L'échec des philanthropes protestants mulhousiens au XIXe siècle

Pauvretés et philanthropie à Mulhouse au XIXe siècle : un bilan critique, Marie-Claire Vitoux, Annuaire historique de Mulhouse 29, 2018, pp.119-129. 


Dans la dernière livraison de l'Annuaire historique de Mulhouse consacré à l'étude de la pauvreté à Mulhouse, l'historienne Marie-Claire Vitoux revient sur le "mythe mulhousien" que constitue à ses yeux la notion de philanthropie active développée tant par la municipalité que par des initiatives privées dans la période d'industrialisation forcenée à Mulhouse au XIXe siècle.

Volontiers "provocatrice", elle affirme "qu'au XIXe siècle, il vaut mieux être pauvre à Mulhouse que partout ailleurs en France"(p.127). En effet, elle n'hésite pas à battre en brèche la réduction de l'action sociale municipale ou privée au mouvement général du paternalisme que l'on trouve ailleurs en France à cette époque (p.125). Les élites mulhousiennes, c'est-à-dire les propriétaires d'usine et les autorités municipales développent "un projet de société", consistant "à acculturer les ouvriers à leur système de valeurs, liberté et responsabilité individuelle, travail et mérite" (p.127).

Ce projet est d'inspiration libérale et protestante mais particulière à Mulhouse. En effet, il se démarque du libéralisme anglo-saxon purement protestant basé uniquement sur la liberté, tant de l'entrepreneur d'exploiter que de l'ouvrier d'accepter des salaires de misère. Dans le monde protestant décrit par Max Weber, "chaque individu parce qu'il est libre et responsable devant Dieu accomplit le dessein que Celui-ci a pour lui de toute éternité" (p.124). En toute logique, l'individu pauvre l'est soit par la volonté divine soit par sa corruption personnelle qui l'empêche de prendre ses responsabilités et de sortir de la misère. Comme si l'individu plongé dans la misère avait la ressource de sortir de sa misère.

C'est cet extrémisme libéral protestant que récusent les philanthropes mulhousiens, tout libéraux et protestants qu'ils sont pourtant en développant un système de bienfaisance qui fait la part des choses entre l'anthropologie protestante et la capacité réelle de l'individu.

Sous l'impulsion du maire de Mulhouse (1832-1843), André Koechlin, le Bureau de bienfaisance met en place une assistance réelle qui va concerner de manière permanente près de 10% de la population voire jusqu'à 50% dans les périodes de crise (p.127). Mais surtout André Koechlin est précurseur dans la mesure où il considère qu'il faut prévenir la misère, que ce soit par les soins médicaux pour empêcher que la maladie ne fasse basculer le pauvre dans l'indigence, par un système d'épargne (un échec car les ouvriers ne vivent pas assez longtemps pour en bénéficier) et surtout par l'école.

C'est ensuite la fondation de la Cité ouvrière avec la SOMCO de Jean Dollfus où les ouvriers deviennent propriétaires alors qu'ils ne sont ailleurs que locataires des logements mis à disposition ce qui leur permet de réaliser justement l'idéal protestant: devenir propriétaires et donc responsables. Marie-Claire Vitoux expose remarquablement l'objectif patronal non seulement d'assistance mais aussi de conservation sur place des ouvriers les plus qualifiés dans un contexte de mobilité extrême des populations ouvrières. En période de crise, Mulhouse ne se privait pas d'expulser les travailleurs en surplus mais ne voulait pas non plus voir les plus qualifiés d'entre eux lui manquer lors des reprises.

C'est là que se trouve le germe de l'échec paradoxal du projet philanthropique des industriels protestants. En effet, l'acculturation des ouvriers aux valeurs entrepreneuriales a tellement bien fonctionné que les ouvriers propriétaires ont mis eux-même leurs logements en sous-location les transformant en instrument de gain. (p.128) tout en constituant une sociabilité propre dans un territoire géographique donné faisant de ce nouveau groupe social d'ouvriers qualifiés une proie facile pour les "deux visions anti-libérales socialistes et catholiques (qui) se sont développées à la fin du siècle" (p.128) faisant ainsi basculer les équilibres politiques de la ville.

Sans doute que les protestants auraient été mieux avisés de ne pas concentrer les populations ouvrières dans une "Cité" alors qu'eux-mêmes se retranchaient sur les collines boisées du sud de la ville. Cette séparation spatiale, encore pertinente aujourd'hui, est une cause de la perte d'influence politique des bourgeois protestants. Lorsque l'on ne vit plus ensemble, il est difficile d'acculturer l'autre à sa vision du monde. Une population reléguée est toujours plus sensible à ceux qui lui sont proches et développent des systèmes de solidarités plus concrets et surtout plus adaptés aux besoins réels.

Le projet philanthropique des libéraux protestants mulhousiens a trop bien fonctionné mais il a surtout manqué d'une réelle interaction entre les deux catégories sociales. Sans doute que cela aurait été trop utopique mais l'on ne peut s'empêcher de se demander si le temple Saint-Étienne, nouvellement bâti en 1866, n'aurait pas pu être le lieu de ce brassage si l'occupation allemande n'avait pas fait se déplacer les propriétaires des fabriques au "temple français" (Saint-Jean) laissant la classe moyenne protestante seule au "temple allemand" (Saint-Étienne).

Marie-Claire Vitoux pointe cependant l'erreur fondamentale des philanthropes protestants mulhousiens: "leur modèle philanthropique (...) présupposait une acculturation passive des pauvres à leur système de valeurs. Ils ont découvert la "capacité d'agir" des pauvres" (p.128).

Cet échec ne peut-il être lié à une mauvaise interprétation de l'éthique protestante ? Celle-ci n'est pas seulement fondée sur une doctrine de la prédestination qui ferait de l'individu le simple exécutant de la volonté de Dieu mais aussi sur l'obligation protestante, tant pour les communautés que pour les individus, de lutter contre toutes les formes de déterminismes sociaux, naturels ou historiques, contre toutes formes de fatalité et de destinée.

Roland Kauffmann, décembre 2018

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