Martin Luther, au moment de définir ce qu'était selon lui La liberté du chrétien
(1520), faisait du chrétien un homme libre dans toutes les questions
spirituelles et un serviteur (un esclave) dans toutes les questions temporelles.
L'enjeu éthique de Une vie cachée est justement de montrer à quel
point ce refus d'allégeance au pouvoir, que les autorités religieuses
renvoient à l'ordre du temporel et donc de la soumission ("Tout pouvoir vient de Dieu"
explique l'évèque à Franz et Fani pour justifier le devoir d'obéissance
à l'ordre d'allégeance) est en réalité de l'ordre du spirituel et donc
de la liberté du chrétien qui ne doit en aucune manière se soumettre à
l'injustice.
C'est justement cette liberté que Franz affirme lorsqu'il refuse de signer le document qui pourrait le libérer. Il se considère comme parfaitement libre, bien qu'en prison, parce qu'il a le choix de persévérer ou de renoncer. Alors que ses juges ou encore son avocat n'ont d'autre choix que de continuer à se compromettre avec le régime, Franz dispose du plus grand bien possible, à savoir la parfaite disposition de soi-même.
À contrario d'une soumission à l'ordre établi, parce qu'il serait justement établi par Dieu, Franz pose l'éternelle question de la responsabilité de l'homme dans le désordre du monde. Le contraste entre la beauté du monde lorsque l'homme y est à sa place, en tant que cultivateur, et la laideur de ce même monde lorsque l'homme y exerce sa violence et son appétit de pouvoir, montre la nécessité de la résistance et du refus de cet ordre du monde.
À travers l'histoire de Franz Jägerstätter, Terrence Malick nous renvoie à une autre idée luthérienne fondamentale à savoir celle de la "vie voulue" (ein williges Leben) au sens d'une vie pleinement assumée et réfléchie, en pleine conscience à la fois de ses impératifs éthiques, (les considérations politiques de Franz) et de ce à quoi il se découvre appelé, l'exigence d'une vie qui dépasse toutes les autres considérations, autrement dit la transcendance. Martin Luther voyait en Marie le parfait exemple de cette "vie voulue", lorsqu'elle dit "Je suis l'humble servante (esclave) du Seigneur, qu'il me soit fait selon sa volonté". Franz Jägerstätter montre la même détermination loin de toute résignation.
En évitant de suivre la biographie
réelle de Franz Jägerstätter, Terrence Malick évite l'écueil du
biopic hagiographique du héros, forcément résistant parce que
catholique convaincu. La béatification, intervenue en 2007,
participant à une relecture a posteriori dont l'Église est
accoutumée depuis longtemps. Terrence Malick parvient à
déconfessionnaliser son sujet et à introduire la part de doute et
d'incertitude dans le cheminement intérieur de Franz. Non seulement
dans son propre cheminement d'ailleurs mais aussi dans le dialogue
constant avec son épouse Fani.
C'est tout le propos de la première
partie du film, jusqu'à son geste de refus dans la cour de la
caserne, que de nous montrer comment cette conviction se construit
entre eux dans le bonheur de leur vie quotidienne au rythme des
saisons mais déjà obscurci par les tensions au sein du village en
raison des positions politiques exprimées par Franz qui passe déjà
pour une forte tête en refusant de contribuer à la collecte pour
les soldats blessés.
Après son geste de refus, la seconde
moitié du film interroge les enjeux du refus et les multiples
possibilités d'accommodements avec sa conscience qui sont offertes à
Franz. Refusant aussi bien de transiger que de se poser en donneur de
leçon, refusant de juger et de condamner ses juges (magnifique scène
avec le juge Lueben interprété par Bruno Ganz), c'est toujours avec
Fani qu'il confirme sa décision lorsqu'au moment de signer le papier
qui pourrait le libérer, il cherche son consentement comme le
faisait John Proctor auprès de sa femme Élisabeth, dans la pièce
Les sorcières de Salem, d'Arthur Miller, adaptée au cinéma par
Jean-Paul Sartre avec une mise en scène de Raymond Rouleau.
Les croyants peuvent voir dans Une vie
cachée, un témoignage de résistance au nom de la foi mais sans
pour autant que cela soit la seule lecture possible. Franz invoque
aussi bien sa foi que sa volonté de laisser à ses enfants un monde
où il serait digne de vivre, il tire sa force autant de l'amour de
sa femme que de sa conviction religieuse. Terrence Malick parvient
ainsi à explorer les enjeux et les risques d'une décision au nom de
la liberté de conscience dans une perspective qui peut être à la
foi chrétienne, religieuse ou éthique. Il atteint ainsi un haut
degré d'universalisme sans pour autant jamais perdre de vue la
dimension individuelle et les conséquences concrètes de la
décision, évitant ainsi tout angélisme et tout manichéisme.
C'est pour l'ensemble de ces raisons,
outre la stricte qualité technique et les qualités
d'interprétation, que le jury œcuménique du Festival de Cannes2019 a décerné son prix à Une vie cachée.
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