choses, cette modération dans la joie et dans la peine qui doit inspirer la vie de chacun à l'exemple de celle des Sages.

Du dieu matériel au Dieu céleste

Ludolphe de Saxe ne s'embarrasse pas de ces considérations morales. Alors qu'il voyait dans les fleurs issues du rameau de Jessé, les grands principes de la vertu, il ne connaît manifestement pas l'exemple des Sages dont il aurait pû tirer pourtant tant et tant d'analogies. C'est qu'il ne connaît l'histoire du trépied, devenu une table, que par ouï-dire. Ne restait dans les cercles lettrés médiévaux que l'idée de l'édification d'un temple sur la plage et l'offrande au dieu du Soleil, c'est-à-dire à Apollon qu'il reconnaît quand même être « dieu de sapience » c'est-à-dire « dieu de sagesse ». Mais pour lui, la table est une préfiguration de Marie et alors que la table est offert au Soleil, Marie, elle est offerte « au vrai soleil à savoir à Dieu le faiseur de toutes choses » et alors que la table « était faite de très pure matière, semblablement la vierge Marie était très nette de corps et de pensée ». Si l'image de la table lui est tellement parlante c'est que Marie est pour lui « la table où nous fut donnée la viande (sic) célestienne [à savoir] le divin fils ».

Tout à son exaltation et à sa piété mariale, Ludolphe de Saxe préfère manifestement une lecture symbolique plutôt que qu'interprétative. Il est en effet toujours plus facile d'imaginer des vertus dans la couleur des fleurs ou leur odeur plutôt que de conduire sa vie par l'intelligence et le savoir. Mais ce serait lui faire un mauvais procès que de lui en vouloir. La pensée grecque est inconnue au XIVe siècle et même les sources latines sont ramenées à des contes et légendes pieuses comme l'illustre magnifiquement la Table d'or du temple Saint-Étienne qui nous dit en fait, à nous qui connaissons les Grecs, qu'en toute chose, il faut « rendre honneur » à l'Éternel comme le faisaient les Sept sages ou encore « À Dieu seul la gloire ». Cette attitude fondamentale de gratitude existentielle est peut-être ce dont nous avons aujourd'hui le plus besoin dans notre monde.

Roland Kauffmann

Un vitrail par jour 13

20 novembre Le sacrifice de la Vierge

Marie présentée au Temple. La Vierge, couronnée et nimbée, occupe le milieu du vitrail; elle est debout, sans doute sur une marche derrière l'autel; d'un côté ses parents, de l'autre le grand-prêtre en tenue d'évêque, la main droite étendue vers Marie, dans l'autre un bréviaire. La fête de la présentation de Marie est toujours célébrée de nos jours le 21 novembre, dans l'Église catholique romaine.

Une nouvelle fois, notre auteur ne se préoccupe pas du texte biblique. Les évangiles, nous l'avons dit, ne font aucune référence à l'enfance de Marie et paradoxalement, Ludolphe de Saxe est lui aussi très discret sur cet épisode de la présentation. Alors qu'il explique longuement le songe d'Astyage, l'arbre de Jessé ou le récit de la Table d'or (vitrail 14), il n'y consacre que trois lignes : « lors qu'elle avait seulement trois ans, ses parents […] la menèrent au temple et l'offrirent à l'évèque de la loi, afin qu'elle apprît lettres et qu'elle servît Dieu son créateur tous les jours de sa vie comme elle fît ».

Sans doute était-il surpris lui-même par sa propre audace de parler d'une femme, fût-elle Marie, qui nous est présentée comme instruite et éduquée. Privilège réservé en son temps aux seules filles de la très haute noblesse et dont l'exemple aurait pû donner de mauvaises idées à ses lecteurs. Il est bien plus à l'aise pour insister sur la consécration, c'est-à-dire la mise à disposition de Marie au service du temple. Cette idée des vierges consacrées est totalement absente de la pratique religieuse juive qui est strictement masculine. De tout temps, des espaces ont été réservés aux femmes dans l'enceinte du temple. Qu'il s'agisse du temple de Salomon ou du temple d'Hérode, il n'y a pas de vierge consacrée.

Une transposition culturelle et religieuse

Les vierges consacrées sont, par contre, nombreuses dans les cultes antiques. Ainsi dans l'Iliade, Cassandre, par exemple, est une vierge consacrée à Apollon dont elle tire d'ailleurs son pouvoir de prophétie. Le destin de Cassandre veut que personne n'écoute ses prophéties, notamment concernant un certain cheval de Troie… Les premiers chrétiens connaissaient cependant la pratique de la présentation de tout premier-né et de sa consécration à l'Éternel en souvenir de la libération d'Égypte. Tout premier-né doit être « offert », c'est-à-dire « sacrifié » pour le premier mâle du bétail et « racheté » pour le premier garçon d'une famille. Le rachat s'effectuant par le sacrifice d'un agneau (Exode 13, 11-16). Nous verrons que c'est dans cette intention que Jésus lui-même sera présenté au temple. Lorsque dans nos Églises chrétiennes, nous parlons aujourd'hui encore de « salut », de « rachat », d'« agneau pascal » offert pour racheter nos âmes, nous faisons référence à cette symbolique de la sortie d'Égypte pour entrer dans un monde nouveau sans plus nous en rendre vraiment compte.

La superposition des pratiques religieuses juives, grecques, égyptiennes et perses, puis leur transposition dans l'univers mental de l'Occident chrétien dans le but de remplacer les anciens cultes dits païens, tout en leur substituant des pratiques que l'on retrouve dans tous les systèmes religieux, est particulièrement manifeste dans nos vitraux. Pour les contemporains de Ludolphe de Saxe, toutes les religions précédant le christianisme sont des préparations à la venue du Christ. Et toutes leurs pratiques, leurs héros et leurs figures, sont autant de préfigurations de la foi chrétienne, de l'Église ou du Christ lui-même. C'est un point extrêmement important à retenir dans la compréhension de nos verrières puisqu'il ne s'agit plus de dénoncer l'erreur du paganisme et des cultes antiques en général mais au contraire de les réutiliser comme étant des anticipations de l'œuvre véritable de Dieu. C'est la notion de « préparation évangélique » formulée par Eusèbe de Césarée au IVe siècle qui se manifeste ici comme nous le verrons dans plusieurs de nos prochains vitraux.

Roland Kauffmann

Un vitrail par jour 12

19 novembre Le sacrifice de l'innocence

Jephté sacrifie sa fille. La victime, couronnée et agenouillée sur un autel. Son père lui tient les mains et lève sur elle un cimeterre à gros pommeau. La fille de Jephté porte une couronne d'or, bien qu'elle n'ait jamais régné, ni même fait partie d'une famille princière: c'est qu'elle est une préfiguration de la Vierge, laquelle est reine du ciel, des anges, des Vierges, etc.

Juges 11, 30-40

30 Jephthé fit un vœu à l'Éternel, et dit : Si tu livres entre mes mains les fils d’Ammon, 31 quiconque sortira des portes de ma maison au-devant de moi, à mon heureux retour de chez les fils d’Ammon, sera consacré à l'Éternel, et je l’offrirai en holocauste. 32 Jephthé marcha contre les fils d’Ammon, et l’Eternel les livra entre ses mains. 33 Il leur fit éprouver une très grande défaite, […]. 34 Jephthé retourna dans sa maison à Mitspa. Et voici, sa fille sortit au-devant de lui avec des tambourins et des danses. C’était son unique enfant ; il n’avait point de fils et point d’autre fille. 35 Dès qu’il la vit, il déchira ses vêtements, et dit : Ah ! ma fille ! tu me jettes dans l’abattement, tu es au nombre de ceux qui me troublent ! J’ai fait un vœu à l'Éternel, et je ne puis le révoquer. 36 Elle lui dit : Mon père, si tu as fait un vœu à l'Éternel, traite-moi selon ce qui est sorti de ta bouche, maintenant que l’Éternel t’a vengé de tes ennemis, des fils d’Ammon. 37 Et elle dit à son père : Que ceci me soit accordé : laisse-moi libre pendant deux mois ! je m’en irai, je descendrai dans les montagnes, et je pleurerai ma virginité avec mes compagnes. 38 Il répondit : Va ! Et il la laissa libre pour deux mois. Elle s’en alla avec ses compagnes, et elle pleura sa virginité sur les montagnes. 39 Au bout des deux mois, elle revint vers son père, Et il accomplit sur elle le vœu qu’il avait fait. Elle n’avait point connu d’homme. Dès lors s’établit en Israël la coutume 40 que tous les ans les filles d’Israël s’en vont célébrer la fille de Jephthé, le Galaadite, quatre jours par année.

Attention, cette scène est susceptible de heurter les âmes sensibles car ce n'est rien de moins que d'un sacrifice humain dont il est ici question et qui se trouve dans nos vitraux, non pour en dénoncer la monstruosité mais, au contraire, pour magnifier le sort fait à Marie.

Cette histoire de sacrifice humain en réponse à un vœu fait avant la bataille nous renvoie aux époques les plus archaïques de l'humanité. On a d'ailleurs peine à croire que l'Éternel, le Dieu qui a donné la Loi de libération à son peuple, puisse accepter d'une quelconque manière quelque chose d'aussi vain que la mise à mort d'un être humain et a fortiori de la propre fille de celui qui a commis cette stupidité. Pourtant la tragédie grecque et le cycle homérique nous racontent aussi nombre de ces sacrifices. Ainsi, Idoménée, roi de Crète rentrant de Troie, devant sacrifier son propre fils suite à sa prière d'être sauvé du naufrage. Mozart en fera un opéra. Mais c'est surtout Iphigénie, fille d'Agamemnon, chef de l'armée grecque, qui doit être sacrifiée pour que l'armée puisse poursuivre sa route. Dans ce cas, c'est la volonté des dieux et c'est une déesse, Artémis, qui remplace la victime par une biche.

La récurrence de ce thème dans les cultures bibliques, que l'on pense aussi à Abraham sacrifiant Isaac, et dans les cultures grecques contemporaines en dit long sur la manière dont les peuples antiques envisageaient leurs relations avec le divin comme un échange quasi commercial : « tu me donnes la victoire, je te donne ma fille ». Au regard de cette barbarie de Jephté, la réponse de sa fille est à l'inverse un acte d'acceptation et de foi en l'Éternel que son père a invoqué en vain. Elle est l'expression biblique de la liberté et de la dignité de l'innocence, celle d'Antigone, comme elle prête à mourir pour une haute idée de l'humanité malgré l'arbitraire de l'infamie du cœur des hommes.

Un Dieu comme un autre !?

Et Ludolphe de Saxe d'en faire à la fois la préfiguration et le contre-exemple du sacrifice consenti par Marie dans une série d'antithèses : « [la fille de Jephté] pleurait de rester vierge, Marie s'en réjouit ; de n'avoir pas de postérité alors que Marie allait avoir la plus belle qui soit ; d'être sacrifiée après la bataille, Marie de se donner pour la victoire sur les enfers ». La compréhension sacrificielle de la foi chrétienne est directement liée à ces racines antiques et à l'idée que le Dieu d'Israël est comme tous les autres dieux, ayant besoin de soumission et d'obéissance même au prix de la vie de l'innocent. Et Ludolphe de Saxe ne plaint pas la jeune fille qui perd sa vie, pour lui elle doit se réjouir de participer ainsi au grand dessein de l'Éternel.

Certes, Jephté est « troublé » et sa fille « pleure sa virginité » plutôt même que sa vie alors que Joachim et Anne sont heureux de donner leur fille pour la plus grande gloire de Dieu. Mais on est ici loin du Dieu d'Abraham refusant que celui-ci s'obstine dans la soumission aveugle. Quelle différence entre le Dieu d'Abraham qui pourvoit lui-même au sacrifice en sauvant l'enfant et celui de Jephté qui accepte l'inacceptable comme un vulgaire Olympien. Non pas que Dieu ait changé entre l'époque d'Abraham et celle de Jephté ou celle de Joachim et Anne ou encore la nôtre mais Jephté est l'exemple même de ce type de religion qui prête au divin la barbarie des hommes.

Quel qu'en soit le prétexte ou la raison, l'Inquisition ou le jihad, le tabou ou le blasphème, rien ne justifie la souffrance ni la mort. Aucun sacrifice, aucun meurtre, aucun mal, aucune douleur, jamais, ne peuvent être justifiés, exigés ou infligés au nom de Dieu, quelque soit le prétendu nom qu'on lui donne. La haine ne peut ni ne doit jamais se couvrir du nom de Dieu !

Roland Kauffmann

Parole protestantes n°110 La Providence

 Philippe Aubert, Mulhouse Saint-Paul









Un vitrail par jour 11

18 novembre Les sept dons de l'esprit

L'arbre de Jessé. Jessé, père du roi David, et petit-fils de Booz et de Ruth, dort sur un lit; de sa poitrine sort un cep de vigne, portant plusieurs feuilles et deux raisins.

Ésaïe 11, 1-10

1 Puis un rameau sortira du tronc d’Isaï, Et un rejeton naîtra de ses racines. 2 L’Esprit de l’Éternel reposera sur lui : Esprit de sagesse et d’intelligence, Esprit de conseil et de force, Esprit de connaissance et de crainte de l’Éternel. 3 Il respirera la crainte de l’Éternel ; Il ne jugera point sur l’apparence, Il ne prononcera point sur un ouï-dire. 4 Mais il jugera les pauvres avec équité, Et il prononcera avec droiture sur les malheureux de la terre ; Il frappera la terre de sa parole comme d’une verge, Et du souffle de ses lèvres il fera mourir le méchant. 5 La justice sera la ceinture de ses flancs, Et la fidélité la ceinture de ses reins. 6 Le loup habitera avec l’agneau, Et la panthère se couchera avec le chevreau ; le veau, le lionceau, et le bétail qu’on engraisse, seront ensemble, Et un petit enfant les conduira. 7 La vache et l’ourse auront un même pâturage, Leurs petits un même gîte ; Et le lion, comme le bœuf, mangera de la paille. Le nourrisson s’ébattra sur l’antre de la vipère, Et l’enfant sevré mettra sa main dans la caverne du basilic. Il ne se fera ni tort ni dommage Sur toute ma montagne sainte ; Car la terre sera remplie de la connaissance de l’Éternel, Comme le fond de la mer par les eaux qui le couvrent. 10 En ce jour, le rejeton d’Isaï sera là comme une bannière pour les peuples ; Les nations se tourneront vers lui, Et la gloire sera sa demeure.

« D'un arbre séculaire, du vieux tronc d'Isaï, durant l'hiver austère, un frais rameau jaillit ; et sur le sol durci, dans la nuit calme et claire, une rose a fleuri » : vous aurez reconnu un de nos cantiques de Noël les plus appréciés dans la ferveur de nos chants participatifs du temple Saint-Étienne. Aussi apprécié en allemand (Es ist ein Reis entsprungen… ou encore Es ist ein Ros entsprungen) qu'en français ce cantique fait à juste titre partie de notre patrimoine culturel commun, tout au moins en Alsace. Mais nous oublions souvent son origine directement liée à l'annonce de l'utopie du Règne de Dieu dans le livre du prophète Ésaïe. Véritable antithèse de la situation d'Adam et Ève chassés du jardin, la Montagne de Dieu annoncée par Ésaïe est le lieu où l'enfant est sans danger auprès de la vipère. Cet Isaï dont il est question chez Ésaïe (ne pas confondre le prophète et le héros) n'est autre que Jessé, père du roi David et donc fondateur de la lignée royale légitime à laquelle les évangélistes rattacheront Jésus lui-même puisque son père, Joseph, est descendant de David. C'est ainsi que la prophétie a, dès l'origine de l'Église, été comprise comme l'annonce du Royaume de Dieu dont l'Église est justement censée être l'anticipation.

Comment vivre dans la foi ?

Mais notre auteur du Speculum, n'ayant jamais lu la Bible comme nous l'avons dit, en est resté à l'interprétation de cette prophétie qui faisait autorité à son époque, à savoir celle de saint Thomas d'Aquin. Celui-ci, se fondant sur la premier verset d'Ésaïe, distingue sept dons de l'Esprit que l'on retrouve encore aujourd'hui dans les manuels de piété catholiques. Ce sont sagesse, intelligence, science, conseil, force, piété filiale et crainte. Nous ne nous arrêterons pas ici sur le détail de chacun de ces dons ni sur le fait que saint Thomas en distingue sept là où Ésaïe n'en donne que six. Tout cela est lié à des questions de variantes de traduction mais notre auteur n'en a cure et l'ignore de toute manière.

Ce qui l'intéresse bien plus, c'est de donner des conseils de vie bonne à la lumière symbolique de Marie. Il voit dans le rameau de Jessé, sept feuilles et fruits qui lui permettent de détailler chacun des dons de l'esprit par opposition aux sept péchés mortels : « on trouve en cette fleur sept bons medecinemens par lesquels sont désignés les sept dons du Saint-Esprit. On trouve en cette fleur atouchement, odeur, fruit, couleur, feuilles, suc et goût. Ce sont là sept très bonnes choses et très medicinables, à l'âme qui est malade, encontre les sept péchés mortels ».


En touchant la fleur, l'homme est libéré de l'orgueil, par son odeur, il est libéré de l'envie, par le fruit, de la colère et ainsi de suite avec les vertus qui remplacent les péchés et correspondent aux dons de l'Esprit, « l'atouchement » correspondant à la « sagesse », « l'odeur » à « l'intelligence », etc. Cette représentation symbolique est éclatante dans notre vitrail où, comme pour Mandane, c'est une vigne qui surgit pudiquement de la poitrine de Jessé et non de la verge comme l'écrit Ludolphe de Saxe pour qui la chair « perd sa saveur si on a goûté du Saint-Esprit ».

Sans doute que le lecteur du Speculum Humanae Salvationis du XIVe siècle voyant le vitrail de Jessé dans le chœur de l'ancienne église de Mulhouse pouvait méditer le sens de ces choses quand, aujourd'hui, nous pouvons chanter qu' « une rose a fleuri » là où tout était mort et flétri, sans espoir.

Roland Kauffmann

Un vitrail par jour 10

17 novembre – La nouvelle Ève

La naissance de Marie. La Vierge, la tête couronnée et nimbée, se tient debout derrière un meuble qui semble être un lit, et étend ses bras, que saisissent ses parents. Ceux-ci ont le nimbe, à l'encontre de ce que nous voyons dans les autres panneaux. Chose plus surprenante encore : Marie a, dès sa naissance, la taille d'une jeune fille adulte. Remarquons la robe verte de Marie alors que c'est le bleu qui est la couleur traditionnelle de la Vierge (pourtant utilisé sur la robe de Ève). La couleur verte évoque aujourd'hui l'espérance mais au Moyen-Âge elle évoque la croissance, ce qui est verdoyant et nous verrons plus loin que Marie est une fleur.

Les vitraux du temple visent au « merveillable » selon les termes du Speculum Humanae Salvationis et cette nativité de Marie ne déroge pas à la règle. Car l'enfant qui vient de naître est déjà grande, plus encore que ses parents. C'est en fait un bel exemple de la transmission iconographique entre les Églises d'Orient et d'Occident au courant du Moyen-Âge. En effet c'est une représentation habituelle de la nativité de Marie dans les églises byzantines datant de la même époque où l'on voit Marie soit être caressée par ses parents, soit faisant déjà ses premiers pas mais elle est toujours vêtue et toujours debout.

La raison en est bien sûr le caractère particulier de Marie. En tant que theotokos, Mère de Dieu, et conçue sans péché comme en atteste la « Porte close » (cf. vitrail 9 du 16 novembre) son corps se doit d'être impérissable. C'est en reine qu'elle doit être apparaître, à l'image de la dignité céleste. Anne et Joachim sont à ses côtés pour rappeller néanmoins qu'elle fut engendrée et le lit devant elle souligne la proximité de l'évènement et évoque déjà celui où nous retrouverons Marie lorsqu'elle donnera elle-même naissance à l'enfant. C'est ce que souligne le Speculum : « en la vierge Marie était la divinité, par laquelle nous est appareillée la montée aux cieux ». La vierge n'est pas une divinité pour Ludolphe de Saxe mais la divinité est en elle. Une conception largement partagée par les autres commentateurs médiévaux comme Pierre Lombard dans son Livre des Sentences.

Un besoin de consolation et de guide

Nous assistons avec nos vitraux à rien moins qu'à l'élaboration du culte marial, largement installé déjà dans la piété populaire mais qui s'établit théologiquement dans les livres de piété au courant des XIIIe et XIVe siècle. Alors que les Pères de l'Église avaient écarté les livres pseudo évangéliques donnant une trop grande importance à Marie, comme le Protévangile de Jacques le Mineur, le thème de la Mère de Dieu, bientôt médiatrice auprès de son Fils et de Dieu le Père, répond à un besoin spirituel lié à une époque de bouleversement, de maladies, de guerres et de bouleversements sociaux et politiques. Le monde de Ludolphe de Saxe, de Jacques de Voragine ou de Pierre Lombard est en train de changer. Le Dieu terrible et vengeur devient une figure insupportable et il faut l'adoucir par une figure féminine rappelant là encore les couples divins de l'antiquité gréco-romaine, lesquels étaient justement ce dont voulaient se prémunir les Pères de l'Église des premiers siècles y voyant bien les risques de résurgence du paganisme antique. Mais le besoin de consolation spirituelle est plus fort que ces considérations théologiques. Il faudra attendre les Réformateurs du XVIe siècle pour revenir aux conceptions anciennes et refuser à nouveau la dévotion mariale.

Marie est aussi un exemple qui doit conduire le croyant. Comme Ève était la mère des vivants, Marie est le guide des croyants, inaugurant ainsi une humanité nouvelle. Lorsque le Speculum évoque « l'appareillement », il ne s'agit pas d'un instrument au sens d'« appareillage » mais d'une ressemblance : « pareillement à elle nous pourrons monter aux cieux ». L'étoile qu'annonçait Balaam (cf. vitrail 6 du 13 novembre) vient de paraître : « c'est la très bienheureuse vierge Marie, la vrai étoile de mer [!], la singulière aideresse et conducteresse des flottants en cette mer. Sans cette étoile nous ne pouvons passer cette mer périlleuse, ni parvenir au port du pays céleste. Pour cette cause, Dieu préparait et décrivait la naissance de la vierge Marie par l'étoile car il disposait de nous conduire au royaume des cieux. » Cette dimension de guide spirituel dans l'intention du salut de nos âmes qui est l'objet du livre de piété qu'est le Speculum et avec lui nos vitraux va se déployer de manière encore plus explicite dans le prochain vitrail de nos verrières.

Roland Kauffmann